Des vertus du débats

Débats et des hauts

Des vertus du débat

L’aurore de ses doigts roses caresse tendrement la jongle endormie.(1) Dans ma hutte de bambou tressée je flâne sur le compte Facebook de la revue Santé Mentale. J’y lis que plus de 800 soignants ont assisté le 29 novembre, à Lyon, aux 3ème Rencontres Soignantes en Psychiatrie. Le thème en était « Isolement et/ou contention : quelles perspectives cliniques ? » Je me concentre, je fais le vide dans mon esprit ainsi que le recommande Christophe André. Je laisse tous mes muscles se détendre. Parfaitement serein, je peux lire les commentaires. Quelques réactions de dépit : « Un peu déçue par des pratiques pas franchement innovantes. Et pas de temps pour le débat. » « Moralisateur et pas de place au débat. Déçue. »
Faut-il s’arrêter à ces deux commentaires ou au contraire ne s’attarder qu’aux pouces levés des 71 like ? Il faudrait éviter de laisser les messages s’incruster dans nos esprits. Ne regarder que ces pouces glorieux qui valent approbation. Je suis ainsi fait que les mots m’attirent beaucoup plus que les images. Je préfère d’autant plus me focaliser sur les mécontents que présent lors de cette journée, j’ai eu la vive impression que tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes psychiatriques. Il est vrai qu’il y eut peu de place pour le débat. Douze interventions, un film, une remise de prix, un pique-nique géant organisé dans la salle de conférence, des pauses. Le menu intellectuel était copieux. Trop ? Quelques rares questions ont ponctué les quatre tables rondes. Applaudies chaque fois qu’elles visaient à légitimer isolement et contention. C’est en tout cas ce qu’il m’a semblé. Il est vrai que je n’ai fait que passer.
Donc pas de temps, ni de place pour le débat. Le constat mérite que nous nous y arrêtions même s’il semble très minoritaire. Le débat aurait-il eu davantage de place si les organisateurs avaient prévu davantage de temps pour les échanges ? Rien n’est moins sûr. Est-il possible de débattre à 800 ? Une journée consacrée aux perspectives cliniques soulevées par l’isolement et la contention en général implique-t-elle des positions si tranchées qu’il faille en disputer ? Chacun n’est-il pas d’accord avec le fait que la contention est nuisible en général ? On peut, par contre, discuter de cas particuliers, se demander s’il est ou était légitime d’attacher M. Dupont, un jeune psychotique délirant qui abuse régulièrement de cannabis. On s’opposera des arguments cliniques, on évaluera son potentiel de dangerosité, on scrutera le nombre de personnel présent au moment de sa crise d’agitation. Mais peut-on le faire à 800 ?
La question mérite d’être posée mais apparaît finalement comme assez secondaire. Sans le savoir, nos deux déçues des R.S.P. ont mis le doigt sur un mécanisme tout à fait passionnant qui relie, pour la langue, débat et contention.

