Du cri, à l’écrit…

Du cri à l’écrit psychose, corps et traces

En psychiatrie, on a tendance à mettre en avant le tout psychique, la pensée comme si la souffrance psychique n’avait pas de corps, ne pouvait prendre corps. Pourtant le corps se manifeste à nous d’emblée : le regard (quelquefois fou, vide), les odeurs, les mouvements corporels, mécaniques, figés, désordonnés.
Que fait-on de ces éléments bruts qui nous sidèrent ? Que fait-on pour rendre
une rencontre possible ? Comment s’y prend-on pour qu’émerge une parole
qui nous engage ? Comment penser ce travail de liaison ? Qu’en écrire ?Qu’est-ce que cette rencontre première provoque en nous ? Fascination, sidération, débordement, peur ? Comment ces éprouvés bruts qui agitent nos corps nous lient au patient au plus près de sa problématique, de ses abîmes (abysses) ? Comment font-ils écho aux nôtres ?
Que faire de ces traces, de ces empreintes qui persistent après la rencontre ? Comment métaboliser ? Comment transformer pour permettre les conditions du soin psychique ? Comment le cri se fait écrit, tissage, métissage, histoires à raconter ensemble ?
Nous vous proposerons des instants visuels et dansés.
Comme métaphore de la rencontre entre deux individus…
Deux corps… Deux intériorités…
De l’impression à l’éprouvé, de l’éprouvé à l’impression.
Du corps sensible au corps soignant…
La mobilité, une salutaire nécessité, que l’on soit patient ou soignant.
Quelles postures ? Quelles intentions ? Quels regards ? Quels éprouvés?

Qu’avec son corps, Introduction à la journée

Le mot corps est un des plus anciens de la langue française puisqu’on le trouve dès le 9ème siècle dans la Chanson de Roland. Il vient du latin corpus qui décrit tout ce qui constitue un ensemble structuré, corps de chair, mais aussi cité, nation, ouvrage de fortification, organisation, institution, etc. Il a aussi le sens d’individu, d’où en ancien français l’expression « mes cors » pour le pronom personnel « je » et, de nos jours « garde du corps » pour la garde de la personne.1

En psychiatrie, le corps est un réel omniprésent. Il insiste même davantage qu’une réalité psychique de moins en moins partagée. Les soignants se vivent comme des ambassadeurs d’une réalité à laquelle le patient doit adhérer, de gré ou de force. Le patient doit être observant, compliant, docile mais pas trop sinon il éprouvera quelques difficultés à trouver une place réhabilitée dans un corps social prompt à exclure les corps étrangers. Mais son corps déborde. Il déborde même de partout. Nous ne sommes confrontés qu’à du corps. Le corps maniaque envahit tout, un corps sans cesse en mouvement, sans trêve, ni repos, un corps omnipotent qui s’épuise à contrôler le monde. Le corps schizophrène colle au nôtre, nous percute ou se mutile, corps morcelé, corps en miettes, corps neuroleptisé, corps qui ne respecte pas les distances intimes et qui semble vouloir entrer dans la bulle du soignant, corps qui irrupte, sans frapper, dans l’espace infirmier, corps qui exige, corps qui fait peur. Le corps borderline se rit des limites, colonise le nôtre, le bombarde de scories qui instillent en nous des émotions qui l’effractent. Il attaque tous les liens que nous prétendons tisser sauf les liens d’attachement évidemment. Le corps alcoolo-dépendant titube, vacille ou explose dans des conduites de parade qui le font tenir debout. Le corps squelettique anorexique se vomit, se remplit, se maîtrise, s’unisexe jusqu’à en mourir. Le corps déserté Alzheimer se perd dans les méandres de l’oubli et va droit devant lui sans tenir compte ni des obstacles, ni de quoi ni de qu’est-ce. Le corps en pointillé déprimé, le corps figé, porte-manteau catatonique recule les limites du ralenti. Le corps mélancolique pourrit de l’intérieur. Avant de s’arc-bouter sous les secousses du sismothère. Les poings qui se serrent. Les sangles qu’on attache. Les poings qui tambourinent sur la porte des chambres d’isolement thérapeutique. Du corps, que du corps partout. Corps des patients agglutinés qui envahissent le bureau des soignants, visage de bouffons de ces vieux chroniques édentés, aux dents noires, aux ongles maculés par des milliers de mégots, barbes noires et hirsutes de ces créatures étranges que les neuroleptiques ont transformés en femmes à barbe.2 Corps incuriques plongés dans les pyjamas difformes de l’institution. Corps dévêtu de la jeune femme en état maniaque. Ces panses qui débordent des pulls, des chemisiers de ces jeunes gens confrontés à l’irruption d’une gloutonnerie iatrogène, vorace … Et le bas, toujours le bas, ils sont constipés, sans cesse, sans relâche, malgré la poudre magique donnée à chaque repas ! Je tais volontairement les odeurs. Je ne voudrais pas vous dégouter si tôt le matin. Du corps qui empègue le soignant. Comme un lent défilé à la Jérôme Bosch. Des monstres qui s’éloignent de l’humain, au fond guère différents, dans la représentation, des démons cornus qui peuplent d’autres tableaux de l’artiste. Des regards qui vous traversent sans vous voir. Des propos incohérents tour à tour éructés et murmurés. Une liberté inouïe dans un contexte de contrainte.

L’argumentaire de la journée m’amenait dans ce chemin de pensée quand j’ai rencontré un magnifique texte de Michel Foucault : « Le corps utopique ». Il s’agit du texte d’une conférence prononcée sur Espagne Culture le 7 décembre 1966. Ces corps hospitalisés, ces corps paradoxalement libres ne le sont qu’en référence à nos propres contraintes. Ainsi que l’écrit Jean Oury : « Ça m’embarrasse beaucoup de parler du corps et de la psychose par le sujet lui-même, ça met en question forcément ce que l’on pourrait appeler modestement son propre corps, mais par rapport à quoi, à qui ? C’est vite fait de dire « la psychose » et encore plus vite fait de dire « mon propre corps ». »3 D’autant plus que ce corps nôtre est de moins en moins un corps en mouvement. Encastrés dans nos bureaux infirmiers, dissimulés derrière le temps réel de nos écrans d’ordinateurs, derrière les tableaux de nos tablettes, l’œil rivé sur nos téléphones portables, sur nos Android qui nous évitent de nous connecter au quotidien des patients, nous ne bougeons plus guère. Juste une question d’application.

« Mon corps, explique Foucault, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. »4 […] « Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs »5 […] « Mon corps, poursuit-il, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict je fais corps. »6 Nous pourrions facilement partager l’analyse de l’archéologue du silence. Névrosés moyens, comme lui, nous savons raison garder et corps ranger. Sauf que …

« Tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voutées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau » 7 Chacun superposera son propre visage, son propre corps à celui de Foucault. Sauf que … Nous connaissons tous des voyageurs immobiles qui se réveillent matin face à un visage qu’ils ne connaissent pas, dans un corps qu’ils n’habitent pas. Jean Oury raconte ces réveils qui sont autant de créations du monde. « [] en général, quand on ouvre un œil, on ne réfléchit pas pour ouvrir le second ; et même, on ouvre les deux à la fois. Mais supposez que ça devienne un problème ; ouvrir un œil et réfléchir : est-ce que je vais ouvrir l’autre ? Est-ce que je vais remuer un bras ou une jambe ? Est-ce que je vais m’habiller ? Mais comment faut-il que je m’habille ? Est-ce qu’il faut que je mette mes chaussettes ?… Comment je vais les mettre ? Enfilées dans les bras ? Sur la tête ? Et les chaussures, qu’est-ce que je vais en faire ? À l’endroit ? À l’envers ? Ça semble ridicule de poser des questions comme ça, mais ça fait partie de ce que des psychiatres phénoménologues (en particulier Erwin Straus) appellent les « axiomes de la quotidienneté ». Les normosés ont des « axiomes de la quotidienneté » qui fonctionnent bien ; on ne réfléchit pas pour lever un bras, ou mettre un pied devant l’autre, ou s’habiller comme ci ou comme ça, suivant la mode ou non : ça fonctionne tout seul. Mais dans la psychose, il y a là quelque chose qui est plus ou moins altéré. C’est d’ailleurs parce qu’il y a des psychotiques qu’on a défini des  « axiomes de la quotidienneté  » ; sinon, on ne se serait pas posé des problèmes ridicules de cet ordre. »8 Jean-Marc Henry nous proposera, tout à l’heure, un éclairage phénoménologique sur les rapports entre corps et psychose. Véronique Defioles nous entretiendra de ces empreintes perdues et de celles qui contiennent.

Revenons à notre névrose, aux normosés que nous sommes, selon Oury. C’est contre ce corps prison, comme pour l’effacer, reprend Foucault, qu’on a fait naître toutes ces utopies : « Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie du corps incorporel. »9 Cette utopie n’est-elle pas ce que vivent les patients que nous soignons ? Cet imaginaire n’est-il pas leur réel ? Ne vivent-ils pas dans le « pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens », dans le pays « où les corps se transportent aussi vite que la lumière », dans le pays « où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair », dans le pays « où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant », dans le pays « où l’on est visible quand on veut, invisible quand on le désire ». Ce pays est autant celui d’Harry Potter que celui des transhumanistes. Nul n’y vit que des enfants et … des psychotiques. Ainsi que l’écrit Freud, les névrosés construisent des châteaux en Espagne que les psychotiques habitent.10 Quant à savoir qui paie le loyer. Julie Cubells nous en dira quelque chose avec son coup de la panne qui ne traduit pas une défaillance sexuelle mais celle du corps institutionnel. L’hôpital psychiatrique, ancienne utopie devenue asile, est le lieu de toutes les rencontres, on peut même y retrouver son grand-père, à son corps défendant. C’est ce que mettra en scène la pièce que nous jouerons cet après-midi.

Le corps ne se laisse pas faire. Il ne se laisse pas réduire si facilement. Il est aussi toujours ailleurs. « Mon corps, corrige Foucault, est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui –et par rapport à lui, comme par rapport à un souverain –qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde ; là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est le cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. »11

C’est à partir de mon corps, mesure de toutes choses, que j’appréhende le monde. Sabrina Bouttier nous fera faire ce chemin, de la conscience du corps à l’expression de soi. Expression de soi encore que celle du danseur : « Est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? » demande Foucault. Valérie Le Roux, danseuse de son état et Virginie Giraud, plasticienne, nous en feront la démonstration. Shanti Rouvier nous emmènera vers le cri, vers la transe. « Mais c’est qui Franco ? » ne décrit pas une utopie mais nous avons fait le pari d’en incarner les personnages. Ils décrivent tout comme le texte de Julie Cubells, un certain type de corps à corps avec l’organisation.

Le mot corps n’existait pas dans le vocabulaire de la Grèce antique. Soma désignait le cadavre par opposition à Psyché qui correspondait à l’âme. Psyché et Soma étaient intimement liés durant la vie car la Psyché représentait la forme extérieure du corps. Elle enveloppait le Soma comme une seconde peau invisible. Pour les Grecs, ainsi que l’illustre l’histoire de la mort d’Hector et le refus d’Achille de l’enterrer, la mort physique ne coïncidait pas avec la séparation de l’âme et du corps. Pour que cette séparation ait lieu, il fallait que le cadavre soit enterré ou brûlé, c’est-à-dire soustrait au regard des vivants. Le Soma, désormais invisible, permettait à la Psyché de se séparer de lui pour retrouver le royaume des ombres qui peuplent l’Hadès. Elle évitait ainsi la souffrance éternelle.12 Soustraire au regard des vivants n’est-ce pas ce que propose une certaine psychiatrie ? Foucault note que « c’est le cadavre et le miroir qui nous enseignent que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref que ce corps occupe un lieu. »13Grâce au cadavre et au miroir, notre corps n’est pas une pure et simple utopie, même si nous ne sommes pas dans le miroir et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre. Foucault conclut en écrivant que « L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort apaise l’utopie de [notre] corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. » Il est une autre activité humaine qui permet d’exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre, c’est le soin. Dans le soin, qu’il soit somatique ou psychique, entre illusion du miroir et menace de la mort, le corps est ici. Organisé, planifié, institué ou non l’accueil est d’abord un ballet, une histoire de corps qui se jaugent, se mesurent et s’apprivoisent. Dans un cadre de soin conçu pour accueillir ces corps qui débordent. Le soin est d’abord la rencontre entre deux corps, entre deux modalités d’habiter son corps. C’est ce que nous allons tenter de voir aujourd’hui.

Dominique Friard, ISP, Superviseur d’équipes

1 MATHIEU-ROSAY (J), Dictionnaire étymologique, Nouvelles Editions Marabout, Alleur, Belgique, 1985.

2 FRIARD (D), JARDEL (V), Corps objet, corps sujet. In Santé mentale 2004 ; n° 90, pp. 52-58.

3 OURY (J), Le corps et la psychose, séminaire tenu à la fac de Jussieu, 15 janvier 1976.

4 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 OURY (J), Vie quotidienne, rythme et présence.

9 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.

10 FREUD (S), Der Dichter und das Fantasieren, in L’inquiétante étrangeté et autres essais.

11 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.

12 ANDRE (P), BENAVIDES (T), CANCHY-GIROMINI (F), Corps et psychiatrie, Editions Heures de France, Thoiry, 1996.

13 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.

Voyage pathologique et défenestration : deux manifestations de la corporéité schizophrénique.

Docteur Jean-Marc HENRY

Préambule

Je voudrais remercier le Docteur Sophie Sirère qui, au nom d’une vieille amitié, m’a fait l’honneur de cette invitation, ainsi que les organisateurs qui lui auront fait confiance. Cette intervention relève plus du défi que de la routine et lorsque le sujet m’en a été proposé « le corps dans la psychose », mon premier sentiment fut celui de l’incompétence. Mais après tout, l’on n’écrit pas toujours pour dire ce que l’on sait mais aussi parfois pour savoir ce que l’on pense.

Introduction

L’actualité du corps dans la schizophrénie est presque entièrement absorbée par la question cruciale de la santé physique de ces personnes. Les enjeux sont évidemment considérables. Ils se déclinent en termes de qualité et d’espérance de vie, d’années de vie sauvées mais aussi d’égalité d’accès aux soins, de droit à la santé, de solidarité.

Mais j’ai cru saisir dans la commande et l’argument de cette journée une invitation à s’extraire de cette vision médicale, une incitation à aller au-delà de la chair pour évoquer les aspects subjectifs d’un corps tel que nous le vivons, dans la complexité où il se donne : tout à la fois support silencieux de notre présence, lieu de notre subjectivité, instrument dont nous pouvons disposer ou bien qui s’évertue à nous échapper. L’ambition est donc le corps vivant et nous tenterons de le saisir dans une visée phénoménologique. Parler ainsi du corps dans la schizophrénie peut sembler futile, comme un supplément d’âme suranné témoignant des dernières convulsions d’une psychiatrie d’arrière-garde. Pourtant, la phénoménologie cherche à élucider dans toute existence des équilibres anthropologiques à l’œuvre chez tous les hommes. Elle est donc essentiellement un instrument de rapprochement, de compréhension et donc de déstigmatisation. Rapprocher, comprendre, déstigmatiser : trois ambitions assurément utiles, peut-être autant que la bonne santé physique des personnes concernées, certainement toujours d’actualité.

