Lorsque le cri devient danse…

Shanti Rouvier

« L’art est la vérité du sensible, parce que le rythme est la vérité de l’aisthesis1 »2 La danse permet depuis la nuit des temps de célébrer ce que l’humain porte en lui d’élan de vie, d’enthousiasme, de joie, mais aussi d’exprimer ce qu’il garde habituellement enfoui en lui, sa souffrance, sa folie, et tout ce qui ne peut se dire sinon dans un cri.

Il y a de l’archaïque en nous et cet archaïque est précieux. Nous utilisons ici le mot archaïque à la fois dans sa dimension possiblement angoissante mais aussi dans son sens noble de « primitif », « premier », en tant que survivance de nos ou notre origine(s), porteur d’une simplicité, d’une évidence et d’un parfum d’inné.

Les enfants avant d’être inhibés dansent naturellement, il s’agit de retrouver ce mouvement premier avant qu’il ne se soucie du regard de l’autre.

En même temps la danse obéit à des règles souvent implicites, parfois très codifiées, dont la trame semble être la fonction contenante de la musique, du rythme, du groupe.

Les ateliers

Nous allons nous appuyer sur l’expérience acquise au fil d’ateliers de danse.

Ces ateliers proposés, hors milieu hospitalier, sont axés sur « danser tout ce qui nous traverse » plutôt que le parler avec les mots, cela peut être nos peurs, nos colères, nos chagrins, etc… C’est cela le langage proposé et non celui du verbe, le langage du corps tel qu’il cherche à s’exprimer dans cette improvisation, ce respect de ce qui apparaît dans l’instant, spontanément, il n’y a pas de mauvais mouvements, il y a juste à se respecter dans cette exploration.

Nous nous y trouvons confronté à la même question qu’Arno Stern en ce qui concerne l’acte de peindre « Comment faire en sorte qu’une personne, éduquée à être raisonnable, s’abandonne à un acte spontané ? »3

Les mouvements sont ainsi basés sur l’improvisation au sein de directions d’exploration très ouvertes, dans une progression qui permet d’explorer des potentialités différentes (notamment celles reliées aux éléments eau, air, feu, terre), jusqu’à harmoniser celles-ci. Le but est avant tout d’avoir du plaisir à danser, mais aussi de se libérer du regard des autres afin de laisser émerger ce qui surgit spontanément, être au contact son ressenti, avec pour limite celle de ne pas se faire mal et de ne pas faire mal aux autres. Il n’y a pas de recherche d’esthétique, le but étant d’entrer totalement dans le mouvement naturel de la musique et de ce que le corps a envie de faire porter par le rythme de cette musique, de trouver le geste juste qui résulte, de cette écoute, de cet accueil du mouvement qui émerge spontanément. La personne libérée de la dimension esthétique, du souci de « faire beau », peut entrer dans la musique pour une rencontre intime avec celle-ci. Étonnamment lorsque la personne s’est totalement affranchie du souci esthétique et que la rencontre intime a lieu, la beauté apparaît. Tout corps qui entre dans ce mouvement intime laisse entrevoir sa beauté, et la personne elle-même peut en pressentir le frémissement. Les personnes prennent ainsi souvent conscience de la beauté de leur corps. Ce mouvement qui ne se soucie plus du regard des autres peut être très minimaliste, c’est plus la façon dont il est habité qui est en jeu et qui émeut. Ainsi un seul mouvement de la main voire d’un doigt de la main peut contenir toute la danse, mais nous entrons presque là dans le domaine de la transe, nous y reviendrons.

Habituellement nous bougeons notre corps en fonction de ce que la société permet, attend, suggère, de ce qu’elle nous a appris, il s’agit de trouver là un espace où le corps peut bouger en fonction de son besoin, de son aspiration propre.

