Retour sur la première soirée débat Utopia Avignon, après la diffusion du film De chaque instant, le 11 septembre 2018.

Serpsy fait son cinoch

             

            Le désir de voir les représentations de la société évoluer sur la folie, la santé mentale, le soin en psychiatrie, anime les serpsyiens. Mais comment faire ? L’idée d’ouvrir notre réflexion à un public plus vaste avait émergé dans le groupe des serpsyens depuis quelques mois. Il y avait le sentiment d’une urgence de nous exprimer en dehors des lieux spécialisés pour discuter avec les non professionnels. Les lieux de cultures peuvent et savent accueillir les débats ouverts sur le monde, ils en ont la mission et l’habitude. Alors pourquoi pas, même si l’idée est un peu folle, un peu osée, de partir à la rencontre du cinéma ?

  Ça a commencé en juin. A l’ombre des  murs du Palais des Papes s’abritant du Mistral, Dominique et Madeleine s’installent à la terrasse du cinéma Utopia en Avignon. Une soirée/ débat utopienne vient de se terminer. Le cinéma organise régulièrement des rencontres avec les réalisateurs, des critiques de cinéma, ou des associations citoyennes. Ce soir-là, la séance était co-organisée avec les entendeurs de voix, à partir d’un documentaire américain. Le reportage suivait le parcours de plusieurs personnes qui avaient eu des problèmes psychiatriques graves et montrait comment chacun s’en était sorti. Dans le public se mêlaient des soignants qui ne disaient pas forcément qu’ils en étaient, venant sur leur temps personnel, des usagers, des animateurs du Gem d’Avignon, des spectateurs. Chacun parlait librement, les uns de cette particularité d’entendre des voix, d’autres du soin ou de la psychiatrie, de la violence ressentie d’être stigmatisé. Les discussions se croisaient, se répondaient, c’était simple, naturel. L’idée est venue là.

Et si Serpsy proposait à l’Utopia un cycle de films qui traiteraient de la folie, au sens large, avec rencontre et discussion avec le public à l’issue de la projection ? Deux jours après, un simple coup de fil au cinéma leur donne rendez-vous à la rentrée, le temps de laisser passer le festival et les vacances. Ce qui fut fait, et début septembre, il font la connaissance de Boris Doussy, qui, enthousiaste, leur propose une première date à l’occasion de la sortie du dernier film de Nicolas Philibert « De chaque instant » sur la formation infirmière dans les IFSI. Ainsi s’ouvrent à  Serpsy les portes du Cinéma Utopia d’Avignon. Et arrive la première séance, le premier débat.

 

Bien installé dans nos fauteuils rouge, l’attente sachève. La lumière s’éteint. Le projecteur se lance. Nous sommes Mardi 11 Septembre 2018, Madeleine, Dominique, Stéphanie et moi.  C’est le début dune nouvelle aventure pour Serpsy.

La pellicule tourne. Après, La Moindre des choses, Être et avoir, La Maison de la radio, le réalisateur Philibert, nous emmène avec lui, suivre son regard sur la formation en soin infirmier. Le découpage du réalisateur, séquence en trois temps, cette formation.

            Du lavage des mains, aux soins en stérile, la première partie, porte sur l’acquisition de gestes techniques. Les formateurs sont à l’écoute. Des rayons à lumière ultra-violet, au mannequin d’accouchement, le matériel ne manque pas pour ces futurs soignants. Une main gantée stérile, le demeure t-elle, quand elle vient à effleurer un instrument propre ? Une main stérile, est considérée sale, quand elle n’est techniquement, que propre ? Simple ou simpliste, pas tant que cela. Et si la question est d’importance, le manque est là. Nos futurs soignants sont des étudiants. Leur formation s’inscrit dans un parcours universitaire. Les cours magistraux y sont absents. Le regard de la caméra est centré sur la technicité.