La phénoménologie ayant besoin de s’enraciner dans l’expérience sensible, nous nous proposons d’aborder le thème au travers de deux types de situations que nous rencontrons dans un service d’urgences psychiatriques, deux façons pour le sujet schizophrène d’engager son corps dans le monde, deux modalités qui ne sont certes pas pathognomoniques de cette maladie mais que nous espérons assez spécifiques pour que s’y manifestent des traits essentiels de la corporéité. La première est rare et dramatique car son issue mortelle laisse peu d’occasion de rencontrer les survivants : il s’agit de la défenestration, plus précisément, de la précipitation. La seconde, souvent plus heureuse, se dissimule sous le terme générique de voyage pathologique. Elle nous permet de rencontrer de grands voyageurs schizophrènes dont certains pourraient dresser un guide des services d’urgences européens dont ils sont de grands usagers.

Le voyage pathologique

Voyage pathologique-voyage thérapeutique

Le voyage pathologique, réputé sous-tendu par un motif délirant, est plus souvent un voyage fait dans un contexte de pathologie, le délire n’épuisant certainement pas les motivations que nous pouvons rencontrer. En première approche, à la façon d’un Esquirol classant les délires par thème, nous pourrions décliner les motivations apparentes du voyage pour esquisser une typologie du voyageur:

• Impulsif : prenant le train dans un moment de conflit, absorbé par sa colère, parfois boudeur et se préoccupant peu de ses capacités de retour, il veut souvent punir de son absence ou montrer sa réprobation. Il n’est pas décompensé mais se retrouve dans une situation qui dépasse ses capacités d’adaptation. Quelques nuits dans la rue, sans dormir et sans traitement peuvent avoir facilement raison des équilibres les moins fragiles et conduire aux urgences.

• Réfléchi mais radical : il part pour trouver du soleil, rompre avec l’insupportable sujétion à l’autorité de son tuteur, tente d’échapper à une équipe de soins vécue comme intrusive. N’ayant rien à perdre, il quitte Lille pour Marseille, comme autrefois on quittait la vieille Europe pour les Amériques. Il se retrouve rapidement sans argent et sans possibilité d’en obtenir, ne pouvant ni rester ni rentrer, l’angoisse et la désorganisation grandissantes le conduisent aux urgences. Il fait parfois des allers-retours dans le même contexte, montrant ainsi sa constance et peut devenir un habitué des urgences lorsqu’il séjourne dans la ville, comme les VRP avaient autrefois leurs habitudes dans certains hôtels de province.

• Maniaque : voyageant en première classe pour aller rejoindre un destin fabuleux, attiré par Marseille, ville-monde à l’ampleur conforme à ses ambitions, il y fait parfois étape avant Rome, Barcelone ou Berlin…

• Délirant : fuyant précipitamment ses persécuteurs à Paris, il se retrouve à Marseille, terminus Saint-Charles, dans un sentiment de guerre urbaine et de catastrophe imminente, il se précipite parfois chez la police ferroviaire pour chercher protection.

• Halluciné : obéissant à ce qu’il croyait comprendre des injonctions hallucinatoires pas toujours très claires, il se trompe de train à force de tendre l’oreille, voulait aller à Nîmes et se retrouve à Marseille, perdu et angoissé.

• Désorganisé : il ne sait plus comment ni pourquoi il a pris ce train et le contrôleur aura appelé les secours devant ce voyageur mutique et pétri d’angoisse, resté tapi au fond de la rame d’un TGV vidé de ses occupants.

• Optimiste : il s’est rendu à l’étranger en bonne santé, y tombe malade. Le rapatriement prévu pas sa compagnie d’assurance, s’arrête dans le CHU le plus proche de l’aéroport. Venu du bout du monde, il échoue à Marseille bien que vivant à Bourges. C’est plutôt une pathologie du voyage qu’un voyage pathologique.

• Voyageur de profession. Il parcourt la France, accumule les contraventions pour défaut de titre de transport, est connu de tous les services d’urgence de France. Il aura lassé toutes les équipes qui auront tenté de l’accompagner, en l’occurrence de le confiner dans un mode de vie sédentaire dont il ne veut pas.

Cette typologie nous montre que, là où nous avons trop rapidement tendance à voir l’expression d’un trouble, le voyage est souvent vécu par le patient comme une issue, une tentative d’émancipation : échapper à ses persécuteurs ou à sa condition, donner suite à une ambition pressante pour la soulager, obéir aux voix pour qu’elles se taisent enfin, tout simplement voyager pour vivre… Le voyage pathologique apparaît moins comme l’expression du trouble mais déjà comme une volonté de s’y soustraire. Voyage thérapeutique alors, plutôt que voyage pathologique? A l’évidence, les tentatives thérapeutiques ne sont pas toutes opportunes ni couronnées de succès, que le prescripteur soit le malade lui-même ou un médecin. L’échec de l’entreprise n’en modifie pourtant pas l’intention initiale et ne nous exonère pas de la comprendre comme telle : en quoi le voyage est-il thérapeutique ?

Voyage et subjectivité

Si nous poursuivons cette vague intuition que le voyage permet de restaurer quelque chose, pourrions-nous préciser quoi et comment? Pourrions-nous établir les principes et modalités d’action d’un tel traitement? Avant tout et plus généralement, que vaut le voyage pour chacun d’entre nous? Que nous fait-il?

Le voyage est constamment une promesse de bénéfice subjectif, d’accomplissement de soi que nous nous tournions vers les poètes (« Heureux qui comme Ulysse.. »…), la croyance populaire (« Les voyages forment la jeunesse »), la multitude des romans, ceux que nous lisons en voyage et ceux qui nous font voyager ou bien encore l’industrie touristique et son iconographie de bonheur ultime apporté par le voyage. Manifestement, si le voyage nous dépayse proprement, nous portant au- delà de notre espace naturel, il nous transporte aussi aux frontières de nous-mêmes.

A l’évidence, pas de voyage sans déplacement, mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Ainsi le photographe Henri Cartier-Bresson affirme-t-il dans son livre « Images à la Sauvette » avoir beaucoup circulé mais ne pas savoir voyager. Pour que le déplacement devienne voyage il doit être double : déplacement géographique du corps dans l’espace, déplacement subjectif qui interroge justement les modalités de sa propre constitution. Ces deux dimensions du voyage (que nous pourrions nommer par simplicité déplacement et décentrement) sont relativement indépendantes l’une de l’autre. Des formes prototypiques de voyage peuvent parfaitement les illustrer. Par exemple, le voyageur de commerce, obligé de déplacer géographiquement son corps, cherche à se protéger de toute mise à l’épreuve subjective, réduisant le plus possible tout effet de surprise, dormant dans les mêmes hôtels, dédiés bien à propos (Hôtel du Commerce, Hôtel des Voyageurs), s’arrêtant dans les mêmes tables, tissant autour de lui une quotidienneté d’habitudes qui l’installe chez lui partout, à l’abri de tout décentrement.

De façon similaire, une certaine forme de tourisme actuel, dans laquelle tout effet de nouveauté et de surprise serait sinon banni du moins fortement encadré, où l’on prendrait soin d’aller dîner dans des restaurants à l’autre bout du monde mais dont on connaîtrait la carte et la qualité des mets à l’avance, qui nous auront été recommandées par une communauté virtuelle de voyageurs avertis, laquelle nous guiderait aimablement dans un espace géographique sûr mais aplani, voire écrasé par l’excès d’une prévenance mortifère. Nous ne sommes pas loin de la critique du Guide Bleu formulée par Rolland Barthes et qui dénonçait le « pittoresque » comme cette zone à l’exotisme contenu, à l’originalité policée, forme convenue du voyage qui n’en serait déjà plus un. Le bénéfice subjectif résiderait ici uniquement dans le plaisir d’appartenir à la communauté des voyageurs et la valorisation attribuée à ce type de consommation. Ce qui pourrait donner, sans caricaturer beaucoup, cette conversation archétypique « Et vous? Vous avez fait le Mexique? – Non, mais c’est prévu pour l’an prochain! ». Ce type de voyage renforcerait notre identité d’homme social, appartenant à la communauté des hommes où être soi c’est être comme tout le monde sous la forme de l’homme en général, du On heideggérien (Das Mann). Voilà donc un type de voyage qui se limiterait au déplacement et nierait tout décentrement.

A l’opposé, on pourrait citer ces voyages où le déplacement importerait moins que le décentrement, ceux où la recherche explicite des limites physiques ou subjectives serait l’objet même du périple, dans un refus revendiqué de tout ce qui se fait déjà. Le péril de sa vie peut venir cautionner l’authenticité du questionnement et mettre en péril le corps physique plutôt que la subjectivité, comme par erreur, dans une confusion ontico-ontologique. Les conquérants de l’extrême qui gravissent des montagnes comme personne, qui traversent en solitaire des étendus glacées, qui s’immergent totalement dans une communauté humaine parfaitement étrangère, ne cherchent qu’à s’éprouver identitairement, soi-même comme nul autre. Le déplacement n’est alors que l’occasion du décentrement.

De façon plus contingente, la rencontre inattendue effractant les habitudes d’un sujet sur un mode traumatique, le plongeant dans l’effroi, pourrait être la forme ultime d’un décentrement sans déplacement. Ainsi de l’expérience esthétique de Stendhal dans laquelle la rencontre avec l’œuvre d’art bouleverse l’ordre émotionnel, le contact affectif avec le monde, poussant littéralement le sujet hors de lui et hors du monde dans un mouvement conjoint de dépersonnalisation et déréalisation. Le voyage à Florence de Stendhal ne trouve de sens que dans ce décentrement.

Entre ces formes paradigmatiques des voyages-déplacement et des voyages-décentrement, les voyages, ceux que nous faisons effectivement, s’inscrivent toujours dans un mélange plus ou moins désiré, plus ou moins confus et finalement plus ou moins heureux, de décentrement et de déplacement.

Sur le décentrement :

Le voyage – le vrai pourrions-nous dire – tire cette opportunité privilégiée d’interroger notre subjectivité de son pouvoir d’ouverture à un champ d’expérience entre le propre et l’étranger. Celle-ci surgit de l’artifice du voyage qui entame notre carapace, celle des habitudes du quotidien. Il nous déracine du monde commun où nous baignons d’ordinaire, n’y prenant garde, soutenus des évidences naturelles de ce qui va de soi. Le voyageur éprouve alors cette indubitable expérience de l’étranger dans cette expérience renouvelée de soi. Mais si le dépaysement y est possible, c’est sans doute aussi et avant tout dans le pouvoir d’exposition de notre propre étrangeté. Pour Merleau-Ponty, cet entrelacs entre l’étranger et le propre est permanent, constitutif du sujet et corporellement déterminé. Il y voit la manifestation du caractère toujours fuyant d’un corps qui nous échappe, que nous ne pouvons jamais maîtriser tout à fait. Merleau-Ponty nous installe ainsi dans l’inconfort d’un corps propre qui ne l’est jamais complètement. L’expérience de l’étranger n’est donc pas uniquement une affaire topologique. Bernhard Waldenfels nous suggère que « l’expérience de l’étranger ne signifie ainsi pas seulement que nous rencontrons de l’étranger; l’expérience de l’étranger culmine dans un devenir étranger de l’expérience elle-même ». Le voyage nous ouvre ainsi nécessairement à des manifestations de dépersonnalisation-déréalisation.

Sur le déplacement :

Voyager c’est sortir de son territoire, de ses habitudes, de sa langue. Ce déplacement est la condition nécessaire du voyage. Elle ouvre une parenthèse, elle propose de suspendre au moins temporairement nos modalités constitutives, nos soucis, nos projets. C’est parce que le voyage nous soustrait à la contingence qui nous contraint d’ordinaire et nous définit qu’il interroge essentiellement ce que nous sommes. Il fonde ainsi cette intuition largement partagée qu’il pourrait nous révéler dans ce que nous serions essentiellement.

Si le déplacement permet de sortir de sa quotidienneté, le mouvement serait aussi porteur, en lui-même, d’un vécu de liberté. C’est la liberté de résister au surgissement du monde par le mouvement. Apparaître est un mode d’être essentiel de l’homme. Apparaissant au monde, nous sommes soumis à la pression physiognomique du regard d’Autrui. Le corps vivant apparaît bien au-delà du soma qui le délimite. Je suis partout où se porte ma parole et mon regard mais aussi dans la fumée de ma pipe ou le bruit de mon pas. Inversement, Autrui s’étend jusqu’à moi, bien au-delà de son enveloppe corporelle, et m’atteint par son regard dans une poussée annexante à laquelle le paranoïde ne peut résister. Résister à cette pression insistante des forces physiognomiques, c’est là l’enjeu que chacun doit relever continûment sous peine de succomber au syndrome paranoïde. Selon Straus, la stance (Stand), les propriétés posturales et dynamiques de l’homme lui permettent de prendre distance de ce qui l’entoure. Mais le langage atténue également l’insistance des choses. Il me permet de les transformer en concept.

La stance pourrait donc aussi nous protéger d’un vécu délirant de sur-proximité d’un monde que nous ne pourrions plus tenir à distance. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des idées délirantes de persécution surgir d’un vécu dépressif d’incapacité à se mouvoir assorti d’un grand ralentissement moteur. Il arrive également de voir émerger des premiers accès délirants de persécution au cours de périodes d’alitement prolongé imposées par une condition médicale. Il y a donc dans la stance une accession à soi sous la forme du refus, une proximité entre un « je peux » heideggérien et un « je me meus ».

Voyage et monde

Le voyage est aussi un questionnement sur le monde, en tout cas l’occasion d’aller éprouver ce qu’est le monde. Erwin Straus évoque cette double forme de la fréquentation du monde et qui nous ouvrirait à deux types de contacts, à deux espaces vécus différents. Il distingue ainsi l’espace géographique, ordonné par une préoccupation industrieuse, normé et limité. C’est le monde commun, celui du moi empirique, du langage et des réalités constituées. A l’opposé s’ouvre l’espace du paysage lieu d’une communication préréflexive avec le monde, fondateur pour Straus de l’espace esthétique. C’est le lieu d’une intimité vécue avec le monde, issue d’un contact désintéressé et qui nous fait simplement dire « j’en suis ». Il s’agit d’une modalité de la présence non thématisée, non limitée et non orientée dans l’espace. Ce type de contact vital peut être qualifié de vécu atmosphérique et nous pourrions sans doute le rapprocher de l’espace affectif que Tellenbach développe. L’apparaître, le surgissement, le visible et donc le regard, la direction et la distance n’épuisent pas toutes les expériences de notre ouverture au monde. Dans Goût et Atmosphère, Tellenbach envisage la connexion homme-monde dans ce qu’elle peut avoir de plus originelle. L’odeur y tient une place particulière en tant qu’elle nous ouvre à un monde où les objets ne sont pas encore constitués. Dans le sentir, le monde se dévoile comme totalité échappant à la représentation. Par la respiration et l’odorat, il nous pénètre et témoigne d’une continuité entre intérieur et extérieur. L’espace qui se révèle ici n’est pas métrique. Les distances soi-monde sont abolies, faisant fondamentalement du sentir le sens de la proximité et de l’intimité, l’instigateur d’une confiance primordiale dans le monde. Comment méconnaître l’importance des odeurs dans le voyage? Du point de vue de l’intentionnalité husserlienne, on peut sans doute voir dans ces manifestations l’aube de la conscience constituante. Il y a dans l’atmosphérique, ouverture, ébauche de soi et du monde sans qu’une direction intentionnelle précise ne permette de dégager une forme constituée. Nous pourrions dire qu’il y a plus ici « ouverture de », qu’il n’y a « ouverture à ». Nous sommes en présence d’une manifestation du sujet transcendantal pas encore complètement brouillée par sa tâche de réalisation du moi empirique.