Tout cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir aussi des propositions où au contraire la danse est présenté à un autre totalement disponible pour soi, sous son regard attentif, et il s’agit là, à la fois d’être reçu dans ce que nous sommes, mais aussi de sentir les effets de ce regard, perçu comme soutenant, encourageant, ou comme jugeant, inhibant. Chacun est invité à dépasser cette peur du jugement, et à prendre appui sur ce regard, tout comme l’enfant s’appuie sur le regard d’un autre pour se construire. À d’autres moments la danse est partagée, la rencontre dansée se fait avec l’autre, ou les autres, ou tout le groupe. Elle permet un passage progressif de son univers intérieur, à la rencontre avec l’autre, avec le groupe, puis un retour à soi.

Il y est proposé de considérer chaque musique comme un événement, une configuration de vie, que celle-ci soit perçue comme agréable ou désagréable d’accepter de danser avec ce qui se présente, un petit peu comme si la vie disait « comment danses-tu cette situation-là ? », et de jouer le jeu d’apprendre à danser quelle que soit la situation, notamment des musiques que nous n’apprécions pas, ou dont nous trouvons le rythme difficile à suivre…

Tout ce qui est exprimé au cours de l’atelier l’est par le corps, la parole n’est pas encouragée, voire déconseillée, car celle-ci ramène à la pensée, au jugement, et il s’agit de trouver une forme d’expression authentique. Dylis Morgan Scott, mon enseignante, avait pour habitude de dire, « Si vous êtes triste dansez votre tristesse, si vous êtes anxieux dansez votre anxiété, si vous êtes en colère dansez votre colère,… dansez votre vie telle qu’elle se présente à vous, dansez ce que vous ressentez ». Le corps ne peut tricher, il permet de libérer des surplus émotionnels et d’exprimer de façon authentique ce qui nous habite, et de déboucher sur un état de détente, et très souvent sur un état méditatif naturel. Cet état méditatif se caractérise par une appréhension de notre silence intérieur, le plaisir de goûter à celui-ci, et de goûter en quelque sorte à notre propre présence. Cet état méditatif apparaît souvent lorsqu’après une montée en intensité puis un décours dans des rythmes doux et lents, la musique s’arrête. L’immobilité, le silence, prennent une densité inhabituelle. Et le danseur peut percevoir cette densité dans son ressenti, dans son souffle, comme si tout à coup l’air pouvait être palpable, et la respiration aisée, lente et profonde d’une façon inhabituelle. Ainsi la danse mène à la densité et lorsque le cri devient dense au sens de « densité », il prend corps et rythme, il perd ainsi de son tranchant et de sa stridence, pour devenir profondeur et puissance.

Le parcours dansant de Leïla

Leïla est une personne dont le cheminement illustre le pouvoir de la danse, en ce que cette dernière permet de laisser jaillir, ce qui cherche à se dire sans toujours trouver les mots, ni le lieu, ni le bon tempo, ce cri que nous portons tous en nous qui est fait de souffrance, de tristesse, de colère, d’angoisse, mais aussi de puissance, de joie, de sentiment d’être vivant, ce cri qui lorsqu’il se délivre (dans tous les sens de ce mot « délivrer de sa captivité » et « délivrer à quelqu’un ») ce cri permet parfois d’accéder à un espace de tranquillité, de paix, de plénitude.