             La pellicule tourne toujours. La caméra filme les premiers pas des étudiants dans les unités de soins. C’est le temps du stage. La mise en application de la technicité. Différents lieux, différents soins, les étudiants débutent, évoluent, agissent. Ils sont en devenir. Entourés, accompagnés par des professionnels du terrain, toujours à l’écoute. La caméra s’attarde sur les visages des patients hospitalisés sur qui les étudiants expérimentent leurs savoirs tout frais. Grimaces de douleur, d’inquiétude, ou d’angoisse dans l’attente de ce qui va leur arriver. Regards perdus. La question se pose, sujets ou objets de soins ? Chacun d’eux à sa manière tente de rester digne dans la douleur de ce corps qui leur échappe, et qu’ils confient au futur soignant. Les uns en serrant les dents, les autres en faisant de l’humour, d’autres en parlant de ce qu’ils ressentent. Hommes, femmes, enfants, aucun n’a choisi d’être là. La maladie les a saisis dans leur vie. Confrontation avec la douleur, l’angoisse de la mort. De toute évidence, être à l’hôpital n’est pas une partie de plaisir. Le film ne nous évite pas ces états de grande fragilité. Et les étudiants sont si jeunes.

Une séquence d’un stage en psychiatrie dans un hôpital de jour en région parisienne, nous montre un étudiant assis près d’une patiente pleine d’entrain et d’humour dans un jardin partagé. Il l’écoute. Doucement, elle le questionne, et le fait parler de lui. Spontanément, le jeune homme confie ses difficultés scolaires, ses erreurs de jeunesse. Il est sans malice, naïf. Une sorte de proximité s’établie entre eux. La relation humaine est palpable.

            Dernier temps, le retour de stage. Les étudiants défilent, chacun leur tour, dans les bureaux des cadres formateurs. La caméra capture les récits. Les premières impressions, le rapport à la mort, la pudeur, les difficultés vécues dans les équipes, le manque de personnel, la cadence journalière. Mais également la fierté, le désir de découvrir encore, de devenir enfin, infirmier. Les cadres écoutent, notent, conseillent, orientent.

           

            Le projecteur s’éteint. La lumière s’allume. Boris, notre interlocuteur Utopien, nous introduit. Micros en mains. Le public attend. Le débat peut commencer. La magie opère, ou du moins le débat. La parole, rapidement, est saisie, par le public. Un sentiment d’urgence frémit. Ils ne sont plus là pour écouter, mais pour parler. Pour prendre la parole. Et c’est celles d’infirmiers et d’infirmières de tout temps, de toutes formations qui se fait entendre.

            Le débat, vivant, est animé principalement sur la violence de cette formation. Est-elle réellement devenue bienveillante à l’égard des nouveaux des étudiants. A en croire, celles, se décrivant comme les « vieilles infirmières », elle tendrait à l’être. Fruit de leur désir, conclusion tirée d’un documentaire au regard tronqué. Que devenir pour la profession? La fin du diplôme d’Infirmier en Secteur Psychiatrique est déplorée. Les pratiques avancées en devenir sont intérogées.

            Si la vision, quelque peu édulcorée de Philibert, a le mérite de montrer ce qui se dit peu, se montre peu, à savoir le travail des soignants. Il porte également en lui, la naïveté, d’un regard, emprunt des représentations de la société. C’est surtout, comme il le dit lui-même en interwiew au moment de la sortie du film un « hommage » à cette profession de l’ombre, à travers ses étudiants. En effet, en janvier 2016, le réalisateur Nicolas Philibert, a lâché sa caméra pour enfiler la blouse du patient, aux urgences puis en soins intensifs. (Par ce documentaire, il vient rendre hommage aux soignants. )La douceur, et la bienveillance, mise en lumière dans ce documentaire, pourrait être à l’image de celle qu’il a lui-même reçu. Mais à l’ombre de la lumière, gît une réalité, qui elle, toujours tue, est celle de violence. Celle reçu, celle produite, qui perdure. Était-il possible, pour Philibert, de faire transparaître cette violence à l’écran, de la mettre à jour ? Sa démarche de remerciement, d’hommage, tend à honorer les qualités d’un métier, de son apprentissage. Mais ce faisant, il occulte, il dénie, ainsi, la réalité de la souffrance, celle des soignants, d’être au quotidien, au cœur de cette dernière. 

