Le mot corps est un des plus anciens de la langue française puisqu’on le trouve dès le 9ème siècle dans la Chanson de Roland. Il vient du latin corpus qui décrit tout ce qui constitue un ensemble structuré, corps de chair, mais aussi cité, nation, ouvrage de fortification, organisation, institution, etc. Il a aussi le sens d’individu, d’où en ancien français l’expression « mes cors » pour le pronom personnel « je » et, de nos jours « garde du corps » pour la garde de la personne.1
En psychiatrie, le corps est un réel omniprésent. Il insiste même davantage qu’une réalité psychique de moins en moins partagée. Les soignants se vivent comme des ambassadeurs d’une réalité à laquelle le patient doit adhérer, de gré ou de force. Le patient doit être observant, compliant, docile mais pas trop sinon il éprouvera quelques difficultés à trouver une place réhabilitée dans un corps social prompt à exclure les corps étrangers. Mais son corps déborde. Il déborde même de partout. Nous ne sommes confrontés qu’à du corps. Le corps maniaque envahit tout, un corps sans cesse en mouvement, sans trêve, ni repos, un corps omnipotent qui s’épuise à contrôler le monde. Le corps schizophrène colle au nôtre, nous percute ou se mutile, corps morcelé, corps en miettes, corps neuroleptisé, corps qui ne respecte pas les distances intimes et qui semble vouloir entrer dans la bulle du soignant, corps qui irrupte, sans frapper, dans l’espace infirmier, corps qui exige, corps qui fait peur. Le corps borderline se rit des limites, colonise le nôtre, le bombarde de scories qui instillent en nous des émotions qui l’effractent. Il attaque tous les liens que nous prétendons tisser sauf les liens d’attachement évidemment. Le corps alcoolo-dépendant titube, vacille ou explose dans des conduites de parade qui le font tenir debout. Le corps squelettique anorexique se vomit, se remplit, se maîtrise, s’unisexe jusqu’à en mourir. Le corps déserté Alzheimer se perd dans les méandres de l’oubli et va droit devant lui sans tenir compte ni des obstacles, ni de quoi ni de qu’est-ce. Le corps en pointillé déprimé, le corps figé, porte-manteau catatonique recule les limites du ralenti. Le corps mélancolique pourrit de l’intérieur. Avant de s’arc-bouter sous les secousses du sismothère. Les poings qui se serrent. Les sangles qu’on attache. Les poings qui tambourinent sur la porte des chambres d’isolement thérapeutique. Du corps, que du corps partout. Corps des patients agglutinés qui envahissent le bureau des soignants, visage de bouffons de ces vieux chroniques édentés, aux dents noires, aux ongles maculés par des milliers de mégots, barbes noires et hirsutes de ces créatures étranges que les neuroleptiques ont transformés en femmes à barbe.2 Corps incuriques plongés dans les pyjamas difformes de l’institution. Corps dévêtu de la jeune femme en état maniaque. Ces panses qui débordent des pulls, des chemisiers de ces jeunes gens confrontés à l’irruption d’une gloutonnerie iatrogène, vorace … Et le bas, toujours le bas, ils sont constipés, sans cesse, sans relâche, malgré la poudre magique donnée à chaque repas ! Je tais volontairement les odeurs. Je ne voudrais pas vous dégouter si tôt le matin. Du corps qui empègue le soignant. Comme un lent défilé à la Jérôme Bosch. Des monstres qui s’éloignent de l’humain, au fond guère différents, dans la représentation, des démons cornus qui peuplent d’autres tableaux de l’artiste. Des regards qui vous traversent sans vous voir. Des propos incohérents tour à tour éructés et murmurés. Une liberté inouïe dans un contexte de contrainte.