Leïla démarre les premiers ateliers quelque temps après une hospitalisation pour état dépressif majeur, elle est toujours dans un moment dépressif très intense. Au cours des premiers ateliers la tristesse de Leïla est visible, d’autant plus qu’elle est authentique, ne trichant pas sur ses ressentis, elle ne les cache pas, et elle ne rajoute pas non plus d’émotion. Leïla se sent tellement mal qu’elle semble avoir tout juste la force de tenir debout, aussi à chaque mesure elle pose juste un pied devant l’autre, à tout petit pas, comme dans la marche Kin-hin de la méditation zazen. Son visage est très triste, son corps comme tout engourdi par la dépression. J’ai l’impression qu’elle évolue dans la salle, dans une sorte d’errance sans intention, sans but, mais peut-être un tout petit espoir, pas forcément conscient, celui d’arriver quelque part, par chance, par inadvertance. Je me contente sur plusieurs ateliers d’aller parfois danser près d’elle, de m’accorder à sa façon d’habiter la danse et de poser ses pas, de l’accompagner quelques secondes ou minutes dans ce type de mouvement, en le vivant pleinement avec elle, en éprouvant les sensations et les sentiments qui apparaissent en moi, sentiment d’un désespoir, d’une extrême fatigue, mais beauté d’une intériorité profonde et dépouillée de tout artifice. Peu à peu au fil des ateliers les pas de Leïla sont plus amples, et tout son corps retrouve la liberté d’explorer l’espace, de jouer avec, à d’autres moments elle reprend sa « danse Kin-hin » comme un mouvement-refuge, simple, stable, rassurant. Sur certaines musiques Leïla se met à pleurer, en dansant, ou assise au sol. Je suis toujours très touchée par la simplicité de ces pleurs, nulle ostentation, mais un accueil sans résistance de ces flots que le corps libère, comme des digues qui rompraient face à la puissance de la mélodie, de sa valence émotionnelle. Dans ces moments, je danse près d’elle, la célébrant par des mouvements de rondeur, de douceur, comme des caresses invisibles, ou juste une présence sereine qui accompagne ses larmes. Lorsqu’elle est au sol, je m’assieds derrière elle, je l’enlace sans serrer, juste pour poser une présence tout en suivant le rythme lent de la musique, je reste quelques minutes, jusqu’à ce que Leïla manifeste doucement le besoin de retrouver son espace propre. C’est comme un apprivoisement d’une souffrance infinie qui n’aurait pu se laisser approcher, puis qui accepterait de laisser place à une présence, à un souffle, et Leïla semble s’appuyer sur ces moments qui ne sont pas sans rappeler une sorte de maternage discret, léger et d’une consistance pudique. Vient le moment où Leïla retrouve des forces, de la joie, de la légèreté, elle prend plaisir à exprimer la puissance, la colère, à travers des rythmes endiablés, elle peut comme s’envoler sur ceux qui invitent aux grands espaces aériens, et jouer avec chaque membre du groupe sur les chants folkloriques ou populaires. La dépression s’éloigne, Leïla se révèle une personne pleine de ressources. Plus tard bien plus tard, elle explicite combien elle a traversé une période où elle se sentait détruite, et que la danse dans le respect de son « être-là », de son rythme propre, et de nos présences discrètes mais attentionnées, lui a permis de retrouver le fil de la vie, du désir de vivre. Là où les mots avaient été vécus comme destructeurs, mortifères, et teintés de perversité dans son parcours de psychothérapie, la danse est venue proposer la vérité de « ce qui est là », évident, sans contraire, sans jugement (du type bien ou mal), et d’une rencontre sans attentes, sans projets posés sur elle. Voici ce que Leïla a écrit sur ce parcours danse « là où les mots sont impuissants… c’est comme une « reconnexion » qui s’est produite pendant ces moments où j’acceptais de me montrer humaine, mortelle, souffrante de l’état d’être. »

Une quête de l’essentiel

France-Schott Billman psychologue et danse-thérapeute parle de « quête des origines ». Elle évoque la démarche des artistes primitifs et primitivistes comme allant « dans le sens d’une mise à jour de l’essence pour autant que c’est dans la déconstruction de ce qui apparaît qu’elle cherche à percer le secret de l’être, le mystère voilé par l’apparence. »4Elle propose au cours de ses ateliers d’expression primitive de chanter ou de crier. Cela n’est pas posé au sein de nos ateliers mais il se trouve que certaines personnes chantent ou poussent des cris spontanément. Par exemple un jour lors d’un atelier une personne, puis deux, puis tout le groupe se met à pousser des sons très primitifs sous forme de voyelles, sans qu’aucune consigne n’ait été posée, chacun passe d’une voyelle à une autre en l’exprimant comme un cri, à la fois pour soi et en même temps comme répondant à la présence de l’autre, c’est un moment très fort où en cercle chacun a le bonheur de découvrir ce plaisir de laisser s’exprimer cette part primitive de soi, de pousser des sons tels qu’ils se présentent, cela dans la sécurité d’une « tribu » qui soutient cette découverte et où chacun participe. Ainsi il y a des musiques et des moments qui invitent à laisser s’échapper des sons, des cris, ou tout simplement chanter, et tout cela se fait naturellement, ou juste sur une amorce.