            En rendant hommage aux soignants, Philibert, par De Chaque instant, illustre de manière paradoxale, on peut même dire, qu’il révèle un déni collectif, fruit d’un impossible sociétal. Cette réalité bien difficile à entendre, à voir, à admettre, est celle d’une société qui maltraite ses soignants.

Léa Martinez

Infirmière CH Montfavet (84)

Serpsyenne

 

           

           

Toutes les batailles du monde

Toutes les batailles du monde

 

 

« Les mots.

Les mots autant de balles d’essais.

Les mots serments, les mots jurons

Les mots denses ou habiles

Les mots qui sont là pour masquer la pensée

Les mots à découvert, les mots transcendantaux

Les mots articulés, les mots débridés

Effrénés à la hauteur d’une passion : celle des mots.

Mots qui fusent, mots qui trépignent

Mots lancinants de la langueur d’amour

Mots mordorés reflets de la nature

Mots jetés à l’aveuglette tuant des innocents

Mots chargés de sens

D’autres arrachés à leur contexte

Mots qui voyagent aux pensées sous-jacentes

Mots de couleurs et de feux d’artifice, d’ombre et de lumière. »[1]

Ce dernier mercredi de janvier de l’année de grâce 1998, Françoise vibre. Elle a dans les mains, un papier recouvert d’une écriture serrée. Je sais qu’elle a commencé par écrire en scribe, pour que je puisse la relire et taper son poème. Elle sait que je me perds dans ses arabesques. Elle essaie, elle s’applique, au début, mais la passion d’écrire est la plus forte et petit à petit les lettres bien tracées se liquéfient, les « m » perdent leurs jambes, les « g » leur tête et je n‘aurais bientôt plus que le contexte pour me guider dans ses phrases.

Françoise s’est levée. Elle se lève toujours pour la poésie. Et là, lorsque Madeleine vous déclame son poème, je vois Françoise, dressée encore, dressée toujours comme une femme en lutte, comme une femme debout. « Les autres vous montrent du doigt, mais vous gardez votre fierté, car la lutte contre la maladie vaut toutes les batailles du monde. »

Françoise est debout. C’est une femme fière, une combattante. Elle est ronde Françoise, ronde et toute en aspérités. Je ne jurerais pas qu’elle ne soit pas bossue. Son corps est dysharmonie, fêlure, en perpétuel déséquilibre, elle est comme en attente d’un printemps de prince charmant qui d’un baiser révélerait le point au delà, le point suprême où les contraires s’unifient.

Le papier, dans ses mains, tremble de tous ses membres. C’est un grelottement qui crépite, qui rythme ses mots. Les mots ? Comme s’il fallait les secouer pour qu’ils avouent, pour qu’ils acceptent d’avoir un sens, pour qu’ils puissent être communicables. C’est trop peu de dire que Françoise lit son poème, qu’elle le déclame. Elle le vit, avec ses fragilités, avec ses béances, avec les moments où quelque chose tient, où le papier cesse de s’agiter. Il suffirait d’un rien pour que l’univers s’engloutisse, disparaisse. Ecrire pour conjurer la disparition de l’être. Au fond, ce pourrait être l’objectif du Cercle des Poètes Disparates qui se réunit chaque mercredi au Centre d’Accueil Thérapeutique à temps Partiel. Ecrire pour continuer à exister, écrire pour garder sa fierté, pour mener cette bataille qui vaut toutes les guerres d’Irak ou de Syrie, dont chaque victoire, brève, brève forcément, brève désespérément, est la mère de toutes les victoires.

 

Le press-book de Françoise

 

Des mots pour le dire. C’est d’abord des mots pour survivre, pour simplement continuer à être. J’insiste. J’insiste parce que Françoise est morte. J’insiste parce que ses mots subsistent et qu’ils concluent chacun des fascicules de la collection « Quelques réponses aux questions que vous vous posez » lancée comme une bouteille à la mer que chacun peut faire vivre ou déchiqueter. Expliquer leur maladie à ceux qui en souffrent, l’étrange utopie que voilà ! Avec l’argent du laboratoire Lily, une bien savoureuse ironie. J’ai beau savoir que l’empathie c’est de la foutaise, j’ai beau savoir que rien ne m’autorisera jamais à croire que je puisse approcher le vécu de Françoise à moins d’une année lumière, j’essaie, encore et encore, et à sa façon chacun de nous essaie. Les mots pour le dire. Encore faudrait-il que les mots disent quelque chose. Et tant de mots taisent.