Le voyage est donc aussi cette forme privilégiée ouvrant un contact renouvelé avec le monde, plus primordial, plus affectif, plus esthétique et désintéressé.

Vertus thérapeutiques du voyage

Nous l’avons vu, voyager nous sollicite au-delà de la curiosité et peut nous exposer de diverses manières de sorte que nous ne devrions pas parler du voyage mais des voyages. Les personnes souffrant de schizophrénie n’échappent pas à cette diversité. Les vertus thérapeutiques sont sans doute très différentes pour cette personne fuyant ses persécuteurs ou celle-ci qui, depuis des années, s’est installée dans ce qui nous apparaît un mode de vie marqué d’une errance inconfortable voire dangereuse.

Les voyages des schizophrènes sont donc moins pathologiques que profondément humains. L’illusion du schizophrène pensant fuir ses voix dans le voyage est-elle si différente de celle du cadre cherchant à fuir ses soucis professionnels mais qui ne parvient pas à renoncer à son smartphone? En quoi l’inconséquence du schizophrène cherchant à s’établir sur Marseille sans préparation et présumant de sa capacité à le faire serait-elle différente en nature de celle de l’alpiniste s’engageant dans une voie où il restera bloqué? C’est davantage une différence de proportion plus que de nature qui permet à Ludwig Binswnager d’évoquer la présomption – c’est-à-dire cette tendance à faire des projets présomptueux, coupés de sa base d’expérience – comme une des trois formes manquées de la présence schizophrénique.

Blankenburg introduit comme phénomène essentiel de la schizophrénie la perte des évidences naturelles c’est-à-dire la perte de cette constante présomption de la permanence du style constitutif du monde, celui du monde commun des évidences partagées. Que ce sol se dérobe dans la schizophrénie peut nous permettre de comprendre la quête inlassable de certains patients pour tenter de retrouver un monde, un espace d’appui en deçà du monde commun, plus primordial, plus affectif, plus solitaire ? L’espace du paysage pourrait bien constituer une forme de suppléance au dérobement du monde commun. La perte de cette communauté des évidences naturelles pourrait également conduire à des formes de suppléances d’une communauté minimale, celle éprouvée par exemple dans la nostrité alcoolique. Parfois, errances et ivresses se mêlent dans une double suppléance, cherchant un appui sur un monde affectif dans le voyage et une collectivité primordiale désengagée de tout projet dans l’illusion communautaire de l’alcool.

La précipitation

Pour en venir au second point de notre propos, la précipitation d’une grande hauteur, deux éléments épidémiologiques justifient de notre intérêt. Parmi les modalités du suicide la précipitation est un phénomène rare représentant environ 6,5% de la mortalité du suicide, loin derrière la pendaison (50%), l’intoxication (25%) ou la mort par arme à feu (10%). C’est d’autant plus étonnant quand l’on songe à l’influence classique de la disponibilité du moyen sur la nature du passage à l’acte (ainsi par exemple du suicide par arme à feu chez les policiers, du suicide médicamenteux chez les médecins ou du suicide par ingestion d’organophosporés en population rurale du sud-est asiatique). Or dans notre monde contemporain essentiellement urbain, les lieux de grande hauteur facilement accessibles sont légion et s’ajoutent aux nombreuses falaises périurbaines de notre région. J’avoue ne pas avoir d’hypothèses sur cette sorte de résistance anthropologique à une modalité suicidaire largement disponible. Pourtant, dans la schizophrénie cette modalité suicidaire est fréquente, de 25% à 40% des suicides en fonction des séries. Les explications ne manquent pas s’appuyant généralement sur l’impulsivité ou bien la pression d’injonctions hallucinatoires. Mais ces explications ne paraissent pas complètement convaincantes. D’autres maladies se caractérisent en effet par une forte impulsivité : les états mixtes des troubles bipolaires, certaines formes de dépression associées à des prises d’alcool, des troubles de la personnalité marqués par un dyscontrôle émotionnel et pulsionnel. La précipitation y est pourtant rare. Quant à la pression des injonctions hallucinatoire, classique élément clinique d’explication du passage à l’acte, relevée dans toutes les expertises, est peut-être plus problématique que ce que l’on en retient ordinairement. D’abord, il n’existe aucun élément dans la littérature permettant d’apprécier la valeur prédictive positive d’un tel symptôme quant à un passage à l’acte. Ensuite certains auteurs, dont Arthur Tatossian, soulignent que les hallucinations et le délire, s’ils peuvent être un motif propre à l’action, le sont en quelque sorte par erreur. La règle étant que l’univers délirant et la réalité mondaine sont souvent des mondes dissociés, comme l’indiquait pour sa défense le Président Schreber, soulignant que son royaume n’était pas de ce monde et qu’il était possible d’être la femme de Dieu et un juge rigoureux. Le délire et les hallucinations ne seraient généralement pas un motif propre à l’action selon ses auteurs. Il n’est donc pas certain que l’excès de suicide par précipitation dans la schizophrénie soit entièrement imputable à des exceptions à cette règle.

Je me souviens de ce jeune homme rencontré après un saut du 6ème étage d’un immeuble, ayant miraculeusement survécu sans aucune fracture, sauvé par une splénectomie d’hémostase. Au moment des faits, il était dans sa chambre, convaincu de l’imminence de l’arrivée de ses persécuteurs qu’il sentait roder à la porte de l’appartement. La certitude de leur irruption, l’horreur de la mort imminente, lui fît entrevoir dans la fuite par la fenêtre la seule issue possible. La certitude de la mort consécutive à la chute ne l’a pas effleuré. Il savait pourtant « intellectuellement » que ses chances d’en réchapper étaient minces mais affectivement, sensoriellement, le saut apparaissait comme une issue naturelle, évidente, presque sans audace. Difficile de comprendre ce manque de conscience au moment de l’acte. Peut-être des phénomènes de dépersonnalisation et déréalisation modifiaient-ils la perception du poids corporel. Peut-être aussi ce geste s’est-il fait avec cette tranquillité déroutante en raison d’une modification de la spatialité vécue. La surproximité délirante des persécuteurs, le vécu d’acculement, où qu’il soit, donnait à cet homme un sentiment de rétrécissement de l’espace, de contraction du monde et d’oppression. Peut-être aussi que la perte des évidences naturelles, la nécessité de continument reconstruire un monde qui ne va pas de soi, donnaient à ce jeune homme un sentiment constant de dérobement qui n’était pas uniquement psychique mais également corporel, l’inscrivant dans l’incertitude d’un monde sans sol sur lequel s’appuyer, à partir duquel se déployer, existentiellement, corporellement. Rappelons enfin ces vécus de passivité et d’écrasement infligés par les hallucinations dans lesquels aucune manoeuvre exploratoire ne permet d’échapper à la saturation sensorielle, toujours là, totale, sans possibilité ni de s’y soustraire dans la fuite ni de l’enrichir dans des manœuvres exploratoires. Le mouvement, excessif, total, absolu, de projection de soi apparait comme une tentative ultime et désespérée de s’extraire de la passivité hallucinatoire pour renouer avec un je peux, fut-ce au péril de sa vie comme chez ces explorateurs de l’extrême.

Conclusion

Le voyage et la précipitation nous ont donc permis d’interroger l’engagement corporel mais aussi subjectif dans la psychose. Le voyage pathologique nous apparait dans une dimension nouvelle, digne d’intérêt, invitant à nous y pencher vraiment, sans le réduire à un symptôme attendu de la maladie. Il devient propre à engager une relation thérapeutique. Probablement certains schizophrènes cherchent-ils à voyager pour échapper à leurs idées délirantes comme les voyageurs de commerce cherchent à solder leurs marchandises : sans rien changer de soi. Le voyage ne serait alors effectivement que le symptôme de la maladie là ou du métier ici. Mais la plupart du temps le voyage pathologique est un vrai voyage. Il témoigne d’un engagement subjectif, de la recherche d’un contact renouvelé avec le monde, de la quête d’un arrière-plan, d’une ouverture, cherchant à retrouver l’aube d’une intentionnalité constituante et sans doute à renouer dans le mouvement avec un « je peux ». Quant au voyage ultime de la défenestration, il nous indique ce que signifie corporellement l’absence de sol vécu, de point d’appui, d’arrière-plan existentiel à partir duquel se déployer. Il dit comment le délire n’est pas qu’une idée incorrigible mais aussi une maladie corporelle où, sur-proximité délirante et rétrécissement de l’espace vécu permettent de comprendre l’inimaginable d’un saut assurément mortel mais qui pourrait sauver.

De la conscience du corps à l’expression de soi

Expérience d’un groupe en ergothérapie

Sabrina Bouttier, ergothérapeute

INTRODUCTION

SB, ergothérapeute en psychiatrie adulte depuis 15 ans (intra-extra)

Je travaille au Centre Hospitalier Edouard Toulouse depuis 2009 et plus précisément à l’HDJ Marine Blanche (secteur du Dr SIRERE) depuis l’année dernière.

Au fil de ma pratique professionnelle auprès de personnes souffrant de psychose, j’ai développé un intérêt pour les médiations corporelles.

Aujourd’hui j’ai choisi de vous parler de mon expérience autour du corps en ergothérapie, à travers l’atelier « conscience du corps, expression de soi » que j’ai pu mener en HDJ.

Ma présentation se déroulera en 4 temps…

  1. La médiation corporelle, quelles visées thérapeutiques ?

Les pathologies psychiatriques ont souvent des répercutions dans la sphère corporelle : Troubles de l’image du corps, désinvestissement du corps réel au profit de l’activité délirante, repli sur soi, perte de l’estime de soi, tensions psychomotrices, douleurs…

En plus d’exprimer la souffrance psychique, le langage du corps traduit un mode de relation à soi, à l’autre et à l’environnement. Il est porteur des mémoires, des désirs, de l’histoire de chacun.

La médiation corporelle permet d’appréhender la personne dans une globalité psychocorporelle. Elle est donc un outil thérapeutique très riche, aussi pour l’ergothérapeute qui vise, par le biais d’activités significatives pour la personne, à :

-entrer en relation avec le patient

-évaluer la répercussion de sa maladie sur ses capacités de relation, d’adaptation et de réalisation

-développer ses potentialités afin d’accéder à un mieux être

Le groupe à médiation corporelle que je propose, vise à une prise de conscience du corps (travail sur l’ancrage, le schéma corporel, la globalité…) et à l’expression de soi, pour soi et avec les autres (mise en mouvement liée aux sensations, à l’imaginaire, sentiment d’existence, dimension relationnelle…)

  1. Modèles théoriques et méthodes

Modèles théoriques

Les courants de la pensée occidentale autour de la question du corps humain remontent à l’antiquité et continuent à évoluer. On peut les regrouper en 3 modèles :

  • La psycho-physique neurologique se consacre à l’étude du cerveau et de l’intelligence
  • La psychanalyse avec la découverte de l’inconscient par Freud, se consacre à l’étude de l’image du corps dans la triple dimension du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire (Lacan) ou encore le Moi-peau (Anzieu)
  • La phénoménologie étudie le corps propre et le vécu corporel en relation avec autrui et le monde (Merleau-Ponty). Cette méthode scientifique cherche à revenir aux choses mêmes et à les décrire telles qu’elles apparaissent à la conscience, indépendamment de tout savoir constitué (Hurssel)

Méthodes

Utiliser une médiation corporelle nécessite d’avoir fait, soi-même, un travail d’implication corporelle et de réflexion autour du corps. Pour ma part, les méthodes auxquelles je me suis formées et qui nourrissent ma pratique sont la sophrologie, l’expression corporelle et la danse thérapie.

LA SOPHROLOGIE « science de la conscience » créée par le Dr CAYCEDO, neuropsychiatre, en 1960.

Approche phénoménologique, cette méthode repose sur des relaxations dynamiques qui permettent l’intégration du schéma corporel comme contenant et lieu à être, favorisant l’harmonisation corps-mental et la présence à soi et au monde.

L’EXPRESSION CORPORELLE

Cette méthode vise à redécouvrir les potentialités imaginaires du corps afin de les transformer, au moyen de l’expressivité, en représentations. Le mouvement créé devient alors signifiant de la langue. Toutes les possibilités expressives du corps sont mises en jeu :

  1. voix et musique
  2. toucher
  3. regard
  4. mouvement

LA DANSE THERAPIE

Elle ne vise pas la performance, elle permet à la personne de stimuler la globalité de son vécu corporel, renforçant ainsi sa cohésion interne.

Elle met en jeu et harmonise les différents niveaux d’organisation de l’individu (cognitif, somatique, psychique, relationnel)

C’est un langage qui passe par l’expérience vécue, par les sensations corporelles. Le travail d’élaboration s’effectue d’abord au sein du corps du sujet pour permettre une meilleure régulation des perceptions corporelles, sensorielles, des affects et des idées.

La danse facilite la capacité à communiquer en provoquant une meilleure prise sur le réel.

  1. De l’activité à la médiation en ergothérapie

La danse, la sophrologie, l’expression corporelle ou encore le Taï-chi, ont d’abord été pour moi des activités que je pratiquais sur un plan personnel.

Mon vécu et mon expérience m’ont permis d’en ressentir les effets bénéfiques et de prendre conscience de leur potentiel thérapeutique.

J’ai donc entrepris une démarche de formation qui m’a permis de prendre du recul (me décentrer de mon propre vécu) et d’acquérir des connaissances et un savoir faire sur ces méthodes.

Puis, mes compétences professionnelles : analyse réflexive de l’activité, connaissances de la pathologie, de la relation et du cadre thérapeutique, de la médiation…m’ont permis de relier ces méthodes et de leur donner une valeur de médiation thérapeutique en ergothérapie.

Enfin, la créativité de l’ergothérapeute lui-même permettra de composer des séances adaptées aux besoins de chaque patient et du groupe lui-même en « jouant avec la palette de ses outils »

  1. Présentation de l’atelier « conscience du corps, expression de soi »

HDJ Camille Claudel 2009-2016

Tous les vendredis matins, j’ai RDV avec les membres du groupe « relaxation » (c’est comme ça que les patients le nomment) pour une séance d’1h15. RDV dans une salle neutre et enveloppante, dans un cadre thérapeutique contenant, dessiné par les constantes (que je préciserai toute à l’heure)

Au fil du temps la relation de confiance a coloré le décor et permis à chacun d’évoluer et de faire évoluer la dynamique de groupe.

Au début, en 2009, le groupe était constitué de 4-5 patients très ralentis, apragmatiques ou inhibés avec beaucoup de douleurs physiques et de difficultés à se mouvoir. Les séances se déroulaient donc en position allongée : prise de conscience du corps et de ses contours (travail du schéma corporel et de la respiration)

Au fur et à mesure, le groupe s’est agrandi (gardant le même noyau) et dynamisé. Nous sommes passés de la position allongée à la position debout, la marche, la danse, seul puis avec les autres : Mise en mouvement, expressivité du corps, de soi, relation à l’autre.