En ce qui concerne les parts archaïques de soi, celles-ci peuvent parfois émerger de façon assez brutale, sans pare-excitation, il faut alors contenir, préserver ce qui émerge sans le condamner. Par exemple, un jour, sur des rythmes africains, un participant se met à poursuivre une participante pour la dévorer, il semble dans un état de surexcitation qui le déborde, et la participante est en proie à une angoisse très visible, elle se met à pousser des cris de terreur. En improvisant une règle « Nous appartenons tous à la même tribu, on ne mange pas les membres de sa tribu », la tension extrême s’apaise pour l’un comme pour l’autre, et la danse continue, permettant de canaliser cette énergie débordante.

La danse permet ainsi d’exprimer et d’apprivoiser l’archaïque, de le mettre en rythme, tout en préservant la part de surprise dont il est porteur.

Elle est ainsi une voie d’accès au réel (réel au sens philosophique, ce qui existe et qui n’est pas le fruit de la pensée). Henri Maldiney évoque que « le « réel » n’est pas ce sur quoi nous pourrions avoir prise, mais au contraire ce qui nous surprend, si le « réel » s’entend – dans une formulation qui semble proche, à une lettre près, du « je suis » cartésien, et pourtant sans commune mesure avec celui-ci – comme un « j’y suis » »5 Il s’agit ainsi de se rencontrer soi, non pas dans une image de soi, mais bien dans notre réalité, soit dans une totalité où le corps reprend sa place et ses droits.

S’abandonner totalement à la musique, la laisser nous porter, comme on le verra plus loin permet de voyager très profondément en soi, d’ailleurs plus que d’un voyage il s’agit d’une coïncidence qui permet de retrouver le lieu de l’être.

Laissons la danse entrer à l’hôpital

Sans doute avons-nous à laisser plus de place à la danse dans nos sociétés actuelles, et notamment si la danse pouvait être plus explorée à l’hôpital elle porterait de beaux fruits.

Je vais évoquer succinctement l’expérience de Brigitte Martel6, lors d’un stage dans le cadre de ses études de psychologie à l’hôpital de jour de Pressensé, avec des patients s’inscrivant dans le registre de la psychose. Face à la chronicité, l’immobilité qu’elle ressent très fortement, elle souhaite mettre « du mouvement, de l’ouverture et de la nouveauté », elle met alors en place des ateliers de danse sur le modèle de ce qu’elle a expérimenté dans les ateliers que je propose.

Elle raconte notamment comment lors d’une sortie dans un restaurant, où les patients sont soudainement invités à danser, une femme qu’elle nomme Perrine, « qui le plus souvent se tient figée, le regard fixe, dans le silence », et dont le corps se meut avec difficulté la plupart du temps, se trouve métamorphosée par la danse. Son corps et ses mouvements sont fluides, elle apparaît rayonnante et séduisante. Brigitte Martel propose alors des ateliers de danse, dans un cadre très souple, très peu directif. Dès les premières séances les patients dans cet espace de liberté, retrouvent de la joie, du plaisir, et ils forment un groupe partageant l’objet commun qu’elle nomme « le plaisir de danser ensemble ». Elle écrit : « J’ai eu l’impression qu’avant de mettre la musique, des personnes séparées se tenaient dans la pièce, les unes à côté des autres, et dès que la musique est perçue, ils se mettent en mouvement sur un même rythme, alors réunis comme « un seul corps » vivant, dans l’échange, partageant une expérience commune forte. » (p.19) Elle relie cette expérience à celle d’une illusion groupale, dans laquelle la musique joue le rôle d’une enveloppe sonore. Des patients fermés s’ouvrent aux autres, ils laissent apparaître des émotions, de la joie, de la tristesse accompagnée parfois de pleurs. Brigitte émet l’hypothèse que des émotions restées gelées le corps7, suite à des expériences traumatiques, peuvent se remettre en mouvement à travers la danse. De plus ce qui est important, le dynamisme impulsé par les ateliers perdure dans la semaine. Cette expérience est une belle invitation à proposer de la danse à l’hôpital.