L’argumentaire de la journée m’amenait dans ce chemin de pensée quand j’ai rencontré un magnifique texte de Michel Foucault : « Le corps utopique ». Il s’agit du texte d’une conférence prononcée sur Espagne Culture le 7 décembre 1966. Ces corps hospitalisés, ces corps paradoxalement libres ne le sont qu’en référence à nos propres contraintes. Ainsi que l’écrit Jean Oury : « Ça m’embarrasse beaucoup de parler du corps et de la psychose par le sujet lui-même, ça met en question forcément ce que l’on pourrait appeler modestement son propre corps, mais par rapport à quoi, à qui ? C’est vite fait de dire « la psychose » et encore plus vite fait de dire « mon propre corps ». »3 D’autant plus que ce corps nôtre est de moins en moins un corps en mouvement. Encastrés dans nos bureaux infirmiers, dissimulés derrière le temps réel de nos écrans d’ordinateurs, derrière les tableaux de nos tablettes, l’œil rivé sur nos téléphones portables, sur nos Android qui nous évitent de nous connecter au quotidien des patients, nous ne bougeons plus guère. Juste une question d’application.
« Mon corps, explique Foucault, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. »4 […] « Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs »5 […] « Mon corps, poursuit-il, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict je fais corps. »6 Nous pourrions facilement partager l’analyse de l’archéologue du silence. Névrosés moyens, comme lui, nous savons raison garder et corps ranger. Sauf que …
« Tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voutées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau » 7 Chacun superposera son propre visage, son propre corps à celui de Foucault. Sauf que … Nous connaissons tous des voyageurs immobiles qui se réveillent matin face à un visage qu’ils ne connaissent pas, dans un corps qu’ils n’habitent pas. Jean Oury raconte ces réveils qui sont autant de créations du monde. « […] en général, quand on ouvre un œil, on ne réfléchit pas pour ouvrir le second ; et même, on ouvre les deux à la fois. Mais supposez que ça devienne un problème ; ouvrir un œil et réfléchir : est-ce que je vais ouvrir l’autre ? Est-ce que je vais remuer un bras ou une jambe ? Est-ce que je vais m’habiller ? Mais comment faut-il que je m’habille ? Est-ce qu’il faut que je mette mes chaussettes ?… Comment je vais les mettre ? Enfilées dans les bras ? Sur la tête ? Et les chaussures, qu’est-ce que je vais en faire ? À l’endroit ? À l’envers ? Ça semble ridicule de poser des questions comme ça, mais ça fait partie de ce que des psychiatres phénoménologues (en particulier Erwin Straus) appellent les « axiomes de la quotidienneté ». Les normosés ont des « axiomes de la quotidienneté » qui fonctionnent bien ; on ne réfléchit pas pour lever un bras, ou mettre un pied devant l’autre, ou s’habiller comme ci ou comme ça, suivant la mode ou non : ça fonctionne tout seul. Mais dans la psychose, il y a là quelque chose qui est plus ou moins altéré. C’est d’ailleurs parce qu’il y a des psychotiques qu’on a défini des « axiomes de la quotidienneté » ; sinon, on ne se serait pas posé des problèmes ridicules de cet ordre. »8 Jean-Marc Henry nous proposera, tout à l’heure, un éclairage phénoménologique sur les rapports entre corps et psychose. Véronique Defioles nous entretiendra de ces empreintes perdues et de celles qui contiennent.
Revenons à notre névrose, aux normosés que nous sommes, selon Oury. C’est contre ce corps prison, comme pour l’effacer, reprend Foucault, qu’on a fait naître toutes ces utopies : « Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie du corps incorporel. »9 Cette utopie n’est-elle pas ce que vivent les patients que nous soignons ? Cet imaginaire n’est-il pas leur réel ? Ne vivent-ils pas dans le « pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens », dans le pays « où les corps se transportent aussi vite que la lumière », dans le pays « où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair », dans le pays « où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant », dans le pays « où l’on est visible quand on veut, invisible quand on le désire ». Ce pays est autant celui d’Harry Potter que celui des transhumanistes. Nul n’y vit que des enfants et … des psychotiques. Ainsi que l’écrit Freud, les névrosés construisent des châteaux en Espagne que les psychotiques habitent.10 Quant à savoir qui paie le loyer. Julie Cubells nous en dira quelque chose avec son coup de la panne qui ne traduit pas une défaillance sexuelle mais celle du corps institutionnel. L’hôpital psychiatrique, ancienne utopie devenue asile, est le lieu de toutes les rencontres, on peut même y retrouver son grand-père, à son corps défendant. C’est ce que mettra en scène la pièce que nous jouerons cet après-midi.