« Les autres vous montrent du doigt, mais vous gardez votre fierté, car la lutte contre la maladie vaut toutes les batailles du monde. »

Il y a tant de petits autres qui vous montrent du doigt. C’est même la chose la mieux assurée du monde lorsque l’on est schizophrène, on vous montrera du doigt ; du doigt, des yeux, du menton, de tout ce qui sert à montrer, à montrer ce qu’il y a de monstrueux en vous.

Je n’ai pas la sensation d’avoir été le soignant de Françoise. Notre relation est née autour de l’écriture, autour du journal pour être plus précis. « Quoi de neuf dans le monde ? » était son nom. Comme s’il pouvait y avoir quoi que ce soit de neuf, mais ça nous fournissait un prétexte pour travailler le quotidien : l’isolement à l’hôpital et en ville, la loi et les règles, la maladie et la discrimination des malades mentaux. C’était un journal de militants : militants soignants, militants soignés, militants tout court.

A cette époque, j’étais détaché au groupe de recherche en soins infirmiers et animais quelques activités à l’hôpital et en ville, dans ce fameux CATTP. J’étais une sorte d’électron libre qui coordonnait les activités sociothérapiques. Lorsque je dis que je n’ai pas la sensation d’avoir été le soignant de Françoise, il faut entendre que je n’ai jamais été en situation de m’occuper de son quotidien. Elle venait dans l’unité lorsque sa vie dans son studio aux fenêtres ouvertes sur une rue bruyante devenait insupportable. Elle venait chercher la paix quand les bruits de la rue et les voix qu’elle entendait s’entremêlaient pour l’empêcher de penser. Lorsque je l’ai connue, elle s’était réfugiée dans l’unité après avoir été victime d’un vol qu’elle avait vécu comme un viol. Le journal a été une motivation supplémentaire pour venir. C’était ouvert. Elle faisait comme elle voulait. N’allez pas croire que cette unité était une maison de tolérance. Les collègues avaient repéré que depuis qu’elle fréquentait assidûment le journal cette rebelle, hostile le plus souvent au traitement, acceptait plus facilement un bain, pour être présentable au journal, et son traitement retard.

Un jour, Françoise m’amena son press-book, un classeur en plastique, un lutin, que ça s’appelle, un press-book dans lequel elle avait mis quelques-uns de ses textes dactylographiés sur une antique underwood et d’autres manuscrits couverts de tâches de café, plus ou moins illisibles. Elle voulait savoir, sans trop savoir, tout en étant avide de le savoir ce que j’en pensais. D’ailleurs, disait-elle, les écrits c’est trop intime, le mieux ce serait qu’elle se centre sur ses aquarelles. Comment en suis-je venu à accepter d’être son secrétaire ? Je n’en sais rien. C’est peut-être parce que je ne comprenais pas sa calligraphie particulière. Je ne pouvais pas penser quoi que ce soit d’écrits que je n’arrivais pas à lire. Pendant qu’elle esquissait des visages sur lesquels elle s’acharnait à peindre des émotions, comme si les peindre permettait de mieux les lire, je cherchais les petits cailloux blancs qui me permettraient de me repérer dans ses écrits. Son press-book était un capharnaüm dans lequel j’avais bien du mal à retrouver mes petits. Il me fallait une boussole qu’elle consentit à vouloir être. J’ai ainsi tapé ses textes et je suis entré petit à petit dans son univers. Evidemment, je n’allais pas assez vite, évidemment il aurait fallu que je ne fasse que ça. A-t-on idée de faire l’infirmier alors qu’il y a des tâches autrement urgentes ? Nous avons ainsi cheminé autour de ses écrits.

 

Plus vital que manger ou fumer !

 

Le travail autour de la maladie a été commencé au journal. Les patients se plaignant que leur médecin ne leur disait pas ce qu’ils avaient comme maladie, nous avons posé sur le papier ce que chacun savait. Ainsi nous sommes-nous approché de la schizophrénie. L’axe essentiel retenu par le groupe était la difficulté à communiquer avec les autres qu’elle impliquait et la stigmatisation que chacun subissait à son corps pas toujours défendant.

