Cubells Julie, infirmière, centre hospitalier de Montfavet.
Nous sommes sur l’autoroute, dans un mini bus de l’hôpital, il fait chaud, c’est l’été. Nous revenons de la sortie thérapeutique la plus importante de l’année, soit 4 patientes pour 5 soignants, un mois d’Aout…c’est un exploit ! De plus, cette sortie sort du rang, il s’agit d’une sortie dans un parc d’attraction, rien de culturel ! Juste de quoi s’amuser, bon… On avait aussi quelques arguments cliniques pour la justifier. Mais surtout, c’était de faire quelque chose de différent avec les patientes, de se faire plaisir, certains diront un retour en enfance, de tester de nouvelles sensations, de se mettre en mouvement….Et puis, pour une fois que l’on peut sortir hors des murs….
Dans le camion sur le chemin du retour, on discute de la journée, de la bataille d’eau improvisée, du fait que j’ai peur du vide mais que Marie m’a permis de surpasser un peu cette peur. Marie c’est la patiente qui a souvent besoin de réassurance dans le pavillon, et c’est elle qui me rassure, à 10m du sol dans un drôle d’ascenseur à ciel ouvert, qui me dit : « tout va bien se passer ». Nous papotons … Puis il y ce bruit répétitif, les tremblements, nos regards qui se croisent et notre « Il faut qu’on s’arrête ! », ce que nous faisons… sur le bord de l’autoroute ! Il est 17h30.
Je descends pour évaluer les dégâts, le pneu est littéralement déchiqueté, forcément à 130 km/h ça ne pardonne pas. J’informe mes collègues et les patientes par la même occasion. Nous roulons quelques mètres jusqu’à une « aire de secours », pour changer la roue ! Mais c’est là, que tout se complique !!! Nous avons une bombe anti crevaison, une roue de secours, de l’eau, du chocolat, des biscuits, des clopes, dans un mini bus de l’hôpital, avec 4 patientes et cinq soignants … On pourrait se dire « no problem »? Sauf que les 4 patientes sont en soins à la demande d’un représentant de l’état, que l’ordre de mission est valable jusqu’à 18h, que deux de mes collègues travaillent de matin le lendemain, que la dernière prise de traitement était à midi, qu’il n’y a pas de cric pour changer la roue et qu’il n’y a pas de numéro d’assistance dépannage sur le camion.
OUPS!!! Oui, nous aussi nous avons souri de la situation quand nous avons prévenu nos collègues dans l’unité… un peu moins quand nous avons eu à faire au cadre de garde… Qui devait nous rappeler… Bon finalement, nous avons utilisé la borne orange. Pour info, la durée de vie au bord de l’autoroute est de 15 à 20 minutes pour un piéton. Alors, nous n’étions pas vraiment piétons, mais je dois dire que l’idée qu’une patiente puisse s’agiter et partir sur l’autoroute m’a rapidement traversé l’esprit.
Heureusement, nos 9 corps sont restés assis derrière la rambarde de sécurité. Casquette sur la tête pour les patientes, eau, chocolat, clopes en illimité, blague sur cette fin de journée quelques peu mouvementée et des sourires parfois crispés parce que je sais que si ça dégénère, ce sera catastrophique. Inutile de le dire à mes collègues nos regards en disent long… 45 minutes plus tard… arrive le dépanneur qui lui a un cric, il change la roue puis il nous demande de régler la facture ou bien de lui donner un numéro de dossier pour prendre en charge le dépannage. Et bien sûr, nous n’avons aucun des deux… Alors, énième tour de manège de la journée, mais cette fois sur la dépanneuse. Car faute de paiement le dépanneur nous accompagne jusqu’ à son garage en attendant que quelqu‘un veuille bien nous donner un numéro d‘assistance…
Très Honnêtement, je suis en colère et angoissée par l’idée que si je m’énerve franchement, cela va forcément se répercuter sur les patientes. D’ailleurs, elles n’ont pas l’air stressé, elles sourient de la situation.