Pour finir

Le titre de cette intervention était « Lorsque le cri devient danse… », j’ai découvert qu’il avait été par erreur retranscrit « Lorsque le cri devient transe… ». J’ai beaucoup apprécié cette erreur, la percevant comme une invitation à aborder un aspect que je ne comptais pas évoquer, c’est à dire qu’en effet par la danse la transe est possible. La transe que j’évoque là est un abandon total à la musique, et les mouvements qui apparaissent alors le sont comme surgissant hors de la volonté. Ce type de transe peut être arrêté à tout moment par la personne, si elle décide d’interrompre ce processus d’abandon total à la musique, il n’y a pas abdication de la conscience mais acceptation à laisser surgir une danse spontanée, à être habité par des mouvements qui ne sont plus du tout pensés mais qui émergent dans l’instant, à être habité par une présence qui est plus soi-même que ce qui se joue habituellement. Cette expérience permet de toucher en soi un essentiel. Nous abordons ainsi la dimension sacrée de la danse dans le sens où elle permet aussi de rencontrer ce que nous sommes profondément, de le célébrer, de l’honorer. Ce vécu est une grâce, certains l’appellent « extase ». Nous sommes tous invités à explorer cette dimension sacrée.

Shanti Rouvier

« Notre langage universel, commun à tous, c’est le rythme. Il est le langage de l’âme. »8 Gabrielle Roth

1 Aisthesis : Réceptivité sensible

215 MALDINEY (H), Regard, Parole, Espace, p. 153.

3 Stern A. (2011) Le jeu de peindre. Arles, Actes Sud, p.13 Arno Stern propose des ateliers de peinture, pour lui il ne s’agit pas d’art-thérapie, mais du « jeu de peindre », des peintures qui ne sont pas destinées à être vues ou commentées par d’autres, il s’agit de peindre selon sa nécessité profonde

4 Schott-Billmann F. (1999) Danse et spiritualité. L’ivresse des origines. Noisy-le-Grand, Noésis, p.39

5 Escoubas E. (2000) Le phénomène et le rythme. L’esthétique d’Henri Maldiney. In : Revue d’Esthétique n° 36/37, Janvier 2000, Paris 2000, p. 141-148 http://www.henri-maldiney.org/sites/default/files/imce/ph-ryth.mald.5.8.99-mis_en_page.pdf

6 Brigitte Martel (2009) Mémoire de Master 2 Professionnel de Psychopathologie et de Psychologie Clinique à l’Université de Lyon Lumière II, Tuteur : Jacques Dill, Maître de stage : Arnaud Bougoin

7 Elle rappelle à propose de la place des sensations dans la psychose « une grande part des expériences interactives, notamment traumatiques, s’inscrivent corporellement, en négatif (Green, 1993). Ceci signifie que la destructivité issue de ces expériences n’est pas accessible à la conscience et empêche l’élaboration d’une pensée de l’expérience vécue. Elles s’inscrivent sous forme de traces corporelles : traces mnésiques ou représentations de chose (Freud, 1915), pictogrammes (Aulagnier, 1975), signifiants formels (Anzieu, 1987). C’est donc dans ce registre sensori-moteur qu’elles doivent pouvoir se figurer (Brun, 2007). » p 9 et 10

8 ROTH G. (1989), Les voies de l’extase. Enseignements d’une chamane des villes. (A.J. Ollivier, trad., 1993) Fillinges, Carthame éditions, 1994 p.18

D’un collectif à l’autre

« Je m’appelle Carmen Torrès. Je suis infirmière en psychiatrie. J’aime beaucoup mon métier. Je travaillais depuis deux ans dans une petite unité, reliée à un hôpital de province.

Cet après-midi, j’ai donné ma démission. 