Lorsque le cercle des Poètes Disparates s’est créé au CATTP, elle s’est retrouvée prise dans un drôle de dilemme. Elle ne fréquentait pas le centre social. Tout ça c’était bon pour les autres, les dociles, mais là c’était sérieux, c’était de la poésie. C’était plus vital que manger ou que fumer, c’est dire. L’équipe l’a soutenu dans un projet qui pouvait l’amener à investir un lieu proche de chez elle, où elle pourrait prendre un peu de distance avec un quotidien pénible sans être pour cela hospitalisée. On me confia la tâche de l’accompagner afin qu’elle puisse apprivoiser le trajet. Beaucoup de choses de la vie courante lui était terreur, prendre le métro en était une. Nous avons donc fait route ensemble tous les mercredis pour nous rendre à la poésie. Autour de ces trajets moitié à pied, moitié en métro, elle s’est racontée. A ce moment là, elle apprenait le roumain. Elle m’expliquait longuement les beautés de cette langue et ses progrès dans ses tentatives de communication avec Boris, un réfugié politique roumain, emmuré dans sa folie, sujet à des accès de violence qui contribuait à tenir à distance respectueuse les soignants. Françoise, elle, avait adopté une autre stratégie : puisqu’il ne parlait pas notre langue, il suffisait d’apprendre la sienne pour qu’il puisse communiquer. Du roumain, nous sommes passés à l’allemand qu’elle maîtrisait à la perfection. Enseignante qui n’avait jamais pu enseigner, elle me dépeint les étapes qui la menèrent au CAPES. Au fond, tout cela avait été la grande affaire de sa vie. Elle s’était épuisée à affronter les angoisses suscitées par ces épreuves. Les efforts consentis l’avaient vidée de sa substance. Tant d’années après, son récit rendaient ses affres quasi palpables. Après l’allemand, elle a commencé à évoquer sa schizophrénie et quelques étapes d’une psychothérapie analytique qui l’a considérablement enrichie. A ces entretiens métropolitains succédaient les séances de poésie. Le collectif suivait l’individuel. Ces séquences chauffaient sa verve poétique qui pouvait alors se déployer.

« Passions évanescentes qui rendent exsangues,

Arrivées à bout de souffle et de trouvailles,

Servitude consentie, reprise à celui-ci ou celle-là

Solitude retrouvée, chaotique et encore plus misérable

Irradiant encore un peu de la présence aimée perdue,

Oubliés les serments d’éternel amour

Noirs sont désormais les cieux qui vous enveloppent

Sur le noir se profile néanmoins le rouge incandescent

De la passion vécue et non intégralement perdue. »[2]

 

Vivre dans une maison hantée

 

La pensée, ça va, ça vient, ça stagne et puis brusquement ça s’accélère, ça associe, ça rapproche des pans de réalité éloignés. Aussi lorsqu’il s’agit pour moi de rédiger le premier fascicule de la collection « Quelques réponses aux questions que vous vous posez » en ai-je tout naturellement parlé à Françoise. Je préparais mon départ vers les montagnes gapençaises. Emmanuel, mon complice de serpsy, devait prendre le relais. Le cercle des Poètes Disparates ne disparaîtrait pas. Ce travail autour des symptômes manifesterait la poursuite du lien. Françoise entreprit alors de me décrire son vécu pour que nous ne présentions que des choses justes. L’expérience serait certainement difficile à décrire, un peu comme une traduction. Quelques unes de ses phrases émaillent « C’est étrange autour de moi » dont elle fut la conseillère, l’experte. Ainsi, sur les hallucinations visuelles :

« Les formes se disloquent, elles s’enchevêtrent beaucoup, elles peuvent bouger, on a l’impression de vivre dans une maison hantée. »[3]