CADRE THERAPEUTIQUE

Entendu comme enveloppe psychique contenante et rassurante pour les patients. Il se définit par les constantes suivantes :

  1. Lieu : les séances se déroulent dans la salle de médiations corporelles de l’HDJ
  2. Temps : tous les vendredi matin de 10h30 à 11h45
  3. Modalités : c’est un groupe ouvert de 8 patients, avec nécessité d’une participation régulière pour favoriser un climat de confiance et les effets thérapeutiques.
  4. L’activité est menée par moi-même, avec ponctuellement, la participation de stagiaires (Ergothérapeutes, Psychomotriciens, IDE…)
  5. Comme dans chaque groupe thérapeutique, il y a des règles telles que : le respect de l’autre, des lieux, une tenue vestimentaire adaptée, éviter de sortir de la pièce pendant la séance, pas de « spectateur », rangement du matériel en fin d’activité…

Au sein de ce cadre rigoureux, il y a un autre cadre, plus malléable, en mouvement, mais qui, à mon sens, participe aussi de l’enveloppe psychique contenante. Il s’agit de la musique et des consignes.

La musique permet à la personne psychotique ou non, de s’accorder au monde extérieur. Elle crée un lien entre le dedans et le dehors, c’est une réalité commune et partagée par tous les membres du groupe.

Il est du rôle du thérapeute de savoir choisir la musique qu’il utilise pour qu’elle réponde à la visée de la séance (ancrage, confiance, ouverture, apaisement…)

Les consignes: constituent un étayage qui doit à la fois rassurer et laisser un espace pour que le patient se l’approprie et s’y exprime.

Le choix du placement du groupe par exemple (cercle, lignes, par 2…) sera différent selon l’objectif (cohésion groupale, travail du schéma corporel, identification, lâcher prise…)

INDICATIONS

Ce travail peut être proposé aux patients présentant, par exemple :

– des troubles psychosomatiques

– des tensions psychomotrices, des douleurs

– une inhibition

– troubles de l’image du corps

– des troubles anxieux

– une perte de l’estime de soi

L’indication peut être faite par le médecin ou proposée par l’équipe. Le patient peut également en faire lui-même la demande.

CONTRE-INDICATIONS

– une perte majeure de contact avec la réalité (troubles dissociatifs importants ou un délire envahissant)

– une instabilité psychomotrice majeure

– des troubles du comportement incompatibles avec la situation de groupe

DEROULEMENT D’UNE SEANCE

Dix minutes avant,je rappelle aux personnes du groupe, que nous allons commencer la séance et les invite à rejoindre la salle.

Les patients retirent (spontanément ou à ma demande) leurs chaussures, leur veste et leur sac avant d’entrer dans la salle, ce qui symbolise le passage d’un espace à un autre, du dehors au-dedans.

  1. Sur une musique douce ou rythmée, Je me situe ici et maintenant…Présence…
    • Marche, déplacements, sous différente formes
  • Prise de conscience de mes propres sensations corporelles, de l’espace, des autres,
  1. Mise en mouvement progressive de toutes les parties du corps, en musique 
    • Travail d’imitation (processus d’identification …), assouplissement, éveil, stimulation du schéma corporel (articulations, muscles, peau, globalité…)
    • Prise de parole corporelle, lâcher prise, expression, créativité (processus d’individuation…) chacun s’exprime à tour de rôle au sein du groupe
  2. Du mouvement à la danse : portée par la musique, et tissée par les consignes qui favorisent le lien et l’échange avec l’autre ou le groupe, une dynamique groupale émerge au fur et à mesure de la séance, offrant des moments de partage, d’échanges spontanés, de plaisir….sentiment d’exister et d’appartenir à un groupe.
  3. Invitation progressive à se recentrer sur soi : ralentissement du rythme, étirements, respiration, prise de conscience du vécu personnel et partagé
  4. Temps de relaxation (méthode de sophrologie), en position allongée sur un tapis
  5. Chacun retrouve son cahier personnel (qui reste dans la salle) pour y noter son vécu de la séance, puis le partage oralement avec le groupe.

En fin de séance, chacun participe au rangement du matériel, et retrouve ses affaires personnelles (chaussures, sacs…)

Rq : J’ai envie d’insister sur le fait que l’évolution progressive des consignes doit s’adapter à l’évolution des patients et suivre un déroulement cohérant avec le processus thérapeutique en cours. Qui dit processus, dit continuité, durée et mouvement.

EVOLUTION DU GROUPE – BILAN

Comment parler de l’évolution sans dire un mot de l’évaluation…

– Dans ce cas, elle est qualitative

– Elle porte sur les capacités et difficultés individuelles de la personne, en lien avec son histoire, sa problématique, sa pathologie… et sur le groupe et ses dynamiques.

– Elle est basée sur l’observation clinique de l’ergothérapeute et sur le vécu exprimé par le(s) patient(s).

– Elle fait l’objet de transmissions et d’échanges avec l’équipe pluridisciplinaire (intégration dans le suivi global)

– Elle alimente l’analyse clinique, processus dynamique qui se déroule à chaque instant (avant, pendant, après la séance)

1/ A travers mes observations cliniques, je note que :

  1. Les patients se sont approprié ce temps, ils sont demandeurs et réguliers.
  2. Le respect et l’attention portés les uns envers les autres, traduisent une bonne cohésion de groupe
  3. Ils verbalisent une diminution des douleurs et une amélioration des capacités physiques (souffle, souplesse, posture…)
  4. Je vois se développer les notions de plaisir, de prise d’initiatives, de lâcher prise, de créativité et s’améliorer les capacités à exprimer, verbaliser son vécu intérieur.
  5. Amélioration des capacités relationnelles
  6. Meilleure présence, meilleur ancrage, moins de dissociation corps/esprit
  7. Verbalisation possible de demandes autour du corps, pouvant traduire une meilleure conscience de soi (besoin d’activités physiques, esthétiques, suivi en ostéopathie ou kinésithérapie…) Ce qui m’amène à orienter certains patients vers d’autres espaces de soin comme l’ostéopathie ou encore l’activité danse que nous faisons une association. Dispositif qui offre la possibilité d’une ouverture sur l’extérieur et d’une insertion dans la cité par l’approche corporelle. (intervention de l’année dernière)

2/ Le vécu exprimé par les patients

J’ai envie de leur laisser la parole. Je vous propose d’écouter, avec leur accord, leurs ressentis à la fin d’une séance. Tous les patients que vous allez entendre ont souhaité être enregistrés.

Ps : « relaxation = atelier conscience du corps/expression de soi »

Lorsque le cri devient danse…

Shanti Rouvier

« L’art est la vérité du sensible, parce que le rythme est la vérité de l’aisthesis1 »2 La danse permet depuis la nuit des temps de célébrer ce que l’humain porte en lui d’élan de vie, d’enthousiasme, de joie, mais aussi d’exprimer ce qu’il garde habituellement enfoui en lui, sa souffrance, sa folie, et tout ce qui ne peut se dire sinon dans un cri.

Il y a de l’archaïque en nous et cet archaïque est précieux. Nous utilisons ici le mot archaïque à la fois dans sa dimension possiblement angoissante mais aussi dans son sens noble de « primitif », « premier », en tant que survivance de nos ou notre origine(s), porteur d’une simplicité, d’une évidence et d’un parfum d’inné.

Les enfants avant d’être inhibés dansent naturellement, il s’agit de retrouver ce mouvement premier avant qu’il ne se soucie du regard de l’autre.

En même temps la danse obéit à des règles souvent implicites, parfois très codifiées, dont la trame semble être la fonction contenante de la musique, du rythme, du groupe.

Les ateliers

Nous allons nous appuyer sur l’expérience acquise au fil d’ateliers de danse.

Ces ateliers proposés, hors milieu hospitalier, sont axés sur « danser tout ce qui nous traverse » plutôt que le parler avec les mots, cela peut être nos peurs, nos colères, nos chagrins, etc… C’est cela le langage proposé et non celui du verbe, le langage du corps tel qu’il cherche à s’exprimer dans cette improvisation, ce respect de ce qui apparaît dans l’instant, spontanément, il n’y a pas de mauvais mouvements, il y a juste à se respecter dans cette exploration.

Nous nous y trouvons confronté à la même question qu’Arno Stern en ce qui concerne l’acte de peindre « Comment faire en sorte qu’une personne, éduquée à être raisonnable, s’abandonne à un acte spontané ? »3

Les mouvements sont ainsi basés sur l’improvisation au sein de directions d’exploration très ouvertes, dans une progression qui permet d’explorer des potentialités différentes (notamment celles reliées aux éléments eau, air, feu, terre), jusqu’à harmoniser celles-ci. Le but est avant tout d’avoir du plaisir à danser, mais aussi de se libérer du regard des autres afin de laisser émerger ce qui surgit spontanément, être au contact son ressenti, avec pour limite celle de ne pas se faire mal et de ne pas faire mal aux autres. Il n’y a pas de recherche d’esthétique, le but étant d’entrer totalement dans le mouvement naturel de la musique et de ce que le corps a envie de faire porter par le rythme de cette musique, de trouver le geste juste qui résulte, de cette écoute, de cet accueil du mouvement qui émerge spontanément. La personne libérée de la dimension esthétique, du souci de « faire beau », peut entrer dans la musique pour une rencontre intime avec celle-ci. Étonnamment lorsque la personne s’est totalement affranchie du souci esthétique et que la rencontre intime a lieu, la beauté apparaît. Tout corps qui entre dans ce mouvement intime laisse entrevoir sa beauté, et la personne elle-même peut en pressentir le frémissement. Les personnes prennent ainsi souvent conscience de la beauté de leur corps. Ce mouvement qui ne se soucie plus du regard des autres peut être très minimaliste, c’est plus la façon dont il est habité qui est en jeu et qui émeut. Ainsi un seul mouvement de la main voire d’un doigt de la main peut contenir toute la danse, mais nous entrons presque là dans le domaine de la transe, nous y reviendrons.

Habituellement nous bougeons notre corps en fonction de ce que la société permet, attend, suggère, de ce qu’elle nous a appris, il s’agit de trouver là un espace où le corps peut bouger en fonction de son besoin, de son aspiration propre.

Tout cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir aussi des propositions où au contraire la danse est présenté à un autre totalement disponible pour soi, sous son regard attentif, et il s’agit là, à la fois d’être reçu dans ce que nous sommes, mais aussi de sentir les effets de ce regard, perçu comme soutenant, encourageant, ou comme jugeant, inhibant. Chacun est invité à dépasser cette peur du jugement, et à prendre appui sur ce regard, tout comme l’enfant s’appuie sur le regard d’un autre pour se construire. À d’autres moments la danse est partagée, la rencontre dansée se fait avec l’autre, ou les autres, ou tout le groupe. Elle permet un passage progressif de son univers intérieur, à la rencontre avec l’autre, avec le groupe, puis un retour à soi.

Il y est proposé de considérer chaque musique comme un événement, une configuration de vie, que celle-ci soit perçue comme agréable ou désagréable d’accepter de danser avec ce qui se présente, un petit peu comme si la vie disait « comment danses-tu cette situation-là ? », et de jouer le jeu d’apprendre à danser quelle que soit la situation, notamment des musiques que nous n’apprécions pas, ou dont nous trouvons le rythme difficile à suivre…

Tout ce qui est exprimé au cours de l’atelier l’est par le corps, la parole n’est pas encouragée, voire déconseillée, car celle-ci ramène à la pensée, au jugement, et il s’agit de trouver une forme d’expression authentique. Dylis Morgan Scott, mon enseignante, avait pour habitude de dire, « Si vous êtes triste dansez votre tristesse, si vous êtes anxieux dansez votre anxiété, si vous êtes en colère dansez votre colère,… dansez votre vie telle qu’elle se présente à vous, dansez ce que vous ressentez ». Le corps ne peut tricher, il permet de libérer des surplus émotionnels et d’exprimer de façon authentique ce qui nous habite, et de déboucher sur un état de détente, et très souvent sur un état méditatif naturel. Cet état méditatif se caractérise par une appréhension de notre silence intérieur, le plaisir de goûter à celui-ci, et de goûter en quelque sorte à notre propre présence. Cet état méditatif apparaît souvent lorsqu’après une montée en intensité puis un décours dans des rythmes doux et lents, la musique s’arrête. L’immobilité, le silence, prennent une densité inhabituelle. Et le danseur peut percevoir cette densité dans son ressenti, dans son souffle, comme si tout à coup l’air pouvait être palpable, et la respiration aisée, lente et profonde d’une façon inhabituelle. Ainsi la danse mène à la densité et lorsque le cri devient dense au sens de « densité », il prend corps et rythme, il perd ainsi de son tranchant et de sa stridence, pour devenir profondeur et puissance.

Le parcours dansant de Leïla

Leïla est une personne dont le cheminement illustre le pouvoir de la danse, en ce que cette dernière permet de laisser jaillir, ce qui cherche à se dire sans toujours trouver les mots, ni le lieu, ni le bon tempo, ce cri que nous portons tous en nous qui est fait de souffrance, de tristesse, de colère, d’angoisse, mais aussi de puissance, de joie, de sentiment d’être vivant, ce cri qui lorsqu’il se délivre (dans tous les sens de ce mot « délivrer de sa captivité » et « délivrer à quelqu’un ») ce cri permet parfois d’accéder à un espace de tranquillité, de paix, de plénitude.