Du débat à la contention

Chacun de nous, plus ou moins façonné par la télévision, croit savoir ce qu’est un débat. Le Grand Robert de Langue Française le définit comme « l’action de débattre une question, de la discuter avec un ou plusieurs interlocuteurs qui allèguent leurs raisons. » (2) Le débat fut même un genre littéraire en vogue au Moyen-Age et à la Renaissance. Deux personnages allégoriques s’y opposaient dans un dialogue autour d’un thème choisi donnant lieu à de véritables joutes oratoires. On doit ainsi à la poétesse lyonnaise, Louise Labé, le fameux Débat de Folie et d’Amour. On n’en sort décidément pas ! En un fameux passage à l’acte Folie énucléa Amour qui en devint aveugle.
Ainsi, qui dit débat dit conflit, dissension, désaccord. Nos deux collègues en regrettant l’absence de débat font état d’une opposition entre ceux pour qui ça va de soi et ceux pour qui ça ne va pas de soi. Les opposants n’auraient pas eu, selon elles, l’espace pour développer leur argumentation. C’est effectivement dommage.
Le mot débat, apparu au XIIIème siècle, est le déverbal du verbe débattre qui avait le sens de « battre fortement », puis « se débattre » et « discuter ». Par battre, on entendait d’abord donner des coups. Si le sens du mot s’est affadi avec le temps, il s’est ressourcé en étant à l’origine de nombreuses expressions techniques agricoles : « battre le grain », « fouler le drap », « rabattre la faux », etc.
Débattre c’est donc s’opposer avec des mots, des arguments, de la raison. Cette mutation, synonyme de progrès et de socialisation, conduit le mot à en croiser un autre aux significations, à l’origine, assez proches : contention. Tendre avec force, lutter, puis débattre et discuter. On évoque un esprit de contention et de chicane. Dans un langage assez soutenu la contention décrit au XIVème siècle la tension des facultés intellectuelles vers un objet de pensée puis une tension importante, un effort physique intense avant que la chirurgie s’en empare au XVIIIème siècle et n’en fasse l’action de maintenir dans une position adéquate un organe accidentellement déplacé. Lorsque l’on se réunit pour étudier le parcours clinique d’un patient qui pose problème et que l’on envisage de contenir, on fait preuve de contention. Lorsque chacun associe, réfléchit, se confronte à d’autres soignants plus à distance de la situation, lorsque l’on relit le dossier, lorsque l’on mobilise des situations proches pour en tirer des leçons, une expérience qui pourrait éclairer, c’est de la contention. Au sens premier du terme. Quand on renonce à ce travail de pensée, quand on substitue des actes à une réflexion qui nous borde on est contraint à la contrainte, à la contention.
Comment passe-t-on du sens chirurgical, réel dirais-je, à un sens métaphorique sinon fantasmatique ? Difficile d’y répondre en quelques phrases. On retrouve le sens spécifiquement psychiatrique du terme : « Immobilisation d’un malade mental agité ou furieux au moyen de dispositifs appropriés (camisole, ceinture, etc.) ».(3) La définition est illustrée d’un exemple : « Philippe Pinel fut l’un des premiers aliénistes à renoncer au principe de la contention des agités, entièrement abandonné depuis la découverte des neuroleptiques. »(4)
Il serait un peu facile d’affirmer que pour la langue, moins on utilise ses facultés intellectuelles et psychiques, moins on se préoccupe d’un objet de pensée tel qu’un patient ou un malade mental, plus on tend à l’attacher. La contention viendrait à la place du débat. On peut comprendre que nos deux collègues regrettent son absence.

Débattre à 800 ?

Il est heureux que les soignants soient en désaccord autour des isolements et contentions. Le consensus en cette matière serait tout à fait dommageable et pour les soignants et pour les patients même si notre bonne conscience préfèrerait que tous soient opposés à ces mesures. Nous sommes contre tant qu’aucune situation ne dépasse notre capacité à contenir agressivité ou violence. Il suffit que nous soyons en difficulté pour que la vigueur de notre refus faiblisse. Dans l’équipe certains commencent à en parler. Timidement. A voix basse. Autour du café. Ils ont connu un service où … Ils se rassurent très vite en précisant que dans ce service c’était rare et que ce n’était pas de la maltraitance. Plus l’équipe se sent en difficulté et plus ce courant d’abord souterrain prend confiance et parle ouvertement. Jusqu’au jour où l’on se résout à attacher le patient qui perturbe la vie du service. On est bien persuadé qu’on ne l’a fait qu’en dernier recours : « On ne pouvait pas faire autrement ! » Que ce soit vrai à cette occasion n’implique en rien que cela le soit lors des contentions suivantes. Parfois le pli est pris. La contention devient un mode de gestion des comportements inadéquats.
Parfois, on en reste là. A cette unique expérience. C’est tellement douloureux d’avoir dû en arriver à cette extrémité, qu’on y renonce définitivement. Les soignants en parlent pendant des années, même ceux qui ne travaillaient pas encore dans l’unité. Ça fonctionne comme une faute collective qui se transmet de soignants en soignants.
Débattre ? A 800 ? Impossible.
Ce n’est pas la bonne échelle.
L’isolement et la contention doivent être débattus à l’échelon local, entre collègues. On doit pouvoir s’opposer, faire état de nos désaccords, échanger des arguments et faire le constat que ces différences d’appréciations ne nous transforment pas en ennemis irréconciliables.
Les services psychiatriques sont assez mal faits. Il n’existe aucune possibilité de pouvoir compter le nombre de like lorsqu’une décision est prise. Si la communication, et je n’ose dire la réflexion, passaient uniquement par Internet ou par smartphone, si chaque soignant avait son avatar, il serait possible d’envoyer des like au médecin qui modifie un traitement neuroleptique. Chaque soignant serait une sorte de Néron qui pourrait abaisser ou lever son pouce, signifiant ainsi, la vie ou la mort pour la décision prise. On perdrait moins de temps en réunion.
Y aurait-il moins de contentions et d’isolements ?
Dans la jungle psychiatrique qui roupille, je laisse mes doigts se détendre, je les fais craquer. J’enfile une paire de gants et m’apprête à appuyer sur la touche. Le débat ne passera pas par moi.