Y’a pas de travail dans le coin, j’ai peur de ne pas en retrouver d’ici longtemps, mais j’ai quand même donné ma démission.

Il le fallait. » 1

Lorsqu’en juin 2016, Madeleine Esther nous a lu sa pièce, J’ai retrouvé mon grand-père dans un hôpital psychiatrique,nous étions en plein cœur du Centre Hospitalier de Montperrin, à Aix-en-Provence, dans une salle de formation continue assez impersonnelle. Notre lieu de réunion mensuelle. Nous étions une dizaine de membres de l’association Serpsy (Soin études et recherche en psychiatrie), tous soignants. Un grand silence a succédé à sa lecture. Le D.J. était une cigale. Il était vingt heures. La réunion durerait encore trois heures.

« Il le fallait. »

Qu’est-ce qui peut bien inciter une infirmière à démissionner ? Une infirmière investie. Une infirmière qui a une haute idée du soin et de la relation avec les patients.

Démissionner ? Au sein du collectif rassemblé, on trouve des infirmières, des psychologues, des cadres et cadres-supérieurs, une éducatrice spécialisée, des arts-thérapeutes, des enseignants d’IFSI. Ils viennent de toute la région PACA : Edouard Toulouse, Valvert, Montperrin, Montfavet, Pierrefeu et même de Laragne situé à une heure trente d’Aix-en-Provence. Démissionner ? On y trouve des retraités, une prof d’université, des humanitaires, des psychothérapeutes, des superviseurs d’équipes. Tous viennent en plus de leur travail, à leur frais. Pas un n’accepterait de défraiement. Ils ont en commun la clinique et une certaine idée du soin. Démissionner ? Certains se réfèrent à la psychothérapie institutionnelle qui survit de plus en plus difficilement dans leur établissement, d’autres se reconnaissent dans les théories de Lacan, d’autres se définissent comme des groupalistes. Certains ont les mains dans le soin, se battant au quotidien contre les isolements et contentions, d’autres, plus à distance accompagnent les élaborations cliniques de leurs collègues, d’autres encore participent à la formation initiale et continue. Démissionner ? Quelque chose, à cet endroit-là, ne passe pas.

Les plus anciens ont vu les soins se dégrader, ils ont assisté à la réapparition des contentions utilisés maintenant en routine, en dernier recours organisationnel. Ils passent de plus en plus de temps sur l’ordinateur à cocher des croix en temps réel, ils rencontrent de moins en moins les patients. Les effectifs des C.M.P. et des C.A.T.T.P. se réduisent comme des peaux de chagrin. Il est même question d’en fermer certains l’été. Ils résistent. Ils persistent à militer pour un soin qui prenne en compte la singularité de chacun. Ils se fracassent contre les normes, les protocoles, les parapluies ouverts pour supprimer tout risques médico-létaux. L’initiative et la surprise sont proscrites.

Démissionner ? La tentation se fait chaque jour plus insistante. L’un des quatre fondateurs de l’association a démissionné. Le harcèlement de son administration a eu raison de sa motivation. Co-animateur du groupe de recherche en soins, il a alterné les missions humanitaires en Palestine et ses responsabilités de clinicien. Il est devenu restaurateur puis éditeur en continuant à garder un œil sur le soin. Le groupe parisien a abandonné la clinique pour la lutte syndicale et politique. Ils sont aujourd’hui au sommet de la Fédération Santé.

Démissionner ?

« Il le fallait. »

La pièce écrite par Madeleine Esther est une tragédie à l’échelle du quotidien. Elle concerne chacun, bien au-delà de l’hôpital psychiatrique et même des lieux de soin. Chacun de nous est confronté à la perte de sens qui sévit dans nos lieux de travail, chacun se sent amoindri car réduit à la non-place de variable d’ajustement.

Démissionner ?

Nous avons décidé d’incarner les personnages de la pièce. Ils nous ressemblaient trop. Nous aimerions tant être des héros qui résistent envers et contre tout à cette lente désagrégation de notre part d’humanité, nous ne sommes hélas que nous-mêmes. Nous avons décidé de jouer la pièce lors de notre journée de février 2017.