Leïla démarre les premiers ateliers quelque temps après une hospitalisation pour état dépressif majeur, elle est toujours dans un moment dépressif très intense. Au cours des premiers ateliers la tristesse de Leïla est visible, d’autant plus qu’elle est authentique, ne trichant pas sur ses ressentis, elle ne les cache pas, et elle ne rajoute pas non plus d’émotion. Leïla se sent tellement mal qu’elle semble avoir tout juste la force de tenir debout, aussi à chaque mesure elle pose juste un pied devant l’autre, à tout petit pas, comme dans la marche Kin-hin de la méditation zazen. Son visage est très triste, son corps comme tout engourdi par la dépression. J’ai l’impression qu’elle évolue dans la salle, dans une sorte d’errance sans intention, sans but, mais peut-être un tout petit espoir, pas forcément conscient, celui d’arriver quelque part, par chance, par inadvertance. Je me contente sur plusieurs ateliers d’aller parfois danser près d’elle, de m’accorder à sa façon d’habiter la danse et de poser ses pas, de l’accompagner quelques secondes ou minutes dans ce type de mouvement, en le vivant pleinement avec elle, en éprouvant les sensations et les sentiments qui apparaissent en moi, sentiment d’un désespoir, d’une extrême fatigue, mais beauté d’une intériorité profonde et dépouillée de tout artifice. Peu à peu au fil des ateliers les pas de Leïla sont plus amples, et tout son corps retrouve la liberté d’explorer l’espace, de jouer avec, à d’autres moments elle reprend sa « danse Kin-hin » comme un mouvement-refuge, simple, stable, rassurant. Sur certaines musiques Leïla se met à pleurer, en dansant, ou assise au sol. Je suis toujours très touchée par la simplicité de ces pleurs, nulle ostentation, mais un accueil sans résistance de ces flots que le corps libère, comme des digues qui rompraient face à la puissance de la mélodie, de sa valence émotionnelle. Dans ces moments, je danse près d’elle, la célébrant par des mouvements de rondeur, de douceur, comme des caresses invisibles, ou juste une présence sereine qui accompagne ses larmes. Lorsqu’elle est au sol, je m’assieds derrière elle, je l’enlace sans serrer, juste pour poser une présence tout en suivant le rythme lent de la musique, je reste quelques minutes, jusqu’à ce que Leïla manifeste doucement le besoin de retrouver son espace propre. C’est comme un apprivoisement d’une souffrance infinie qui n’aurait pu se laisser approcher, puis qui accepterait de laisser place à une présence, à un souffle, et Leïla semble s’appuyer sur ces moments qui ne sont pas sans rappeler une sorte de maternage discret, léger et d’une consistance pudique. Vient le moment où Leïla retrouve des forces, de la joie, de la légèreté, elle prend plaisir à exprimer la puissance, la colère, à travers des rythmes endiablés, elle peut comme s’envoler sur ceux qui invitent aux grands espaces aériens, et jouer avec chaque membre du groupe sur les chants folkloriques ou populaires. La dépression s’éloigne, Leïla se révèle une personne pleine de ressources. Plus tard bien plus tard, elle explicite combien elle a traversé une période où elle se sentait détruite, et que la danse dans le respect de son « être-là », de son rythme propre, et de nos présences discrètes mais attentionnées, lui a permis de retrouver le fil de la vie, du désir de vivre. Là où les mots avaient été vécus comme destructeurs, mortifères, et teintés de perversité dans son parcours de psychothérapie, la danse est venue proposer la vérité de « ce qui est là », évident, sans contraire, sans jugement (du type bien ou mal), et d’une rencontre sans attentes, sans projets posés sur elle. Voici ce que Leïla a écrit sur ce parcours danse « là où les mots sont impuissants… c’est comme une « reconnexion » qui s’est produite pendant ces moments où j’acceptais de me montrer humaine, mortelle, souffrante de l’état d’être. »

Une quête de l’essentiel

France-Schott Billman psychologue et danse-thérapeute parle de « quête des origines ». Elle évoque la démarche des artistes primitifs et primitivistes comme allant « dans le sens d’une mise à jour de l’essence pour autant que c’est dans la déconstruction de ce qui apparaît qu’elle cherche à percer le secret de l’être, le mystère voilé par l’apparence. »4Elle propose au cours de ses ateliers d’expression primitive de chanter ou de crier. Cela n’est pas posé au sein de nos ateliers mais il se trouve que certaines personnes chantent ou poussent des cris spontanément. Par exemple un jour lors d’un atelier une personne, puis deux, puis tout le groupe se met à pousser des sons très primitifs sous forme de voyelles, sans qu’aucune consigne n’ait été posée, chacun passe d’une voyelle à une autre en l’exprimant comme un cri, à la fois pour soi et en même temps comme répondant à la présence de l’autre, c’est un moment très fort où en cercle chacun a le bonheur de découvrir ce plaisir de laisser s’exprimer cette part primitive de soi, de pousser des sons tels qu’ils se présentent, cela dans la sécurité d’une « tribu » qui soutient cette découverte et où chacun participe. Ainsi il y a des musiques et des moments qui invitent à laisser s’échapper des sons, des cris, ou tout simplement chanter, et tout cela se fait naturellement, ou juste sur une amorce.

En ce qui concerne les parts archaïques de soi, celles-ci peuvent parfois émerger de façon assez brutale, sans pare-excitation, il faut alors contenir, préserver ce qui émerge sans le condamner. Par exemple, un jour, sur des rythmes africains, un participant se met à poursuivre une participante pour la dévorer, il semble dans un état de surexcitation qui le déborde, et la participante est en proie à une angoisse très visible, elle se met à pousser des cris de terreur. En improvisant une règle « Nous appartenons tous à la même tribu, on ne mange pas les membres de sa tribu », la tension extrême s’apaise pour l’un comme pour l’autre, et la danse continue, permettant de canaliser cette énergie débordante.

La danse permet ainsi d’exprimer et d’apprivoiser l’archaïque, de le mettre en rythme, tout en préservant la part de surprise dont il est porteur.

Elle est ainsi une voie d’accès au réel (réel au sens philosophique, ce qui existe et qui n’est pas le fruit de la pensée). Henri Maldiney évoque que « le « réel » n’est pas ce sur quoi nous pourrions avoir prise, mais au contraire ce qui nous surprend, si le « réel » s’entend – dans une formulation qui semble proche, à une lettre près, du « je suis » cartésien, et pourtant sans commune mesure avec celui-ci – comme un « j’y suis » »5 Il s’agit ainsi de se rencontrer soi, non pas dans une image de soi, mais bien dans notre réalité, soit dans une totalité où le corps reprend sa place et ses droits.

S’abandonner totalement à la musique, la laisser nous porter, comme on le verra plus loin permet de voyager très profondément en soi, d’ailleurs plus que d’un voyage il s’agit d’une coïncidence qui permet de retrouver le lieu de l’être.

Laissons la danse entrer à l’hôpital

Sans doute avons-nous à laisser plus de place à la danse dans nos sociétés actuelles, et notamment si la danse pouvait être plus explorée à l’hôpital elle porterait de beaux fruits.

Je vais évoquer succinctement l’expérience de Brigitte Martel6, lors d’un stage dans le cadre de ses études de psychologie à l’hôpital de jour de Pressensé, avec des patients s’inscrivant dans le registre de la psychose. Face à la chronicité, l’immobilité qu’elle ressent très fortement, elle souhaite mettre « du mouvement, de l’ouverture et de la nouveauté », elle met alors en place des ateliers de danse sur le modèle de ce qu’elle a expérimenté dans les ateliers que je propose.

Elle raconte notamment comment lors d’une sortie dans un restaurant, où les patients sont soudainement invités à danser, une femme qu’elle nomme Perrine, « qui le plus souvent se tient figée, le regard fixe, dans le silence », et dont le corps se meut avec difficulté la plupart du temps, se trouve métamorphosée par la danse. Son corps et ses mouvements sont fluides, elle apparaît rayonnante et séduisante. Brigitte Martel propose alors des ateliers de danse, dans un cadre très souple, très peu directif. Dès les premières séances les patients dans cet espace de liberté, retrouvent de la joie, du plaisir, et ils forment un groupe partageant l’objet commun qu’elle nomme « le plaisir de danser ensemble ». Elle écrit : « J’ai eu l’impression qu’avant de mettre la musique, des personnes séparées se tenaient dans la pièce, les unes à côté des autres, et dès que la musique est perçue, ils se mettent en mouvement sur un même rythme, alors réunis comme « un seul corps » vivant, dans l’échange, partageant une expérience commune forte. » (p.19) Elle relie cette expérience à celle d’une illusion groupale, dans laquelle la musique joue le rôle d’une enveloppe sonore. Des patients fermés s’ouvrent aux autres, ils laissent apparaître des émotions, de la joie, de la tristesse accompagnée parfois de pleurs. Brigitte émet l’hypothèse que des émotions restées gelées le corps7, suite à des expériences traumatiques, peuvent se remettre en mouvement à travers la danse. De plus ce qui est important, le dynamisme impulsé par les ateliers perdure dans la semaine. Cette expérience est une belle invitation à proposer de la danse à l’hôpital.

Pour finir

Le titre de cette intervention était « Lorsque le cri devient danse… », j’ai découvert qu’il avait été par erreur retranscrit « Lorsque le cri devient transe… ». J’ai beaucoup apprécié cette erreur, la percevant comme une invitation à aborder un aspect que je ne comptais pas évoquer, c’est à dire qu’en effet par la danse la transe est possible. La transe que j’évoque là est un abandon total à la musique, et les mouvements qui apparaissent alors le sont comme surgissant hors de la volonté. Ce type de transe peut être arrêté à tout moment par la personne, si elle décide d’interrompre ce processus d’abandon total à la musique, il n’y a pas abdication de la conscience mais acceptation à laisser surgir une danse spontanée, à être habité par des mouvements qui ne sont plus du tout pensés mais qui émergent dans l’instant, à être habité par une présence qui est plus soi-même que ce qui se joue habituellement. Cette expérience permet de toucher en soi un essentiel. Nous abordons ainsi la dimension sacrée de la danse dans le sens où elle permet aussi de rencontrer ce que nous sommes profondément, de le célébrer, de l’honorer. Ce vécu est une grâce, certains l’appellent « extase ». Nous sommes tous invités à explorer cette dimension sacrée.

Shanti Rouvier

« Notre langage universel, commun à tous, c’est le rythme. Il est le langage de l’âme. »8 Gabrielle Roth

1 Aisthesis : Réceptivité sensible

215 MALDINEY (H), Regard, Parole, Espace, p. 153.

3 Stern A. (2011) Le jeu de peindre. Arles, Actes Sud, p.13 Arno Stern propose des ateliers de peinture, pour lui il ne s’agit pas d’art-thérapie, mais du « jeu de peindre », des peintures qui ne sont pas destinées à être vues ou commentées par d’autres, il s’agit de peindre selon sa nécessité profonde

4 Schott-Billmann F. (1999) Danse et spiritualité. L’ivresse des origines. Noisy-le-Grand, Noésis, p.39

5 Escoubas E. (2000) Le phénomène et le rythme. L’esthétique d’Henri Maldiney. In : Revue d’Esthétique n° 36/37, Janvier 2000, Paris 2000, p. 141-148 http://www.henri-maldiney.org/sites/default/files/imce/ph-ryth.mald.5.8.99-mis_en_page.pdf

6 Brigitte Martel (2009) Mémoire de Master 2 Professionnel de Psychopathologie et de Psychologie Clinique à l’Université de Lyon Lumière II, Tuteur : Jacques Dill, Maître de stage : Arnaud Bougoin

7 Elle rappelle à propose de la place des sensations dans la psychose « une grande part des expériences interactives, notamment traumatiques, s’inscrivent corporellement, en négatif (Green, 1993). Ceci signifie que la destructivité issue de ces expériences n’est pas accessible à la conscience et empêche l’élaboration d’une pensée de l’expérience vécue. Elles s’inscrivent sous forme de traces corporelles : traces mnésiques ou représentations de chose (Freud, 1915), pictogrammes (Aulagnier, 1975), signifiants formels (Anzieu, 1987). C’est donc dans ce registre sensori-moteur qu’elles doivent pouvoir se figurer (Brun, 2007). » p 9 et 10

8 ROTH G. (1989), Les voies de l’extase. Enseignements d’une chamane des villes. (A.J. Ollivier, trad., 1993) Fillinges, Carthame éditions, 1994 p.18

D’un collectif à l’autre

« Je m’appelle Carmen Torrès. Je suis infirmière en psychiatrie. J’aime beaucoup mon métier. Je travaillais depuis deux ans dans une petite unité, reliée à un hôpital de province.

Cet après-midi, j’ai donné ma démission. 

Y’a pas de travail dans le coin, j’ai peur de ne pas en retrouver d’ici longtemps, mais j’ai quand même donné ma démission.

Il le fallait. » 1

Lorsqu’en juin 2016, Madeleine Esther nous a lu sa pièce, J’ai retrouvé mon grand-père dans un hôpital psychiatrique,nous étions en plein cœur du Centre Hospitalier de Montperrin, à Aix-en-Provence, dans une salle de formation continue assez impersonnelle. Notre lieu de réunion mensuelle. Nous étions une dizaine de membres de l’association Serpsy (Soin études et recherche en psychiatrie), tous soignants. Un grand silence a succédé à sa lecture. Le D.J. était une cigale. Il était vingt heures. La réunion durerait encore trois heures.

« Il le fallait. »

Qu’est-ce qui peut bien inciter une infirmière à démissionner ? Une infirmière investie. Une infirmière qui a une haute idée du soin et de la relation avec les patients.

Démissionner ? Au sein du collectif rassemblé, on trouve des infirmières, des psychologues, des cadres et cadres-supérieurs, une éducatrice spécialisée, des arts-thérapeutes, des enseignants d’IFSI. Ils viennent de toute la région PACA : Edouard Toulouse, Valvert, Montperrin, Montfavet, Pierrefeu et même de Laragne situé à une heure trente d’Aix-en-Provence. Démissionner ? On y trouve des retraités, une prof d’université, des humanitaires, des psychothérapeutes, des superviseurs d’équipes. Tous viennent en plus de leur travail, à leur frais. Pas un n’accepterait de défraiement. Ils ont en commun la clinique et une certaine idée du soin. Démissionner ? Certains se réfèrent à la psychothérapie institutionnelle qui survit de plus en plus difficilement dans leur établissement, d’autres se reconnaissent dans les théories de Lacan, d’autres se définissent comme des groupalistes. Certains ont les mains dans le soin, se battant au quotidien contre les isolements et contentions, d’autres, plus à distance accompagnent les élaborations cliniques de leurs collègues, d’autres encore participent à la formation initiale et continue. Démissionner ? Quelque chose, à cet endroit-là, ne passe pas.

Les plus anciens ont vu les soins se dégrader, ils ont assisté à la réapparition des contentions utilisés maintenant en routine, en dernier recours organisationnel. Ils passent de plus en plus de temps sur l’ordinateur à cocher des croix en temps réel, ils rencontrent de moins en moins les patients. Les effectifs des C.M.P. et des C.A.T.T.P. se réduisent comme des peaux de chagrin. Il est même question d’en fermer certains l’été. Ils résistent. Ils persistent à militer pour un soin qui prenne en compte la singularité de chacun. Ils se fracassent contre les normes, les protocoles, les parapluies ouverts pour supprimer tout risques médico-létaux. L’initiative et la surprise sont proscrites.

Démissionner ? La tentation se fait chaque jour plus insistante. L’un des quatre fondateurs de l’association a démissionné. Le harcèlement de son administration a eu raison de sa motivation. Co-animateur du groupe de recherche en soins, il a alterné les missions humanitaires en Palestine et ses responsabilités de clinicien. Il est devenu restaurateur puis éditeur en continuant à garder un œil sur le soin. Le groupe parisien a abandonné la clinique pour la lutte syndicale et politique. Ils sont aujourd’hui au sommet de la Fédération Santé.

Démissionner ?

« Il le fallait. »

La pièce écrite par Madeleine Esther est une tragédie à l’échelle du quotidien. Elle concerne chacun, bien au-delà de l’hôpital psychiatrique et même des lieux de soin. Chacun de nous est confronté à la perte de sens qui sévit dans nos lieux de travail, chacun se sent amoindri car réduit à la non-place de variable d’ajustement.

Démissionner ?

Nous avons décidé d’incarner les personnages de la pièce. Ils nous ressemblaient trop. Nous aimerions tant être des héros qui résistent envers et contre tout à cette lente désagrégation de notre part d’humanité, nous ne sommes hélas que nous-mêmes. Nous avons décidé de jouer la pièce lors de notre journée de février 2017.

« Il le fallait. »

On ne sait jamais

Le rideau s’ouvre sur la relève des équipes de nuit et de jour. Nous sommes dans la salle de soin. Il est sept heures du matin. Deux infirmières (Dorothée et Carmen) et trois aides-soignantes (Sigunga, Mélissa et Isabelle) échangent autour de l’arrivée nocturne de M. Fuentes, un patient espagnol délirant, amené par les flics. Il ne parle pas français. Il n’a aucun papier. Il ne porte qu’un survêtement à même la peau, sans slip, ni chaussettes. L’équipe de nuit a profité de la présence des policiers pour l’attacher. Il n’était pas agité mais on ne sait jamais.