Dominique Friard
Lanceur d’alertes

Notes :

1- GOTLIB, Rubrique-à-brac, n° 4, Dargaud, Paris, 2006, p. 4.
2- REY (A), Grand Robert de Langue Française, Paris, 2001.
3- REY (A), Grand Robert de Langue Française, Vol. 2, Paris 2001.
4- Ibid.

n° 8 Bécassine chez les ados – Issan

n° 8 Bécassine chez les ados –  Issan

 

Issan est un jeune garçon de 13 ans, hospitalisé dans le service « depuis deux mois, une semaine et trois jours », comme il le répète en ajustant le nombre de jours quotidiennement. Il est désormais en attente d’une nouvelle famille d’accueil pour pouvoir sortir. Autant dire qu’il est inquiet car il vivait dans la même famille depuis l’âge de 18 mois. Par ailleurs, en deux mois ici, il a vu partir tous les autres enfants, dont la plupart ne sont restés qu’une dizaine de jours. Il se retrouve seul depuis quelques jours, face à l’équipe et son comportement est tout autre. En effet, depuis qu’il est l’unique sujet de nos soins dans le service, il nous demande chaque matin le programme de la journée pour mieux le refuser.  Dès que l’une de nous propose une activité, il la nargue : « Et ben je le ferai pas. Je fais ce que je veux. C’est moi qui décide … Je me fais chier donc je vous fais chier ».  Ca, c’est au mieux. Au pire, il touche à tout, ferme ce qui est ouvert, ouvre ce qui est fermé, pousse le chariot à ménage, saisit un flacon de nettoyant, asperge un mur, traîne la poubelle jusqu’à ce qu’elle s’éventre … Lorsqu’il est dans cet état, nous ne ressentons aucune agressivité de sa part, juste son incapacité à communiquer avec nous d’une autre manière, ce qui n’en rend pas pour autant la situation moins violente pour nous et nous nous sentons toutes profondément démunies.

 

Samedi matin, Marie-Jo et moi prenons notre service en traînant la patte. Nous savons que nous allons devoir traverser un long week-end en tête à tête avec Issan. Pendant qu’il dort encore, nous discutons sérieusement de la manière la plus confortable de passer ce week-end, lui et nous. Mais petit à petit la révolte gronde. Y’en a marre de subir la manière dont il nous traite ! Il veut qu’on lui fiche la paix, il ne veut rien faire, qu’à cela ne tienne, on va le prendre au mot ! Aujourd’hui nous le laisserons venir, observerons et suivant le scénario qu’il nous servira, nous passerons à l’attaque demain. Nous nous sentons aussitôt ragaillardies pour accueillir joyeusement Issan lorsqu’il se réveillera. Après lui avoir expliqué que nous nous étions rendu compte que nous le sollicitions bien trop et que nous devions accepter son désir de ne rien faire, la journée du samedi s’est étirée doucement comme nous l’avions prévue : Issan louchant régulièrement vers nous d’un œil dubitatif et vérifiant tout aussi régulièrement si nous ne craquions pas ; Marie-Jo et moi imperturbables, riant sous cape de voir son manège.

 

Dimanche matin nous arrivons toutes les deux très en forme et peaufinons avec nos collègues de nuit la stratégie de la journée à venir. Issan se lève à 10h et nous trouve toutes les deux littéralement vautrées sur les canapés de la salle de télévision, la tête sur des oreillers, les jambes calées sur des traversins, maniant les zappettes et papotant joyeusement : – « Si tu mets ta poule dans ton bouillon, il sera beaucoup plus goûteux … », me dit Marie-Jo et moi d’acquiescer benoîtement. Issan nous regarde éberlué : – « ben vous êtes fatiguées ou quoi ?! ». Et nous de le remercier de nous avoir fait découvrir combien il est doux de ne rien faire… Lorsqu’il nous demande le petit déjeuner nous tardons à nous lever, concentrées sur le petit écran, tant et si bien qu’Issan finit par aller chercher une chaise (puisque nous prenons toute la place) et attend avec nous. Au bout d’un quart d’heure, nous finissons par aller ouvrir la salle à manger où tout était prêt et retournons vite à notre activité du jour : ne rien faire du tout.