Le corps ne se laisse pas faire. Il ne se laisse pas réduire si facilement. Il est aussi toujours ailleurs. « Mon corps, corrige Foucault, est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui –et par rapport à lui, comme par rapport à un souverain –qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde ; là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est le cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. »11
C’est à partir de mon corps, mesure de toutes choses, que j’appréhende le monde. Sabrina Bouttier nous fera faire ce chemin, de la conscience du corps à l’expression de soi. Expression de soi encore que celle du danseur : « Est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? » demande Foucault. Valérie Le Roux, danseuse de son état et Virginie Giraud, plasticienne, nous en feront la démonstration. Shanti Rouvier nous emmènera vers le cri, vers la transe. « Mais c’est qui Franco ? » ne décrit pas une utopie mais nous avons fait le pari d’en incarner les personnages. Ils décrivent tout comme le texte de Julie Cubells, un certain type de corps à corps avec l’organisation.
Le mot corps n’existait pas dans le vocabulaire de la Grèce antique. Soma désignait le cadavre par opposition à Psyché qui correspondait à l’âme. Psyché et Soma étaient intimement liés durant la vie car la Psyché représentait la forme extérieure du corps. Elle enveloppait le Soma comme une seconde peau invisible. Pour les Grecs, ainsi que l’illustre l’histoire de la mort d’Hector et le refus d’Achille de l’enterrer, la mort physique ne coïncidait pas avec la séparation de l’âme et du corps. Pour que cette séparation ait lieu, il fallait que le cadavre soit enterré ou brûlé, c’est-à-dire soustrait au regard des vivants. Le Soma, désormais invisible, permettait à la Psyché de se séparer de lui pour retrouver le royaume des ombres qui peuplent l’Hadès. Elle évitait ainsi la souffrance éternelle.12 Soustraire au regard des vivants n’est-ce pas ce que propose une certaine psychiatrie ? Foucault note que « c’est le cadavre et le miroir qui nous enseignent que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref que ce corps occupe un lieu. »13Grâce au cadavre et au miroir, notre corps n’est pas une pure et simple utopie, même si nous ne sommes pas dans le miroir et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre. Foucault conclut en écrivant que « L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort apaise l’utopie de [notre] corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. » Il est une autre activité humaine qui permet d’exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre, c’est le soin. Dans le soin, qu’il soit somatique ou psychique, entre illusion du miroir et menace de la mort, le corps est ici. Organisé, planifié, institué ou non l’accueil est d’abord un ballet, une histoire de corps qui se jaugent, se mesurent et s’apprivoisent. Dans un cadre de soin conçu pour accueillir ces corps qui débordent. Le soin est d’abord la rencontre entre deux corps, entre deux modalités d’habiter son corps. C’est ce que nous allons tenter de voir aujourd’hui.
Dominique Friard, ISP, Superviseur d’équipes
1 MATHIEU-ROSAY (J), Dictionnaire étymologique, Nouvelles Editions Marabout, Alleur, Belgique, 1985.
2 FRIARD (D), JARDEL (V), Corps objet, corps sujet. In Santé mentale 2004 ; n° 90, pp. 52-58.
3 OURY (J), Le corps et la psychose, séminaire tenu à la fac de Jussieu, 15 janvier 1976.
4 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 OURY (J), Vie quotidienne, rythme et présence.
9 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.
10 FREUD (S), Der Dichter und das Fantasieren, in L’inquiétante étrangeté et autres essais.
11 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.
12 ANDRE (P), BENAVIDES (T), CANCHY-GIROMINI (F), Corps et psychiatrie, Editions Heures de France, Thoiry, 1996.
13 FOUCAULT (M), Le corps utopique, Lignes, Paris, 2009, pp. 9-20.