Carmen explose : « Pourquoi ne sont-ils pas passés par les Urgences ? C’est la procédure. Les flics n’ont pas le droit d’entrer à l’hôpital. On n’a rien à faire avec eux. Ils le savent d’ailleurs. Sauf à notre demande. »

Ses collègues sont dans leurs petits souliers. Sigunga, l’aide-soignante de nuit réplique :

« Commence pas ! Le moindre truc et tu montes sur tes grands chevaux. C’est pas si grave après tout. Et puis ça nous rassure. Ils étaient trois policiers avec le patient, et nous la nuit on n’est que deux. Deux femmes en plus. Le costume de flic ça en impose. D’ailleurs il s’est laissé faire. »

Le protocole prévoit une prise de sang.

Carmen décide de la reporter au lendemain. C’est dimanche, il n’y a pas d’urgence :

« Je suis là demain matin. Je n’ai pas envie de piquer quelqu’un de délirant que je ne connais pas et qui ne sait pas qui je suis, dans une chambre d’isolement. […] Vaut mieux attendre de faire connaissance. »

Sigunga réplique en miroir :

« Mais il ne parle pas français. Tu te compliques la vie, tu sais. Attaché c’est plus facile.

-Tu trouves. Ce n’est pas mon avis. Je baragouine quelques mots d’espagnol. S’il parle je pourrais comprendre. Il faut d’abord faire connaissance. Qu’il accepte la prise de sang, je lui expliquerai pourquoi on lui fait. »

Carmen, âgée de cinquante ans, fait fonction de porte-idéal. Elle ne s’y prend pas toujours très bien. Elle agace souvent ses collègues qui respectent néanmoins ses compétences. Dans cette première scène, elle apparaît un peu péremptoire. Dorothée, sa collègue infirmière, ne lui répond jamais directement et laisse Sigunga lui répliquer.

Malgré ces différences de point de vue sur le soin, l’équipe s’entend bien. C’est une bonne équipe dit Carmen qui n’y sent pas de mauvais esprit. Sigunga fournit ses collègues en parfum et fanfreluches bon marché. Autour d’une clope, Isabelle, l’aide-soignante, évoque sa vie personnelle et le départ de son mari après trente ans de vie commune. Elle revient ensuite à la vie du service :

« Tu sais ici on n’a pas toujours travaillé comme ça. C’est depuis l’ouverture du nouveau bâtiment. Il y a deux ans.

– C’était comment avant ?

– Peux pas te dire. On avait plaisir à travailler. C’était plus ouvert. Moins de patients aussi. Une petite unité, et une petite équipe. Avec ces portes fermées, tout a changé. On se sent un peu isolé aussi. »

La pièce raconte le parcours de M. Fuentes sans que jamais il n’apparaisse sur scène. Il en va de même pour les médecins et le directeur de l’hôpital. On en parle. Leurs décisions s’imposent mais on ne les voit pas. C’est le choix de la narratrice. Nous sommes à hauteur d’équipe. Il ne manque à la distribution que Nathalie, le cadre, et Laurent, l’ASH, seul homme sur scène.

« C’est un hôpital ici ! »

M. Fuentes ne demande jamais rien. Les soignants ont un peu tendance à l’oublier. Il est sorti assez vite de la chambre d’isolement. Carmen parle régulièrement avec lui. En espagnol. Huit mois se sont écoulés. Il faut le faire sortir. Nathalie, le cadre, résume la situation à Laurent : « Il coûte trop cher. Il n’a pas de sécu, et on n’arrive pas à trouver une solution avec l’ambassadeÇa fait huit mois qu’il est là. Tu calcules ce que ça fait à 450 euros par jour ? Et c’est l’hosto qui paie. Le directeur m’a appelée. Il faut que je trouve une solution. » Cent huit mille euros c’est une somme, c’est un argument de poids. Laurent argumente : « On parlait de le rapatrier. Qu’il retourne dans son pays. Avec des gens qui parlent sa langue au moins. C’est pas loin l’Espagne. Une heure pour Séville. Y’en a qui font l’aller-retour pour un week-end. C’est pas loin. » Nathalie s’agace : « Il ne veut pas. Il dit qu’il ne veut pas. » Laurent insiste : « Oui, mais on ne sait pas vraiment en vrai ce qu’il ne veut pas. C’est peut-être autre chose qu’il dit quand il dit qu’il ne veut pas. … Je dis ça moi. Je ne sais pas. » Laurent, ancien patron boucher, ne s’en laisse pas compter. « Le directeur est catégorique. La note est trop élevée. Il faut arrêter l’hémorragie. » Ses arguments cliniques sont balayés. « C’est tout simple, poursuit le cadre. On va ouvrir les portes et le laisser partir. » Laurent s’esclaffe : « En janvier, quand vous avez voulu le faire sortir la première fois, les infirmières ont refusé. Il faisait moins dix dehors le matin en pleine campagne. » Nathalie est inébranlable : « Il fait doux en ce moment. On lui préparera un sac. Avec des sandwichs. »

« Mais il n’a pas un sou ! »

« Tu veux le prendre chez toi ? Lui donner cent euros peut-être ? Cette fois-ci Nathalie s’énerve : «  Il s’est débrouillé pour venir jusqu’ici, il trouvera bien les moyens pour aller où il veut. […] On ne va pas le garder juste parce qu’il est sympa, quand même ! C’est un hôpital ici. » Nathalie fait bien de le rappeler. On aurait pu oublier la dimension d’hospitalité contenue dans le mot hôpital.

« Carmen travaille tout à l’heure. Tu vas lui en parler ? Elle s’en est beaucoup occupée. Elle est même venue pendant ses repos pour parler avec Séville. Elle disait qu’elle avait pris un rendez-vous dans un centre médical, là-bas, pour lui. Non ? […) Elle pourrait l’accompagner. En deux jours c’est fait. […] Elle arrive à treize heures. Tu pourrais voir avec elle. »

Nathalie a tranché. Il ne sert à rien de discuter. Le directeur est formel. Il ne donnera pas un sou de plus. Elle est cadre, elle se plie à sa volonté. Pas question d’en parler avec Carmen.

« C’est pour ça qu’on a décidé de le faire demain matin. Elle ne sera pas là, elle est d’après-midi. Ça sert à rien d’attendre et de discuter. On a vu le patient avec le médecin, on lui a expliqué.

-Mais vous ne parlez pas l’espagnol. Ni l’une ni l’autre, tente Laurent une ultime fois. Tu crois qu’il a compris quelque chose ? »

Le cadre hausse les épaules. Et sort.

Laurent, l’ash, a essayé de retarder l’inéluctable. Comme ses collègues infirmières et aides-soignantes. Un collectif en lutte contre l’ignominie. C’est ce que raconte Carmen, installée à l’avant-scène.

« L’homme n’a pas un sou en poche, pas de famille en France, ne parle pas le français, ne connaît pas la France. Il est arrivé chez nous par hasard […] au bout d’une errance qui dure depuis trois ans qui l’a mené en Hollande puis en Belgique. […] Longtemps il n’a pas parlé, muré dans ses visions intérieures, et extérieures, nous regardant de loin. Il attend qu’on le laisse repartir. Lui écoute les ordres du peuple d’en haut, cosmique, dans une langue qu’il invente et qu’il est le seul à entendre. Il attend qu’on finisse de jouer avec lui. La pression monte du côté de la direction. Elle trouve qu’il coûte un peu cher le vagabond. […] C’est un dimanche, au mois de janvier, le médecin en charge de ce patient demande à l’équipe infirmière d’ouvrir la porte, de lui préparer un baluchon, un sandwich, quelques cachets et de le laisser partir. L’homme est toujours délirant, scotché aux étoiles, peut-être ne sait-il pas dans quelle ville il est. […] Les infirmières sont stupéfaites, il fait moins dix le matin dehors, l’hôpital est à trois quarts d’heure de la gare, à pied. Elles refusent en commun d’ouvrir la porte. L’homme a un sursis qui va lui permettre d’avoir un passeport, fourni par le consulat.

Il faut quand même dire que lorsque nous sommes allés à la capitale, l’assistante sociale, le vagabond espagnol et moi-même, pour exposer la situation au consulat espagnol, trouver une solution, lui faire des papiers, avant de partir le médecin et la responsable du service nous signifièrent clairement de le « déposer » devant la porte et que le consulat s’en occupe. J’étais du voyage volontairement, pour empêcher que l’un de nous, soignant, oui c’est le mot, ne soit emporté par l’injonction hiérarchique. Pour éviter cet acte qui nous ferait honte.

Evidemment nous sommes revenues avec lui, qui ne nous avait pas quittées d’un centimètre dans les rues de Paris. […] On s’est pris un de ces savons ! Ils avaient même déjà donné son lit à quelqu’un d’autre. »

Une partie de l’équipe résiste à l’injonction mais ça ne va pas de soi. « On s’engueule entre équipes. Il y a ceux qui sont d’accord, les porte-paroles de cette obsession de le foutre dehors. Il y a toujours de petites mains pour faire la sale besogne. »

M. Fuentes est donc sorti. On retrouve les mêmes soignantes lors de la relève. Sigunga exprime sa colère :

« Mais c’est dégueulasse. Ils ont fini par y arriver. On peut faire ça nous ? Jeter quelqu’un dehors ? »

« On a fait ça nous ?

– Oui, on a fait ça. 

J’ai l’impression que nous l’avons abandonné. »

Carmen a démissionné.

Ses collègues reprennent ses critiques du système et les opposent au cadre qui a perdu leur respect :

« Elle dit que mettre des croix dans des cases ça rend idiot, parce qu’on n’a plus besoin de parler et du coup ça nous rend idiot de ne pas trouver les mots de ce qu’on a à dire. Que ce métier est riche de ça, et que toute cette fausse nouveauté l’appauvrit, nous rend serviles. Qu’on ne comprend plus rien aux choses quand on met des croix dans des cases. Parce qu’on n’est plus au contact, des choses et des gens. Et que c’est ça ce métier d’abord. »

Carmen a démissionné. Madeleine Esther aussi. Elle a brassé tous les éléments de son vécu hospitalier pour en faire une pièce de théâtre, celle dont je vous ai lu quelques extraits. Madeleine n’est pas Carmen même si elle lui ressemble par certains côtés. Elle est tout autant Sigunga que Dorothée, M. Fuentes ou la cadre.L’histoire de M. Fuentes constitue un fil rouge mais le quotidien hospitalier n’est pas oublié. Nous nous sommes reconnus dans son évocation.

Une pièce à jouer

La lecture de la pièce a pris une heure et quart. Il faut préciser que Madeleine, à la différence de Carmen, est aussi comédienne et metteur en scène. Transposition ? Sublimation ? Chacun tranchera après avoir vu ou lu la pièce. Il lui importait que cette histoire ne reste pas dans les méandres de l’institution. Aussi vite oubliée que M. Fuentes. Madeleine a joué tous les personnages alternativement. Je me suis contenté d’en lire les didascalies. Ainsi que je l’ai dit, en introduction, une partie d’entre nous n’a pas supporté la démission de Carmen. Un débat assez nourri a opposé les uns et les autres. Très vite, est apparue l’idée que nous pourrions la représenter en février 2017 lors de la journée que nous organisons une fois par an à Montperrin.

Anne-Laure, l’éducatrice, a immédiatement souhaité jouer Mélissa l’aide-soignante. Jacqueline, un cadre à la retraite, s’est rapidement reconnue dans le personnage de Carmen. Olivier, le cadre-supérieur, a tenu à incarner Laurent l’homme de ménage. Claire joua le rôle de Dorothée, l’infirmière confrontée à l’inceste. Le rôle le plus difficile à attribuer fut celui de Nathalie, la cadre. Vannina, jeune cadre qui venait d’être nommée, ne se reconnaissait pas dans cette administrative qui obéit aux injonctions le petit doigt sur la couture du pantalon. Elle ne voulait pas non plus qu’un non-cadre joue ce rôle par crainte de la caricature. Elle a donc relevé le défi et apporté une certaine complexité au personnage. En dehors d’Olivier, aucun d’entre nous n’avait d’expérience du théâtre. Madeleine ne souhaitant pas mettre en scène la pièce, il fallut donc trouver quelqu’un pour la mise en espace et la direction d’acteur. J’assumais cette position. Aidé lors d’une séance par Françoise Guiol, une comédienne art-thérapeute.

Les collègues ne voulaient pas une simple lecture mais souhaitaient incarner ces personnages, leur donner corps. Il fallut donc répéter. Collectivement. Comme nous habitons dans tous les coins de la région PACA, Jacqueline habitant même à Sète, il fallut faire coïncider les agendas de neuf personnes, ce qui fut tout sauf simple. Seule la dernière répétition rassembla toute la troupe. Chacun eut ainsi à jouer plusieurs rôles le temps d’une répétition. Cette contrainte permit à chacun de connaître les différents personnages, leur logique, ce qui les mettait en mouvement et contribua finalement à enrichir le jeu. N’ayant pas de lieu de réunion, en dehors de la formation continue à Montperrin, inaccessible en journée, nous nous retrouvâmes chez les uns et les autres pour répéter. Naquit ainsi une convivialité jusqu’ici inconnue au sein de ce collectif clairement centré sur la clinique et peu sur les relations interpersonnelles. Reçus par les collègues chez eux, nous fîmes connaissance de leur cadre de vie, des conjoints, des enfants, présents le soir ou le dimanche. La cohésion du groupe en fut renforcée. Nous pûmes ainsi plus facilement porter un regard critique sur les façons de jouer et nous caler les uns aux autres selon les répliques que nous devions échanger. Nathalie doit-elle regarder Laurent quand elle répond à ses objections ? Quel langage corporel doit-elle adopter ? De quelle position Carmen doit-elle proférer ses envolées lyriques ? Où placer Dorothée et Carmen lors de la scène initiale ? Les comédiens ont accepté de se faire objet du metteur en scène mais sans perdre leur esprit critique. Ainsi Olivier répond-il à ma proposition de tourner autour de Nathalie chaque fois qu’il lui oppose un argument : « Je le sens pas. Je ne peux pas lui tourner autour. Je trouve que ça ralentit la scène. Je peux suivre le rythme du balayage comme si c’était le balai qui me donnait à penser mais lui tourner autour, non. » Nous avons joué la scène des deux façons puis gardé la proposition d’Olivier. Au-delà de la pièce, chacun a ainsi pu se décaler de sa façon de jouer son rôle de soignant. Réfléchir autrement sa façon d’être présent à l’autre.

L’amphithéâtre où nous devions jouer la pièce n’étant disponible que la veille de la représentation, nous dûmes improviser les décors et notre déplacement à l’intérieur de ce décor. Tout comme les jeux de lumière. Chacun ramena une blouse blanche, des dossiers et les éléments du décor de son lieu de soin. Certains artifices de mise en scène ne trouvèrent solution que ce soir-là. Ainsi Carmen fit-elle sa dernière longue déclaration hors scène, en descendant les marches de l’amphi en semblant s’adresser à chacun.

