Conclusion de la journée

Anne Baqué

Je remercie tous les intervenants qui ont permis de faire vivre cette journée très riche en échanges et en questionnements quant à la façon dont le corps entre en jeu dans la relation soignante.

Un petit mot sur la pièce tout d’abord. Elle fait état d’un profond malaise dans le fonctionnement de l’équipe, m’évoquant un corps figé, contraint, sans pensée, appliquant les ordres comme celui de M. Fuentes, ce patient psychotique, cet étranger, ce voyageur aux allures christiques dont le vécu reste sourd. On pourrait ainsi considérer que ce qui est vécu par ce patient et qui ne peut être pensé, vient à se rejouer au sein de l’équipe.

En effet, chaque personnage semble isolé, parle sans se sentir écouté, comme dans un fonctionnement clivé. Les relations entre soignants, cadre et médecin s’établissent dans un rapport de force et d’agressivité, tout comme la relation entre le corps du patient et l’institution.

Dès son arrivée, ce corps apparait dans une immobilité forcée, dans un rapport de soumission. Contraint d’entrer dans l’institution, il est ensuite contraint d’en sortir, comme vomi par elle, vécu comme un parasite dont on chercherait à se débarrasser.

Cette violence perçue, faite au corps du patient, est-elle une répétition de la façon dont il s’est senti accueilli dans ce monde ? Mis de force à l’intérieur d’un corps maternel puis éjecté de ce corps comme un déchet, un parasite ? L’institution joue-t-elle ici le rôle d’une toute puissance maternelle? La pièce vient mettre en scène un vécu de l’ordre de l’insupportable.

Le vécu du patient entre par ailleurs en résonnance avec celui de Carmen, où plutôt avec les traces qui lui ont été transmises du vécu de persécution de son grand père. Il s’agit d’une trace corporelle où face à l’insupportable, l’engagement du corps s’inscrit dans une révolte et un exil : le déplacement du corps hors de sa patrie. Par ce rapprochement d’expérience entre Carmen et M. Fuentes, le voyage de ce dernier n’apparait pas tant pathologique que, dans la ligne de l’approche phénoménologique de J.M. Henry, comme un mouvement vital, une tentative thérapeutique de trouver une issue, une émancipation face à un mode de fonctionnement où l’être est réduit à un corps soumis, exécutant des ordres.

Tout l’intérêt d’écrire, de mettre en scène et de faire jouer cette pièce par des soignants, est de pouvoir retrouver un jeu, une circulation entre les différentes positions prises par les membres de l’équipe, de s’en approcher, d’explorer tour à tour les positions de celui qui ordonne, celui qui se tait, qui rationalise, se cache, se révolte, afin de faire se parler les différentes parties de soi jusqu’alors isolées les unes des autres. Faire de ce qui est vécu comme insupportable une œuvre, une création, c’est aussi relancer et maintenir notre capacité à rester soignants.

On pourrait aussi rêver d’autres fins à ce scénario compte tenu de tout ce qui a été apporté durant cette journée. Imaginons que ce patient aurait pu venir exprimer son vécu au sein d’une médiation corporelle, comme la psychomotricité, la relaxation, la danse ou la peinture, où il aurait pu se déplacer, se mouvoir, d’un espace à l’autre en dehors d’un rapport contraint, et ainsi peut être réécrire l’histoire autrement.

Le soin auprès de patients psychotiques met l’accent sur l’importance d’une clinique qui s’enracine dans le vécu corporel, car au-delà du langage verbal, il y a surtout ce qui ne peut se dire avec des mots, ce qui est vécu par le corps du patient et ce que cela nous fait vivre, comme souvent, un mouvement intérieur qui s’arrête ou se désorganise, une pensée qui se fige ou qui perd le fil.

Les ateliers d’ergothérapie, de psychomotricité, et d’art thérapie, comme la peinture et la danse qui ont été présentés aujourd’hui, partent justement des ressentis intérieurs et de leur mise en mouvement. On peut dire alors « Au commencement était le geste », qui est un cri du corps, une expression de soi aux autres qui attend d’être reçue, soutenue par un regard, une présence. Le mouvement peut alors se répéter, se prolonger, se déplier et construire une forme, laisser une trace d’une « empreinte effacée » (V. Defiolles).

Ces différentes interventions font ressortir à mon sens quatre points essentiels dans la relation thérapeutique.

1 Le travail sur le schéma corporel et l’image du corps

2 La recherche sur la justesse et l’authenticité des ressentis et des mouvements

3 L’importance de la proximité des corps

4 L’engagement et l’accordage soignant-soigné

Je les reprends donc ici.