« Pendant quelques jours, j’ai eu des images projetées sur mon mur par ma propre rétine mais je ne le savais pas. Je croyais que c’était un cinéaste qui me projetait des images sur grand écran dans ma chambre. Les images, rouges et noires, étaient très belles, comme des tâches de couleur. Elles étaient très poétiques et je pensais que le cinéaste était amoureux de moi. C’étaient des images de couple voguant dans l’atmosphère en état d’apesanteur. Je croyais entendre son adresse et, en pleine nuit, je suis partie en taxi pour me rendre à l’adresse indiquée par la vision. La providence voulut qu’il n’y ait pas de numéro à l’adresse indiquée. Rentrée chez moi, je compris que ça pouvait devenir grave et me fit hospitaliser. »[4]

Ses phrases n’émaillent pas le fascicule, elles lui donnent un corps. A la vérité des soignants se surimprime celle de Françoise. Quelques mots pour le dire. Ces mots là ont-ils le dire pour objectif ? Chacun est arraché à la gangue, extirpé du dedans dont il ne diffère pas réellement. Il s’agit d’une transmission. Chacun peut lire ces quelques mots, chacun peut les prendre pour lui, c’était le projet commun. Il n’empêche qu’ils naissent dans une relation, qu’ils en sont le produit.

 

La traductrice

 

Nous étions bien loin de la poésie. Encore que. Françoise, co-rédactrice des fascicules posait un problème au laboratoire. Devait-on intégrer ses mots, simplement, et les enterrer dans le reste du texte ? Pouvait-elle être une signataire du fascicule, en être un des auteurs ? Et si oui, en tant que patiente ? Pour le laboratoire, il était impossible de la rémunérer. Elle résolut ce problème astucieusement. Elle signerait en tant que linguiste. Quelques mots pour le dire, quelques mots pour traduire de l’ineffable en un langage à la fois accessible aux névrosés soucieux d’information, de respect du cadre, des lois et qui parlerait aux psychotiques un langage de l’âme. Françoise était bien une linguiste, une traductrice.

Reconnue, Françoise a poursuivi son travail de traduction. J’avais quitté la région parisienne. Emmanuel servait de lien entre nous. A partir des écrits que j’avais dactylographiés, elle s’est lancée dans l’élaboration de son rapport à la cigarette. « Je me représente la vie comme une nécessité de toujours avancer, mais le plus souvent cette nécessité m’apparaît comme trop douloureuse et l‘envie m’empoigne de me laisser aller glisser à vau-l’eau, pas à la manière des clochards ou de ceux qui mendient dans la rue, mais à celle d’un choix délibéré et lent de destruction de moi-même. Mon abandon à la cigarette ne connaît pas de mesure et lorsque je fume je sens bien que je produis un peu de mort en moi ; pourtant, je continue, la sensation de vide qui accompagne ces volutes me déleste quelque part d’un fardeau : il est clair que ce fardeau, c’est la difficulté que j’ai d’être dans l’action que je vis, comme si je devais m’arracher de moi-même pour pouvoir l’être ; c’est une sensation pénible, devant laquelle je renâcle, je fais obstacle. Pourtant, il m’arrive d’agir et je sens alors que dans l’agir est le véritable accomplissement, ce qui donne le sens le plus convaincant à la vie ; mais il me semble parfois n’être pas taillée pour elle, n’avoir pas en main les moyens internes de poursuivre ces efforts d’agir. »[5]

A partir d’une réflexion sur la cigarette, Françoise décrit ses combats, sa lutte pour simplement exister. Il faudrait s’arrêter pour écouter, pour entendre chaque phrase. Chacune brûle comme si elle était volée au néant.

« Combien de fois ai-je dit à ma psychothérapeute : « Si j’étais invisible, je ferais quantité de choses que je ne peux pas faire parce que mon apparence physique m’entrave ? » Cette apparence physique, son image, je ne l’intégrais pas dans ma tête. Elle était comme une tierce personne entre moi et les autres ; je ne la considérais pas comme faisant partie de ma vraie nature. Il faut dire que, n’ayant pas l’image du corps dans ma tête, j’ai des problèmes tragiques d’évolution dans l’espace. J’étais agoraphobe et parfois, pendant un certain temps, mes pieds n’avaient même pas un réel appui sur le sol ; si bien que je planais, au sens physiologique du terme, et étais  prise de panique abyssale. »[6]