Son petit déjeuner englouti, Issan nous rejoint mi-figue mi-raisin. Marie-Jo, toujours les pieds en l’air et la zappette errante, moi l’œil torve, vissé sur le petit écran, nous passons du documentaire animalier, à l’expédition au Groenland, en passant par la visite des archives du Palais de Justice de Paris. Issan nous surprend car il est aussi intéressé par les programmes que par nos papotages. Du coup, nous nous poussons un peu l’une l’autre pour lui faire une toute petite place sur le canapé encombré et il entre dans la danse : – « Ben tu vois Marie, puisque t’es née à Paris, ton acte de naissance il est dans une des boîtes de ces étagères ! »… Si la culpabilité de ne rien faire menaçait parfois de nous effleurer, nous l’avons vite écartée !

L’heure du repas arrivant, Issan se dit qu’il tient là le moyen de nous faire capituler et il s’étonne, l’air de rien, que nous ne bougions pas. Mais, toujours lamentablement vautrées dans nos coussins, nous nous extasions une fois de plus sur le bien-être que procure le rien faire. Nous en rajoutons encore une louche avant de déplorer : – « Si seulement l’un de nous commençait à mettre la table nous pourrions peut-être essayer de bouger ». Issan nous voit venir et nous oppose une fin de non recevoir. Nous en restons donc là, continuant notre zapping et nos bavardages tous les trois. Une heure plus tard Issan s’inquiète tout de même de ne pas manger et réitère sa question, à laquelle nous répondons toujours avec le même ravissement qu’à force de ne rien faire, nous n’avons plus d’énergie du tout : – « il nous faudrait des roulettes pour bouger ! ». Qu’à cela ne tienne, Issan va chercher des fauteuils à roulettes et s’en suit un jeu de petit train où nous nous tirons et nous poussons tous les trois en riant de bon cœur. Issan nous raconte des scènes de sa vie familiale tout en glissant dans les couloirs. Il évoque aussi Noël et sa peur d’être toujours hospitalisé. Nous échangeons, toujours sur nos roulettes, autour de cette éventualité. Nous regardons le planning pour savoir qui de nous sera là. Nous faisons mine de nous disputer sur le menu de fête… Papoti, papota et tralala puis, Issan décide de mettre la table. Du coup, Marie-Jo et moi préparons le repas. Il est 15h passé.

– « Alors qu’est ce qu’on fait cet après-midi ?!  Moi j’ai besoin de prendre l’air. Je voudrais sortir». Connaissant notre oiseau, nous renâclons tant et plus et ne promettons surtout rien. Issan prend Marie-Jo par les sentiments, en proposant de faire des gâteaux. Nous ne mouftons sûrement pas. Par contre, nous lui donnons la télécommande et il se rue à nouveau à la salle de télévision. Surpris de nous voir le suivre, il nous promet de nous faire craquer à force de regarder des programmes qui ne vont pas nous intéresser. Débordantes de gratitude vis à vis de celui qui nous a fait découvrir le farniente, nous nous installons toutes les deux à côté de lui, prêtes à tenir notre rôle de composition avec brio, en ingurgitant jusqu’à la lie des dessins animés plus débiles les uns que les autres…

 

Nous avons veillé tout au long de ce joli week-end, à ne jamais mettre Issan en difficulté et il l’a senti. Notre but était de lui signifier ce que son attitude avait d’intolérable pour nous, tout en tricotant autour de lui une ambiance tonale suffisamment rassurante pour qu’il puisse se laisser aller.  Même s’il n’a pas saisi l’ensemble de notre message, il en a compris des bribes et surtout il a pu tester une forme de relation qui n’a pas été dangereuse.

Si nous avons pu mettre en place un scénario aussi foldingue, c’est que nous nous sentions nous aussi dans une ambiance suffisamment rassurante. Nous sommes autorisés et donc, nous nous autorisons à déclarer en équipe notre impuissance et notre ras le bol. Le lundi, pendant 1h30, nous nous retrouvons tous ensemble, infirmiers, éducateur, cadre, assistantes sociales, psychiatre, psychologue et psychomotricien pour faire la synthèse de nos regards sur chaque enfant. C’est un moment où nous retroussons nos manches pour décortiquer les situations les plus inextricables et ouvrir d’éventuelles pistes de soin. C’est le contenu de cet espace de pensée collective que chacun saisit lorsqu’il est pris individuellement dans une séquence de soin avec un enfant.

 

Marie Rajablat