Nous jouâmes donc la pièce le 3 février 2017 devant plus de 230 personnes et Madeleine Esther. Dire que nous fûmes au top serait exagéré. Nous n’avions pu tester les micros, nous dûmes le faire au cours de la représentation. Certains connaissaient par cœur leur texte, d’autres non. Il fallut improviser jusqu’à la fin pour gommer les quelques approximations. A l’arrivée ce fut un succès. Les collègues qui commençaient habituellement à partir dès 15h30 pour rentrer chez eux, restèrent bien au-delà de 17 heures. Le débat entre les comédiens et les spectateurs fut très riche. Madeleine expliqua le contexte d’écriture de la pièce. Chacun se sentit touché parce ce qui s’y racontait avait des prolongements avec leur vécu de soignants. Les patients passent de plus en plus souvent après les considérations économiques. L’hôpital apparaît de moins en moins comme un lieu de soin. Ils donnèrent quelques exemples. On peut dire qu’elle opéra comme une catharsis. Madeleine nous expliqua qu’elle avait longuement hésité quant à la pièce. Qui devait la jouer ? Des comédiens professionnels ou des soignants ? Les deux possibilités furent envisagées. Elle fit le constat que des soignants n’avaient pas besoin de jouer des situations qui leur étaient familières. Bien sûr, n’étant pas comédiens, ils pouvaient pécher ici ou là dans leur jeu, se dépêcher d’expulser leur tirade sans regarder le collègue, connaître des baisses d’intensité dans le rythme à impulser à la pièce mais globalement ils jouaient juste parce que leur corps savait comment se positionner, ce que des comédiens professionnels n’auraient pu qu’ignorer.

Nous n’avons jamais rejoué la pièce mais ne désespérons pas de le faire. Des contacts sont pris, nous verrons.

Cette mise en danger assumée, ce péril partagé renforça notre collectif qui traversa quelques soubresauts en septembre. Le lien éprouvé à cette occasion nous permit de faire face à une tentative de clivage émanant d’un autre collectif qui nous était lié. Mais ça c’est une autre histoire.

J’étais en train de réfléchir à cette présentation quand ce mercredi, je me rendis dans un des services où j’interviens comme superviseur d’équipe. Les collègues me racontèrent une situation très proche de celle de M. Fuentes. Wlad, un patient d’origine balte, sans papier, après un traumatisme crânien qui le laisse aphasique est diagnostiqué schizophrène par un urgentiste débordé. Il est donc livré à la psychiatrie qui doit s’en occuper. Le problème est qu’il ne souffre pas de trouble psychiatrique mais uniquement de troubles neurologiques et des conséquences somatiques de l’accident de la circulation qui l’a laissé à demi-mort sur la route. L’équipe s’en occupe du mieux qu’elle peut. Grabataire à son arrivée, il a recouvré la marche, il tient sa place dans la vie de l’unité. Les soignants ont retrouvé trace de sa famille en Estonie. Un contact a été rétabli mais aussitôt interrompu. Wlad est considéré comme mort dans son pays. Sa femme s’est remariée et a eu deux enfants de ce deuxième mariage. La situation devient insoluble. Cela fait cinq ans qu’il est hospitalisé. Son état somatique se dégrade de plus en plus malgré une volonté de fer. Il doit être régulièrement hospitalisé à l’hôpital général pour différentes opérations. Il court un sérieux risque de tétraplégie. Les équipes de M.C.O. tendent à le délaisser. C’est un « psy » n’est-ce pas ? Il rentre parfois sans avoir eu sa consultation. L’équipe est inquiète. L’hôpital où ils exercent subit une énième restructuration. Du médecin aux ASH, en passant par la psychologue, le cadre, les infirmières et les aides-soignantes, tous craignent de ne plus pouvoir être suffisamment nombreux pour continuer à proposer les soins de nursing que l’état de Wlad exige. Ils aimeraient qu’un service de soins somatiques prenne le relais. Ils ne peuvent quand même pas l’abandonner à la porte d’un service d’urgence ou dans la forêt. Que faire ? Je leur ai raconté l’histoire de M. Fuentes.

Pour conclure

Pas de happy-end, ni de miracle. Nos lendemains ne chantent pas. Juste la grise et froide réalité des normes qui broient ce que nous avons de meilleur en nous. Et notre capacité à résister collectivement.

« Je m’appelle Carmen Torrès. […] Cet après-midi j’ai donné ma démission. Il le fallait. […] J’avais l’impression de devenir complice d’actes que je réprouvais en moi-même. Je perdais l’estime envers mes collègues, la confiance envers les médecins. Je ne savais plus de quoi était fait ce métier. Soigner la folie, c’est complexe. Dans cette affaire, il faut de la délicatesse, de la patience, laisser le temps agir. Y revenir. Etre précis dans les actions et les discours. On ne peut pas être seul pour faire ça, il faut toute une équipe et aussi une pensée de ce qui se fait. »

Dominique Friard, I.S.P., Superviseur d’équipes.

1 ESTHER (M), J’ai retrouvé mon grand-père dans un hôpital psychiatrique, Editions Digobar, Paris, 2016.

 Le coup de la panne 

Cubells Julie, infirmière, centre hospitalier de Montfavet.

Nous sommes sur l’autoroute, dans un mini bus de l’hôpital, il fait chaud, c’est l’été. Nous revenons de la sortie thérapeutique la plus importante de l’année, soit 4 patientes pour 5 soignants, un mois d’Aout…c’est un exploit ! De plus, cette sortie sort du rang, il s’agit d’une sortie dans un parc d’attraction, rien de culturel ! Juste de quoi s’amuser, bon… On avait aussi quelques arguments cliniques pour la justifier. Mais surtout, c’était de faire quelque chose de différent avec les patientes, de se faire plaisir, certains diront un retour en enfance, de tester de nouvelles sensations, de se mettre en mouvement….Et puis, pour une fois que l’on peut sortir hors des murs….

Dans le camion sur le chemin du retour, on discute de la journée, de la bataille d’eau improvisée, du fait que j’ai peur du vide mais que Marie m’a permis de surpasser un peu cette peur. Marie c’est la patiente qui a souvent besoin de réassurance dans le pavillon, et c’est elle qui me rassure, à 10m du sol dans un drôle d’ascenseur à ciel ouvert, qui me dit : «  tout va bien se passer ». Nous papotons … Puis il y ce bruit répétitif, les tremblements, nos regards qui se croisent et notre « Il faut qu’on s’arrête ! », ce que nous faisons… sur le bord de l’autoroute ! Il est 17h30.

Je descends pour évaluer les dégâts, le pneu est littéralement déchiqueté, forcément à 130 km/h ça ne pardonne pas. J’informe mes collègues et les patientes par la même occasion. Nous roulons quelques mètres jusqu’à une « aire de secours », pour changer la roue ! Mais c’est là, que tout se complique !!! Nous avons une bombe anti crevaison, une roue de secours, de l’eau, du chocolat, des biscuits, des clopes, dans un mini bus de l’hôpital, avec 4 patientes et cinq soignants … On pourrait se dire « no problem »? Sauf que les 4 patientes sont en soins à la demande d’un représentant de l’état, que l’ordre de mission est valable jusqu’à 18h, que deux de mes collègues travaillent de matin le lendemain, que la dernière prise de traitement était à midi, qu’il n’y a pas de cric pour changer la roue et qu’il n’y a pas de numéro d’assistance dépannage sur le camion.

OUPS!!! Oui, nous aussi nous avons souri de la situation quand nous avons prévenu nos collègues dans l’unité… un peu moins quand nous avons eu à faire au cadre de garde… Qui devait nous rappeler… Bon finalement, nous avons utilisé la borne orange. Pour info, la durée de vie au bord de l’autoroute est de 15 à 20 minutes pour un piéton. Alors, nous n’étions pas vraiment piétons, mais je dois dire que l’idée qu’une patiente puisse s’agiter et partir sur l’autoroute m’a rapidement traversé l’esprit.

Heureusement, nos 9 corps sont restés assis derrière la rambarde de sécurité. Casquette sur la tête pour les patientes, eau, chocolat, clopes en illimité, blague sur cette fin de journée quelques peu mouvementée et des sourires parfois crispés parce que je sais que si ça dégénère, ce sera catastrophique. Inutile de le dire à mes collègues nos regards en disent long… 45 minutes plus tard… arrive le dépanneur qui lui a un cric, il change la roue puis il nous demande de régler la facture ou bien de lui donner un numéro de dossier pour prendre en charge le dépannage. Et bien sûr, nous n’avons aucun des deux… Alors, énième tour de manège de la journée, mais cette fois sur la dépanneuse. Car faute de paiement le dépanneur nous accompagne jusqu’ à son garage en attendant que quelqu‘un veuille bien nous donner un numéro d‘assistance…

Très Honnêtement, je suis en colère et angoissée par l’idée que si je m’énerve franchement, cela va forcément se répercuter sur les patientes. D’ailleurs, elles n’ont pas l’air stressé, elles sourient de la situation.

Ironie du sort, j’ai travaillé dans un atelier de carrosserie, dans une autre vie. Je fais appel à mon réseau personnel pour trouver le numéro de l’assistance. J’apprends que l’hôpital a une assistance médiatique alors je me permets un peu d’humour noir avec mon interlocuteur… du genre « restez en ligne si une patiente traverse l’autoroute on risque d’avoir besoin de vous!!! »

Puis finalement, après une heure de coups de téléphone intensifs, nous avons fait le numéro de mondial assistance, qui avec le numéro d’immatriculation du mini bus, nous a confirmé qu’il était notre « assisteur ». Grace à une rapide explication de la situation et un échange avec le dépanneur, nous avons pu repartir et raccompagner les patientes dans l’unité.

Il est alors 20h30, nous installons les 4 patientes pour le repas avec les collègues d’après-midi en poste dans l’unité. Et elles sourient, elles nous remercient, nous disant que c’était une super journée, qu’elles ne changeraient rien et que « heureusement que nous étions là ».

Alors bien sûr, dans cette histoire il y a aussi l’inquiétude des collègues dans l’unité. Le fait qu’eux aussi ils se démènent pour nous aider, jusqu’à appeler le directeur d’astreinte pour que quelqu’un nous viennent en aide. Parce que les solutions apportées étaient complètement inadaptées. On nous a proposé qu’une ambulance viennent nous chercher mais en Véhicule Léger soit 4 places.

Alors petit calcul : deux soignants pour une patiente, soit 4 allers-retours. Mais franchement, ça personne n’y a pensé. Parce que finalement, on l’a eu notre numéro d’assistance.

Avant de rentrer chez nous, on a eu besoin de déposer ça, dans les murs, de ne pas le ramener chez nous… Avec ma collègue on s’arrête pour discuter avec le cadre de permanence, pour débriefer… Et il se trouve, que lui aussi à des choses à nous dire… Il fallait attendre, lui laisser le temps de trouver le numéro et puis il y avait d’autres choses à gérer (une autre panne, décidément …) et l’arrivée d’un détenu sur l’hôpital… on finit par lui dire que les minutes assis derrière son bureau ne sont pas comparables à celles passées au bord de l’autoroute et que l’on voit bien que notre présence l’exaspère. Il finira par nous dire que l’on parlera de ça demain avec notre cadre, qu’il a fait ce qu’il fallait ! Fin de la discussion… Deuxième fois de la journée que je me retrouve assise par terre, cette fois sur le trottoir devant le bureau de la PCI avec ma collègue, une clope au bec (je commence à comprendre pourquoi les patientes fument autant…), anesthésiée, fatiguée, brulée par le soleil… A nous dire, que nous ne sommes que des matricules que l’on considère comme de la merde… Mais petite satisfaction, nous avons géré la situation et les patientes vont bien !

Les patientes d’ailleurs…elles parfois si bruyantes, agitées, éclatées, délirantes, c’est elles qui nous disaient: ça va aller, vous voulez boire? Fumez une clope ça va vous détendre…elles assises derrière la barrière, qui sourient de la situation, non sans une certaine inquiétude. Mais, pas sûr que l’inquiétude que nous avons perçue soit la leur. Elles ont gardé, toutes, un excellent souvenir de cette journée, de nos péripéties, aucune angoisse, le lendemain elles en rigolent avec nous, nous sommes unis par le fait d’avoir vécu cette aventure.

Mais il y a tout de même quelque chose d’inacceptable, du moins du point de vue des soignants ! Faire une fiche d’événement indésirable ? Pourquoi ? Quand nous avons voulu dire, nous avons eu le sentiment de perdre notre temps, de ne pas être entendu? Alors quoi en dire ? Crier, chercher des fautifs, des responsables à la situation… la tentation est forte.

Michela Marzano écrit: « l’homme aussi crie. Non seulement lorsqu’il naît et qu’il marque son apparition hors du corps de la mère par un cri dont il n’a pas conscience; non seulement lorsqu’il est un bébé et qu’il hurle pour exprimer ses besoins et ses désirs, ses plaisirs et ses détresses; mais aussi à chaque fois que la parole lui fait défaut, que les émotions le dépassent, que le langage lui montre ses failles et ses limites. On peut crier pour appeler quelqu’un au secours. On peut hurler de joie ou de douleur. On peut crier comme un fou ou comme un damné. On peut crier parcequ’on à tort et qu’on veut couvrir la voix des autres. Mais on peut aussi crier parcequ’on n’est pas écouté et qu’on n’a pas d’autres moyens pour manifester son désespoir et pour se faire entendre; on peut crier après quelqu’un; on peut crier à l’oppression, au scandale; à l’injustice.»1

Un de mes collègues, a propos de mon intervention m’a dit : « Par quel bout souhaites-tu prendre cette situation ? Dire que certains cadres sont des incompétents, que tout le monde le sait et que personne ne fait rien ? Non, non, non, pas de raccourci. Cette remarque a eu le mérite de me remettre en mouvement. Au lieu de rester bloquée sur ce qui n’a pas était fait, plutôt se poser la question de savoir qu’est ce qui a fait que la situation n’a pas dégénéré ? Ce ne sont pas les murs, cette fois, qui ont été contenants (expression que j’entends souvent dans mon unité), c’est nous l’équipe. Pendant, que certains gèrent les coups de téléphone, d’autres collègues sont auprès des patientes, ils expliquent, rassurent, donnent du sens à ce qui se passe, ils sont attentifs, ils observent… Nous faisons corps, tous …

De plus, « C’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. »2 dit Michela Marzano.

Ce jour-là, ce fut une deuxième rencontre avec les patientes, parce que finalement nous les voyons rarement en dehors des murs de l’unité. Accompagner vers l’extérieur ce n’est pas la priorité au quotidien. On travaille l’auto ou l’hétéro agressivité, les troubles du comportement, on accueille des patientes extrêmement délirantes et résistantes aux traitements, on nous considère souvent comme le dernier recours… et oui, bienvenue aux UMD. Mais ce jour-là, la violence ne venait pas des patientes. A quel moment l’institution se met à fonctionner en miroir avec les patients ? Eclatés, morcelés, persécutés, avec des idées mégalo ? Ce jour-là, c’est Marie qui rassure, c’est Iris qui d’habitude se croit issue d’une riche famille qui se demande comment on va faire pour rentrer à l’hôpital, C’est Elizabeth souvent dans la démonstration dans l’unité qui reste discrète et c’est Sabine qui n’est pas sortie de hôpital depuis 10ans, orientée dans notre unité suite à une recrudescence d’hétéro-agressivité après la fausse couche de ses jumeaux qui sourit.