Si vous voulez lire ce texte dans son intégrité, il suffit d’aller à la bibliothèque de votre établissement et d’y chercher les numéros 207, 208, 209 de la revue Soins Psychiatrie, qui l’a publié. Ce ne fut pas une mince affaire de convaincre le directeur de la revue d’éditer le texte d’une patiente sur trois numéros pour n’en rien amputer. Je n’aurais pas été rédacteur en chef-adjoint de la revue, le texte serait certainement resté dans les limbes. Mais cela se fit et Françoise, toujours linguiste, fut payée. Et Françoise s’en fut porté son chèque à son tuteur. Emmanuel m’a raconté comment elle le lui jeta, comme on jette un pourboire à un croupier dans un casino. Ce moment tout simple balaya des années d’humiliations, des années à supplier son tuteur pour un tube de gouache, pour un papier de qualité, pour un tout petit extra.

Santé mentale, Soins Psychiatrie c’était encore le soin, la psychiatrie, le ghetto, seule une publication dans la littérature, la vraie, vaudrait reconnaissance.

 

L’envers et l’endroit

 

Si pour cette publication, j’avais donné un sérieux coup de pouce, il n’en fut rien pour celle qui suivit. Françoise, montrant par là  ses capacités à gérer sa vie, à investir ses bénéfices trouva, seule, un éditeur et publia un recueil de poèmes : « L’envers et l’endroit ».

« Le navire a coulé, la coque s’est brisée,

Une partie de moi s’est abîmée dans les flots ténébreux

De mon âme en déroute, et je me suis

Desquamée de mon ancienne peau,

Je me suis retrouvée nue,

Je ne savais plus comment me vêtir,

Quelqu’un était là pour me l’apprendre.

J’ai pris une nouvelle peau mais ce n’était pas encore

L’ultime, l’enveloppe, l’écorce adéquate et me voilà

Perpétuellement en quête, à la recherche de ce qui

A été enseveli dans la tempête,

Dans un voyage qui se prolonge le long d’une frontière

Infiniment mobile, toujours remise en question,

Toujours à réinventer. »[7]

Des mots pour le dire, des mots qui ne renverraient à aucune métaphore, des mots diamants bruts, des mots à entendre même si ça fait mal, des mots qui percutent, qui vrillent nos âmes névrotiques.

Des mots, parce que :

« Quand votre esprit n’est plus malmené dans la fourche des différents traumatismes qu’il a subis, vous cherchez à laisser flotter votre esprit –on peut dire là aussi divaguer -, laisser aller vos idées dans tous les sens sans les sentir même venir nettement à la conscience, laisser vos pensées dans le même souk qu’est votre chambre sans leur donner de consistance, de peur que la pensée ne devienne trop aiguë et vous fasse mal. Vous êtes à la recherche d’une pensée qui ne soit pas trop douloureuse. »[8]

Françoise fut une rude combattante, merci Françoise !

« Les autres vous montrent du doigt, mais vous gardez votre fierté, car la lutte contre la maladie vaut toutes les batailles du monde. »

 

 

 

Dominique Friard, ISP, avec la complicité de Madeleine Esther, metteur en scène qui a lu à haute voix les textes de Françoise.

 

 

 

[1] PARIGI (F), Les mots, in La récréation, Cercle des Poètes Disparates, Février/juillet 1998.

[2] PARIGI (F), Passions, in La récréation, Cercle des Poètes Disparates, Février/juillet 1998.

[3] PARIGI (F), C’est étrange autour de moi, Coll. Quelques réponses aux questions que vous vous posez.

[4] PARIGI (F), C’est étrange autour de moi, op. cit.

[5] PARIGI (F), Poings et mains liés à la cigarette, in Soins Psychiatrie, n° 207, mars/avril 2000, pp. 27-29.

[6] PARIGI (F), C’est étrange autour de moi, op. cit.

[7] PARIGI (F), L’envers et l’endroit, Collection Saint-Germain-Des-Prés.

[8] PARIGI (F), Poings et mains liés à la cigarette, in Soins Psychiatrie, n° 209, juillet/août 2000, pp. 37-38.