Ironie du sort, j’ai travaillé dans un atelier de carrosserie, dans une autre vie. Je fais appel à mon réseau personnel pour trouver le numéro de l’assistance. J’apprends que l’hôpital a une assistance médiatique alors je me permets un peu d’humour noir avec mon interlocuteur… du genre « restez en ligne si une patiente traverse l’autoroute on risque d’avoir besoin de vous!!! »
Puis finalement, après une heure de coups de téléphone intensifs, nous avons fait le numéro de mondial assistance, qui avec le numéro d’immatriculation du mini bus, nous a confirmé qu’il était notre « assisteur ». Grace à une rapide explication de la situation et un échange avec le dépanneur, nous avons pu repartir et raccompagner les patientes dans l’unité.
Il est alors 20h30, nous installons les 4 patientes pour le repas avec les collègues d’après-midi en poste dans l’unité. Et elles sourient, elles nous remercient, nous disant que c’était une super journée, qu’elles ne changeraient rien et que « heureusement que nous étions là ».
Alors bien sûr, dans cette histoire il y a aussi l’inquiétude des collègues dans l’unité. Le fait qu’eux aussi ils se démènent pour nous aider, jusqu’à appeler le directeur d’astreinte pour que quelqu’un nous viennent en aide. Parce que les solutions apportées étaient complètement inadaptées. On nous a proposé qu’une ambulance viennent nous chercher mais en Véhicule Léger soit 4 places.
Alors petit calcul : deux soignants pour une patiente, soit 4 allers-retours. Mais franchement, ça personne n’y a pensé. Parce que finalement, on l’a eu notre numéro d’assistance.
Avant de rentrer chez nous, on a eu besoin de déposer ça, dans les murs, de ne pas le ramener chez nous… Avec ma collègue on s’arrête pour discuter avec le cadre de permanence, pour débriefer… Et il se trouve, que lui aussi à des choses à nous dire… Il fallait attendre, lui laisser le temps de trouver le numéro et puis il y avait d’autres choses à gérer (une autre panne, décidément …) et l’arrivée d’un détenu sur l’hôpital… on finit par lui dire que les minutes assis derrière son bureau ne sont pas comparables à celles passées au bord de l’autoroute et que l’on voit bien que notre présence l’exaspère. Il finira par nous dire que l’on parlera de ça demain avec notre cadre, qu’il a fait ce qu’il fallait ! Fin de la discussion… Deuxième fois de la journée que je me retrouve assise par terre, cette fois sur le trottoir devant le bureau de la PCI avec ma collègue, une clope au bec (je commence à comprendre pourquoi les patientes fument autant…), anesthésiée, fatiguée, brulée par le soleil… A nous dire, que nous ne sommes que des matricules que l’on considère comme de la merde… Mais petite satisfaction, nous avons géré la situation et les patientes vont bien !
Les patientes d’ailleurs…elles parfois si bruyantes, agitées, éclatées, délirantes, c’est elles qui nous disaient: ça va aller, vous voulez boire? Fumez une clope ça va vous détendre…elles assises derrière la barrière, qui sourient de la situation, non sans une certaine inquiétude. Mais, pas sûr que l’inquiétude que nous avons perçue soit la leur. Elles ont gardé, toutes, un excellent souvenir de cette journée, de nos péripéties, aucune angoisse, le lendemain elles en rigolent avec nous, nous sommes unis par le fait d’avoir vécu cette aventure.
Mais il y a tout de même quelque chose d’inacceptable, du moins du point de vue des soignants ! Faire une fiche d’événement indésirable ? Pourquoi ? Quand nous avons voulu dire, nous avons eu le sentiment de perdre notre temps, de ne pas être entendu? Alors quoi en dire ? Crier, chercher des fautifs, des responsables à la situation… la tentation est forte.