Alors, plusieurs options, se dire que cette histoire n’est qu’une suite de malencontreux événements, se dire qu’en effet au lieu de pondre un protocole sur le lavage des mains on auraient pu faire un protocole sur quoi faire et qui appeler en cas de panne ou de problème avec un véhicule de l’hôpital. Se dire qu’en effet, à tous les niveaux institutionnel nous sommes parfois soumis à des ordres contradictoires et que écrire, laisser une trace de l’histoire, un petit aperçu de ce qui s’est passé, l’écrit du cri du corps, permet parfois d’en tirer quelques expériences. Notamment vérifier qu’il y a un cric quand on part avec un véhicule de mutualisation. Mais se dire aussi que c’est souvent dans l’imprévu que l’être humain fait appel à des ressources insoupçonnées ou oubliées et qu’il y a toujours quelque chose à apprendre et bien souvent à partager !

Alors, à tous les patients, patientes, infirmiers, les ide, les isp, les nouvelles promos ou les anciennes, à tous les paramédicaux psychos, educ, assistante sociale, ergothérapeute, art thérapeute, à tous les somat, psychiatres, internes, a tous les cadres, cadres sup, aux secrétaires, aux ash, aux directeurs, aux administratifs, psychomotriciens… A nous qui faisons partie du corps de l’institution. Bienvenue à SERPSY…et à vos stylos !!!

1 MARZANO (M), La philosophie du corps, PUF, Que sais-je ?, chapitre 3.

2 Ibid., p. 2

Conclusion de la journée

Anne Baqué

Je remercie tous les intervenants qui ont permis de faire vivre cette journée très riche en échanges et en questionnements quant à la façon dont le corps entre en jeu dans la relation soignante.

Un petit mot sur la pièce tout d’abord. Elle fait état d’un profond malaise dans le fonctionnement de l’équipe, m’évoquant un corps figé, contraint, sans pensée, appliquant les ordres comme celui de M. Fuentes, ce patient psychotique, cet étranger, ce voyageur aux allures christiques dont le vécu reste sourd. On pourrait ainsi considérer que ce qui est vécu par ce patient et qui ne peut être pensé, vient à se rejouer au sein de l’équipe.

En effet, chaque personnage semble isolé, parle sans se sentir écouté, comme dans un fonctionnement clivé. Les relations entre soignants, cadre et médecin s’établissent dans un rapport de force et d’agressivité, tout comme la relation entre le corps du patient et l’institution.

Dès son arrivée, ce corps apparait dans une immobilité forcée, dans un rapport de soumission. Contraint d’entrer dans l’institution, il est ensuite contraint d’en sortir, comme vomi par elle, vécu comme un parasite dont on chercherait à se débarrasser.

Cette violence perçue, faite au corps du patient, est-elle une répétition de la façon dont il s’est senti accueilli dans ce monde ? Mis de force à l’intérieur d’un corps maternel puis éjecté de ce corps comme un déchet, un parasite ? L’institution joue-t-elle ici le rôle d’une toute puissance maternelle? La pièce vient mettre en scène un vécu de l’ordre de l’insupportable.

Le vécu du patient entre par ailleurs en résonnance avec celui de Carmen, où plutôt avec les traces qui lui ont été transmises du vécu de persécution de son grand père. Il s’agit d’une trace corporelle où face à l’insupportable, l’engagement du corps s’inscrit dans une révolte et un exil : le déplacement du corps hors de sa patrie. Par ce rapprochement d’expérience entre Carmen et M. Fuentes, le voyage de ce dernier n’apparait pas tant pathologique que, dans la ligne de l’approche phénoménologique de J.M. Henry, comme un mouvement vital, une tentative thérapeutique de trouver une issue, une émancipation face à un mode de fonctionnement où l’être est réduit à un corps soumis, exécutant des ordres.

Tout l’intérêt d’écrire, de mettre en scène et de faire jouer cette pièce par des soignants, est de pouvoir retrouver un jeu, une circulation entre les différentes positions prises par les membres de l’équipe, de s’en approcher, d’explorer tour à tour les positions de celui qui ordonne, celui qui se tait, qui rationalise, se cache, se révolte, afin de faire se parler les différentes parties de soi jusqu’alors isolées les unes des autres. Faire de ce qui est vécu comme insupportable une œuvre, une création, c’est aussi relancer et maintenir notre capacité à rester soignants.

On pourrait aussi rêver d’autres fins à ce scénario compte tenu de tout ce qui a été apporté durant cette journée. Imaginons que ce patient aurait pu venir exprimer son vécu au sein d’une médiation corporelle, comme la psychomotricité, la relaxation, la danse ou la peinture, où il aurait pu se déplacer, se mouvoir, d’un espace à l’autre en dehors d’un rapport contraint, et ainsi peut être réécrire l’histoire autrement.

Le soin auprès de patients psychotiques met l’accent sur l’importance d’une clinique qui s’enracine dans le vécu corporel, car au-delà du langage verbal, il y a surtout ce qui ne peut se dire avec des mots, ce qui est vécu par le corps du patient et ce que cela nous fait vivre, comme souvent, un mouvement intérieur qui s’arrête ou se désorganise, une pensée qui se fige ou qui perd le fil.

Les ateliers d’ergothérapie, de psychomotricité, et d’art thérapie, comme la peinture et la danse qui ont été présentés aujourd’hui, partent justement des ressentis intérieurs et de leur mise en mouvement. On peut dire alors « Au commencement était le geste », qui est un cri du corps, une expression de soi aux autres qui attend d’être reçue, soutenue par un regard, une présence. Le mouvement peut alors se répéter, se prolonger, se déplier et construire une forme, laisser une trace d’une « empreinte effacée » (V. Defiolles).

Ces différentes interventions font ressortir à mon sens quatre points essentiels dans la relation thérapeutique.

1 Le travail sur le schéma corporel et l’image du corps

2 La recherche sur la justesse et l’authenticité des ressentis et des mouvements

3 L’importance de la proximité des corps

4 L’engagement et l’accordage soignant-soigné

Je les reprends donc ici.

1. L’image du corps dans la psychose prend différentes formes : se vider, se morceler, tomber sans fin, se sentir intrusé, violé, piqué, transpercé, ne plus habiter son corps, se sentir jeté hors de lui, avoir un corps tout puissant ou au contraire, pourri. Toutes ces formules sont déjà des représentations qui font référence à une limite corporelle poreuse, instable, floue, effractée qui se vit comme une confusion entre ce qui vient de l’intérieur et de l’extérieur. C’est comme si une coupure entre soi et l’autre ne pouvait s’inscrire, une coupure qui permettrait de nous mettre en rapport, d’éviter la confusion.

Si les concepts d’image du corps et de schéma corporel ne se recouvrent pas, ils ne vont pas sans interagir. L’image du corps se construit avec le vécu et les expériences du sujet. Elle est donc en perpétuel remaniement avec un travail sur le schéma corporel, sur notre proprioception, c’est-à-dire notre capacité à percevoir notre corps dans l’espace.

Les médiations corporelles exercent notre capacité à nous sentir habiter notre corps comme un lieu à être.

Il est intéressant d’entendre les patients en parler eux-mêmes dans l’intervention de Sabrina Bouttier. Ils utilisent des termes fondés sur le registre des sensations (sentir, être), où le rapport au temps est celui du présent : « J’étais fatiguée, maintenant je suis en forme », dit l’une des patientes ; cela témoigne qu’une présence à soi et au monde se construit et trouve une forme dans l’ici et maintenant.

2. Le second point que je souligne est l’importance de la justesse et de l’authenticité.

Ces ateliers proposent de laisser venir le mouvement, de se laisser surprendre par lui, « de danser ce qui nous traverse », disait Shanti Rouvier,  et « de laisser advenir un mouvement qui laisse une trace sur un tableau » dans la performance de Virginie Giraud et Valérie Leroux.

On ne cherche pas à faire beau, mais à suivre ce que l’on ressent comme juste. On cherche à relier nos émotions à nos gestes et postures. Le beau nait de cette authenticité et non de la recherche du beau en tant qu’objet.

Cette idée est fondamentale à mon sens ; c’est une invitation à la justesse, à l’authenticité du vécu. C’est précisément ce qui vient nous toucher dans toute création artistique comme dans la relation thérapeutique, où tout jugement de bien ou mal, de normal ou de pathologique, s’écarte face à une forme de vérité de l’être. L’enchaînement des mouvements et postures du corps comme lieu de nos traces inconscientes peut alors venir se raconter, se déplier et transformer un vécu corporel. La création d’une œuvre, en effet, n’est pas seulement un retour au même, une expression de soi, mais aussi une quête à être qui n’est pas là d’avance, qui vient se construire dans la rencontre avec le thérapeute, avec le groupe.

Si au commencement est le dire des corps, les mots peuvent venir ensuite selon la temporalité et la personnalité de chacun. Ces discours, alors enracinés dans le corporel, facilitent un travail de cohérence entre le vécu et la pensée.

Ce qui est le plus souvent attendu en thérapie, ce n’est pas la résolution magique des problématiques ou de venir expliquer ou interpréter la souffrance, c’est avant tout à mon sens que l’expression de soi à un autre puisse être perçue, reçue, reconnue, que ce langage adressé à un autre est une demande d’amour, comme disait Lacan, qui n’est autre qu’une demande de reconnaissance de notre être.

Pour cela, il s’agit de se tenir debout face à l’autre avec l’intention de rendre intelligible le dire des corps, d’en saisir ensemble le vécu et le sens émotionnel.

C’est ce dont témoigne Leila dans son parcours de danse : « Là où les mots sont impuissants, c’est comme une reconnexion qui s’est produite pendant ces moments où j’acceptais de me montrer souffrante de l’état d’être. »

C’est aussi ce que propose l’approche phénoménologique qui nous permet d’essayer de comprendre l’autre en rapprochant nos expériences sensibles.

L’exemple est pris du voyage dit « pathologique » dans la schizophrénie à partir de ce qui s’engage dans tout voyage, à savoir l’expérience d’un déplacement du corps dans un autre environnement et celle d’un décentrement subjectif. Le voyage s’organise comme une rupture avec une quotidienneté où se dessinent de façon singulière ce à quoi on tente d’échapper, ce que l’on recherche, ce que l’on tente de découvrir et qui n’est pas encore là. Le questionnement identitaire est central et exploré par des vécus à la fois de liberté et de limites. La typologie des voyageurs schizophrènes montre qu’il s’agit d’un mouvement vers une issue, une tentative d’émancipation, une volonté de se soustraire à ce qui est vécu comme aliénant et de venir éprouver dans les rencontres les frontières de ce que nous sommes.

3. Ce qui m’amène à ce troisième point qui relie les différentes interventions : la proximité. La mise en présence des corps est ici une dimension essentielle. Les médiations corporelles réduisent la distance entre les corps, et l’on n’a pas peur de s’approcher, de faire fonction de ce que Freud appelait « être humain proche ». C’est en effet au contact de l’être humain proche que l’être humain apprend à se reconnaitre. La construction de notre première peau, de nos limites corporelles se construit au contact physique de notre corps avec celui d’un autre, en capacité d’être présent à nous dans l’ici et maintenant.

Dans un monde où nos merveilleux outils de communication éloignent toujours plus les corps les uns des autres et érodent sans doute nos capacités à nous rendre présents et proches dans l’ici et maintenant, les approches corporelles permettent de trouver, de retrouver, de se rapprocher de ce qu’il y a d’humain dans la relation à l’autre.

4. Le dernier point que je souhaitais souligner, c’est le travail d’engagement et d’accordage entre patients et soignants.

Ce qui est perçu comme intérieur ou extérieur à soi dépend de la façon dont on perçoit l’écho, la réponse à un cri. En d’autres termes, on ne peut s’approprier ce cri que si celui-ci est reçu, produit un effet chez l’autre et lui est renvoyé sous une forme métabolisée, qui vient faire trace, une « empreinte contenante » (selon l’expression de Véronique Defiolles).

Les êtres sont là, et la question du comment on s’articule les uns aux autres est bien la plus essentielle dans nos pratiques cliniques. L’attention se porte non sur un résultat mais sur la façon dont la forme prend forme. Cela fonctionne un peu comme le « Squiggle » de Winnicott, c’est-à-dire que l’un amorce un geste, une trace et l’autre la poursuit et ainsi de suite. C’est un récit qui donne une forme à la rencontre. Ces co-créations, qu’elles soient graphiques, dansées, sculptées, parlées, sont une écriture, une transformation, une façon de passer du cri à l’écrit qui fait appel à la singularité de chaque rencontre.

« C’est de l’échange que peut surgir l’inspiration, comme la nécessité humaine d’apprendre l’un de l’autre », disait Salomon Resnik en 2001 dans La relation de compréhension dans la psychose.

C’est ici que se pose en effet la question de l’engagement du corps du soignant dans le processus. Que faisons-nous de notre corps face à celui du patient ?

Ce positionnement est tout à fait singulier : il est le reflet de notre façon d’être, de notre parcours, de nos formations, de notre cadre de référence, de nos expériences, de nos richesses et de nos points de fragilité. Ce qui nous touche chez l’autre est une résonnance de notre propre vécu. Etre en capacité de l’identifier nous ramène aux chemins qui nous ont permis de le traverser et d’en transmettre alors non pas une solution, mais une façon de se positionner pour laisser le patient être en capacité de créer, avec nous, son propre chemin, car comme disait Parménide, « unique pourtant reste le dire du chemin qui mène là-bas, devant qu’il est ».

Conclusion

Voici une journée qui vient redonner de l’élan ! Le soin en psychiatrie s’ouvre sur le domaine de l’art, sur les potentialités créatives de chaque être lorsqu’il se met à l’écoute de ses ressentis, de ses émotions, lorsqu’il se laisse surprendre par ses mouvements et postures. L’art est une pratique, celle de tout soignant-artisan, qui à partir des dysfonctionnements du quotidien sait se laisser surprendre, rire, imaginer, inventer, créer avec les patients des aventures qui articulent nos désirs. C’est ainsi que je perçois le récit du « coup de la panne » de Julie Cubells, qui met en avant l’importance de la créativité soignante.

La panne symbolise pour moi une coupure, une limite qui vient mettre en rapport les singularités des patients et des soignants. Cet évènement, qui surprend et déclenche le rire, permet la rencontre, la co-construction d’un récit où chacun est avant tout sujet avant d’être soigné ou soignant.

C’est bien souvent dans la surprise, l’adversité, que l’authenticité de nos désirs vient à se vivre, en marge des sentiers battus et des protocoles.

Le rire ensemble, avec l’autre, est souvent présent au sein de nos pratiques, mais il n’est peut-être pas pris au sérieux quant à sa puissance thérapeutique. Ce cri si singulier, si humain, si violent aussi selon Bergson, et aussi sacré (« J’ai canonisé le rire », écrivait Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie), peut-il venir faire trace d’une coupure entre soi et l’autre qui rend possible, un peu comme par magie, une articulation de nos façons d’être au monde ?

Je vous propose pour l’année qui vient d’apporter nos témoignages et réflexions sur la fonction thérapeutique de la surprise et du rire, d’observer et d’être à l’écoute de nos ressources et de notre potentiel thérapeutique dans la relation soignante.

Je remercie encore tous les intervenants pour la qualité de leur travail et tous ceux qui ont participé à l’organisation de cette septième journée Serpsy Paca. Enfin, je vous remercie tous pour votre présence et vos échanges qui nourrissent notre engagement dans le soin en psychiatrie.

Très bonne soirée à toutes et tous, et à l’année prochaine sous le signe du rire et de la surprise !