1. L’image du corps dans la psychose prend différentes formes : se vider, se morceler, tomber sans fin, se sentir intrusé, violé, piqué, transpercé, ne plus habiter son corps, se sentir jeté hors de lui, avoir un corps tout puissant ou au contraire, pourri. Toutes ces formules sont déjà des représentations qui font référence à une limite corporelle poreuse, instable, floue, effractée qui se vit comme une confusion entre ce qui vient de l’intérieur et de l’extérieur. C’est comme si une coupure entre soi et l’autre ne pouvait s’inscrire, une coupure qui permettrait de nous mettre en rapport, d’éviter la confusion.

Si les concepts d’image du corps et de schéma corporel ne se recouvrent pas, ils ne vont pas sans interagir. L’image du corps se construit avec le vécu et les expériences du sujet. Elle est donc en perpétuel remaniement avec un travail sur le schéma corporel, sur notre proprioception, c’est-à-dire notre capacité à percevoir notre corps dans l’espace.

Les médiations corporelles exercent notre capacité à nous sentir habiter notre corps comme un lieu à être.

Il est intéressant d’entendre les patients en parler eux-mêmes dans l’intervention de Sabrina Bouttier. Ils utilisent des termes fondés sur le registre des sensations (sentir, être), où le rapport au temps est celui du présent : « J’étais fatiguée, maintenant je suis en forme », dit l’une des patientes ; cela témoigne qu’une présence à soi et au monde se construit et trouve une forme dans l’ici et maintenant.

2. Le second point que je souligne est l’importance de la justesse et de l’authenticité.

Ces ateliers proposent de laisser venir le mouvement, de se laisser surprendre par lui, « de danser ce qui nous traverse », disait Shanti Rouvier,  et « de laisser advenir un mouvement qui laisse une trace sur un tableau » dans la performance de Virginie Giraud et Valérie Leroux.

On ne cherche pas à faire beau, mais à suivre ce que l’on ressent comme juste. On cherche à relier nos émotions à nos gestes et postures. Le beau nait de cette authenticité et non de la recherche du beau en tant qu’objet.

Cette idée est fondamentale à mon sens ; c’est une invitation à la justesse, à l’authenticité du vécu. C’est précisément ce qui vient nous toucher dans toute création artistique comme dans la relation thérapeutique, où tout jugement de bien ou mal, de normal ou de pathologique, s’écarte face à une forme de vérité de l’être. L’enchaînement des mouvements et postures du corps comme lieu de nos traces inconscientes peut alors venir se raconter, se déplier et transformer un vécu corporel. La création d’une œuvre, en effet, n’est pas seulement un retour au même, une expression de soi, mais aussi une quête à être qui n’est pas là d’avance, qui vient se construire dans la rencontre avec le thérapeute, avec le groupe.

Si au commencement est le dire des corps, les mots peuvent venir ensuite selon la temporalité et la personnalité de chacun. Ces discours, alors enracinés dans le corporel, facilitent un travail de cohérence entre le vécu et la pensée.

Ce qui est le plus souvent attendu en thérapie, ce n’est pas la résolution magique des problématiques ou de venir expliquer ou interpréter la souffrance, c’est avant tout à mon sens que l’expression de soi à un autre puisse être perçue, reçue, reconnue, que ce langage adressé à un autre est une demande d’amour, comme disait Lacan, qui n’est autre qu’une demande de reconnaissance de notre être.

Pour cela, il s’agit de se tenir debout face à l’autre avec l’intention de rendre intelligible le dire des corps, d’en saisir ensemble le vécu et le sens émotionnel.

C’est ce dont témoigne Leila dans son parcours de danse : « Là où les mots sont impuissants, c’est comme une reconnexion qui s’est produite pendant ces moments où j’acceptais de me montrer souffrante de l’état d’être. »

C’est aussi ce que propose l’approche phénoménologique qui nous permet d’essayer de comprendre l’autre en rapprochant nos expériences sensibles.

L’exemple est pris du voyage dit « pathologique » dans la schizophrénie à partir de ce qui s’engage dans tout voyage, à savoir l’expérience d’un déplacement du corps dans un autre environnement et celle d’un décentrement subjectif. Le voyage s’organise comme une rupture avec une quotidienneté où se dessinent de façon singulière ce à quoi on tente d’échapper, ce que l’on recherche, ce que l’on tente de découvrir et qui n’est pas encore là. Le questionnement identitaire est central et exploré par des vécus à la fois de liberté et de limites. La typologie des voyageurs schizophrènes montre qu’il s’agit d’un mouvement vers une issue, une tentative d’émancipation, une volonté de se soustraire à ce qui est vécu comme aliénant et de venir éprouver dans les rencontres les frontières de ce que nous sommes.

3. Ce qui m’amène à ce troisième point qui relie les différentes interventions : la proximité. La mise en présence des corps est ici une dimension essentielle. Les médiations corporelles réduisent la distance entre les corps, et l’on n’a pas peur de s’approcher, de faire fonction de ce que Freud appelait « être humain proche ». C’est en effet au contact de l’être humain proche que l’être humain apprend à se reconnaitre. La construction de notre première peau, de nos limites corporelles se construit au contact physique de notre corps avec celui d’un autre, en capacité d’être présent à nous dans l’ici et maintenant.