Michela Marzano écrit: « l’homme aussi crie. Non seulement lorsqu’il naît et qu’il marque son apparition hors du corps de la mère par un cri dont il n’a pas conscience; non seulement lorsqu’il est un bébé et qu’il hurle pour exprimer ses besoins et ses désirs, ses plaisirs et ses détresses; mais aussi à chaque fois que la parole lui fait défaut, que les émotions le dépassent, que le langage lui montre ses failles et ses limites. On peut crier pour appeler quelqu’un au secours. On peut hurler de joie ou de douleur. On peut crier comme un fou ou comme un damné. On peut crier parcequ’on à tort et qu’on veut couvrir la voix des autres. Mais on peut aussi crier parcequ’on n’est pas écouté et qu’on n’a pas d’autres moyens pour manifester son désespoir et pour se faire entendre; on peut crier après quelqu’un; on peut crier à l’oppression, au scandale; à l’injustice.»1
Un de mes collègues, a propos de mon intervention m’a dit : « Par quel bout souhaites-tu prendre cette situation ? Dire que certains cadres sont des incompétents, que tout le monde le sait et que personne ne fait rien ? Non, non, non, pas de raccourci. Cette remarque a eu le mérite de me remettre en mouvement. Au lieu de rester bloquée sur ce qui n’a pas était fait, plutôt se poser la question de savoir qu’est ce qui a fait que la situation n’a pas dégénéré ? Ce ne sont pas les murs, cette fois, qui ont été contenants (expression que j’entends souvent dans mon unité), c’est nous l’équipe. Pendant, que certains gèrent les coups de téléphone, d’autres collègues sont auprès des patientes, ils expliquent, rassurent, donnent du sens à ce qui se passe, ils sont attentifs, ils observent… Nous faisons corps, tous …
De plus, « C’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. »2 dit Michela Marzano.
Ce jour-là, ce fut une deuxième rencontre avec les patientes, parce que finalement nous les voyons rarement en dehors des murs de l’unité. Accompagner vers l’extérieur ce n’est pas la priorité au quotidien. On travaille l’auto ou l’hétéro agressivité, les troubles du comportement, on accueille des patientes extrêmement délirantes et résistantes aux traitements, on nous considère souvent comme le dernier recours… et oui, bienvenue aux UMD. Mais ce jour-là, la violence ne venait pas des patientes. A quel moment l’institution se met à fonctionner en miroir avec les patients ? Eclatés, morcelés, persécutés, avec des idées mégalo ? Ce jour-là, c’est Marie qui rassure, c’est Iris qui d’habitude se croit issue d’une riche famille qui se demande comment on va faire pour rentrer à l’hôpital, C’est Elizabeth souvent dans la démonstration dans l’unité qui reste discrète et c’est Sabine qui n’est pas sortie de hôpital depuis 10ans, orientée dans notre unité suite à une recrudescence d’hétéro-agressivité après la fausse couche de ses jumeaux qui sourit.
Alors, plusieurs options, se dire que cette histoire n’est qu’une suite de malencontreux événements, se dire qu’en effet au lieu de pondre un protocole sur le lavage des mains on auraient pu faire un protocole sur quoi faire et qui appeler en cas de panne ou de problème avec un véhicule de l’hôpital. Se dire qu’en effet, à tous les niveaux institutionnel nous sommes parfois soumis à des ordres contradictoires et que écrire, laisser une trace de l’histoire, un petit aperçu de ce qui s’est passé, l’écrit du cri du corps, permet parfois d’en tirer quelques expériences. Notamment vérifier qu’il y a un cric quand on part avec un véhicule de mutualisation. Mais se dire aussi que c’est souvent dans l’imprévu que l’être humain fait appel à des ressources insoupçonnées ou oubliées et qu’il y a toujours quelque chose à apprendre et bien souvent à partager !
Alors, à tous les patients, patientes, infirmiers, les ide, les isp, les nouvelles promos ou les anciennes, à tous les paramédicaux psychos, educ, assistante sociale, ergothérapeute, art thérapeute, à tous les somat, psychiatres, internes, a tous les cadres, cadres sup, aux secrétaires, aux ash, aux directeurs, aux administratifs, psychomotriciens… A nous qui faisons partie du corps de l’institution. Bienvenue à SERPSY…et à vos stylos !!!
1 MARZANO (M), La philosophie du corps, PUF, Que sais-je ?, chapitre 3.
2 Ibid., p. 2