Dans un monde où nos merveilleux outils de communication éloignent toujours plus les corps les uns des autres et érodent sans doute nos capacités à nous rendre présents et proches dans l’ici et maintenant, les approches corporelles permettent de trouver, de retrouver, de se rapprocher de ce qu’il y a d’humain dans la relation à l’autre.

4. Le dernier point que je souhaitais souligner, c’est le travail d’engagement et d’accordage entre patients et soignants.

Ce qui est perçu comme intérieur ou extérieur à soi dépend de la façon dont on perçoit l’écho, la réponse à un cri. En d’autres termes, on ne peut s’approprier ce cri que si celui-ci est reçu, produit un effet chez l’autre et lui est renvoyé sous une forme métabolisée, qui vient faire trace, une « empreinte contenante » (selon l’expression de Véronique Defiolles).

Les êtres sont là, et la question du comment on s’articule les uns aux autres est bien la plus essentielle dans nos pratiques cliniques. L’attention se porte non sur un résultat mais sur la façon dont la forme prend forme. Cela fonctionne un peu comme le « Squiggle » de Winnicott, c’est-à-dire que l’un amorce un geste, une trace et l’autre la poursuit et ainsi de suite. C’est un récit qui donne une forme à la rencontre. Ces co-créations, qu’elles soient graphiques, dansées, sculptées, parlées, sont une écriture, une transformation, une façon de passer du cri à l’écrit qui fait appel à la singularité de chaque rencontre.

« C’est de l’échange que peut surgir l’inspiration, comme la nécessité humaine d’apprendre l’un de l’autre », disait Salomon Resnik en 2001 dans La relation de compréhension dans la psychose.

C’est ici que se pose en effet la question de l’engagement du corps du soignant dans le processus. Que faisons-nous de notre corps face à celui du patient ?

Ce positionnement est tout à fait singulier : il est le reflet de notre façon d’être, de notre parcours, de nos formations, de notre cadre de référence, de nos expériences, de nos richesses et de nos points de fragilité. Ce qui nous touche chez l’autre est une résonnance de notre propre vécu. Etre en capacité de l’identifier nous ramène aux chemins qui nous ont permis de le traverser et d’en transmettre alors non pas une solution, mais une façon de se positionner pour laisser le patient être en capacité de créer, avec nous, son propre chemin, car comme disait Parménide, « unique pourtant reste le dire du chemin qui mène là-bas, devant qu’il est ».

Conclusion

Voici une journée qui vient redonner de l’élan ! Le soin en psychiatrie s’ouvre sur le domaine de l’art, sur les potentialités créatives de chaque être lorsqu’il se met à l’écoute de ses ressentis, de ses émotions, lorsqu’il se laisse surprendre par ses mouvements et postures. L’art est une pratique, celle de tout soignant-artisan, qui à partir des dysfonctionnements du quotidien sait se laisser surprendre, rire, imaginer, inventer, créer avec les patients des aventures qui articulent nos désirs. C’est ainsi que je perçois le récit du « coup de la panne » de Julie Cubells, qui met en avant l’importance de la créativité soignante.

La panne symbolise pour moi une coupure, une limite qui vient mettre en rapport les singularités des patients et des soignants. Cet évènement, qui surprend et déclenche le rire, permet la rencontre, la co-construction d’un récit où chacun est avant tout sujet avant d’être soigné ou soignant.

C’est bien souvent dans la surprise, l’adversité, que l’authenticité de nos désirs vient à se vivre, en marge des sentiers battus et des protocoles.

Le rire ensemble, avec l’autre, est souvent présent au sein de nos pratiques, mais il n’est peut-être pas pris au sérieux quant à sa puissance thérapeutique. Ce cri si singulier, si humain, si violent aussi selon Bergson, et aussi sacré (« J’ai canonisé le rire », écrivait Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie), peut-il venir faire trace d’une coupure entre soi et l’autre qui rend possible, un peu comme par magie, une articulation de nos façons d’être au monde ?

Je vous propose pour l’année qui vient d’apporter nos témoignages et réflexions sur la fonction thérapeutique de la surprise et du rire, d’observer et d’être à l’écoute de nos ressources et de notre potentiel thérapeutique dans la relation soignante.

Je remercie encore tous les intervenants pour la qualité de leur travail et tous ceux qui ont participé à l’organisation de cette septième journée Serpsy Paca. Enfin, je vous remercie tous pour votre présence et vos échanges qui nourrissent notre engagement dans le soin en psychiatrie.

Très bonne soirée à toutes et tous, et à l’année prochaine sous le signe du rire et de la surprise !