« Il le fallait. »

On ne sait jamais

Le rideau s’ouvre sur la relève des équipes de nuit et de jour. Nous sommes dans la salle de soin. Il est sept heures du matin. Deux infirmières (Dorothée et Carmen) et trois aides-soignantes (Sigunga, Mélissa et Isabelle) échangent autour de l’arrivée nocturne de M. Fuentes, un patient espagnol délirant, amené par les flics. Il ne parle pas français. Il n’a aucun papier. Il ne porte qu’un survêtement à même la peau, sans slip, ni chaussettes. L’équipe de nuit a profité de la présence des policiers pour l’attacher. Il n’était pas agité mais on ne sait jamais.

Carmen explose : « Pourquoi ne sont-ils pas passés par les Urgences ? C’est la procédure. Les flics n’ont pas le droit d’entrer à l’hôpital. On n’a rien à faire avec eux. Ils le savent d’ailleurs. Sauf à notre demande. »

Ses collègues sont dans leurs petits souliers. Sigunga, l’aide-soignante de nuit réplique :

« Commence pas ! Le moindre truc et tu montes sur tes grands chevaux. C’est pas si grave après tout. Et puis ça nous rassure. Ils étaient trois policiers avec le patient, et nous la nuit on n’est que deux. Deux femmes en plus. Le costume de flic ça en impose. D’ailleurs il s’est laissé faire. »

Le protocole prévoit une prise de sang.

Carmen décide de la reporter au lendemain. C’est dimanche, il n’y a pas d’urgence :

« Je suis là demain matin. Je n’ai pas envie de piquer quelqu’un de délirant que je ne connais pas et qui ne sait pas qui je suis, dans une chambre d’isolement. […] Vaut mieux attendre de faire connaissance. »

Sigunga réplique en miroir :

« Mais il ne parle pas français. Tu te compliques la vie, tu sais. Attaché c’est plus facile.

-Tu trouves. Ce n’est pas mon avis. Je baragouine quelques mots d’espagnol. S’il parle je pourrais comprendre. Il faut d’abord faire connaissance. Qu’il accepte la prise de sang, je lui expliquerai pourquoi on lui fait. »

Carmen, âgée de cinquante ans, fait fonction de porte-idéal. Elle ne s’y prend pas toujours très bien. Elle agace souvent ses collègues qui respectent néanmoins ses compétences. Dans cette première scène, elle apparaît un peu péremptoire. Dorothée, sa collègue infirmière, ne lui répond jamais directement et laisse Sigunga lui répliquer.

Malgré ces différences de point de vue sur le soin, l’équipe s’entend bien. C’est une bonne équipe dit Carmen qui n’y sent pas de mauvais esprit. Sigunga fournit ses collègues en parfum et fanfreluches bon marché. Autour d’une clope, Isabelle, l’aide-soignante, évoque sa vie personnelle et le départ de son mari après trente ans de vie commune. Elle revient ensuite à la vie du service :

« Tu sais ici on n’a pas toujours travaillé comme ça. C’est depuis l’ouverture du nouveau bâtiment. Il y a deux ans.

– C’était comment avant ?

– Peux pas te dire. On avait plaisir à travailler. C’était plus ouvert. Moins de patients aussi. Une petite unité, et une petite équipe. Avec ces portes fermées, tout a changé. On se sent un peu isolé aussi. »

La pièce raconte le parcours de M. Fuentes sans que jamais il n’apparaisse sur scène. Il en va de même pour les médecins et le directeur de l’hôpital. On en parle. Leurs décisions s’imposent mais on ne les voit pas. C’est le choix de la narratrice. Nous sommes à hauteur d’équipe. Il ne manque à la distribution que Nathalie, le cadre, et Laurent, l’ASH, seul homme sur scène.

« C’est un hôpital ici ! »

M. Fuentes ne demande jamais rien. Les soignants ont un peu tendance à l’oublier. Il est sorti assez vite de la chambre d’isolement. Carmen parle régulièrement avec lui. En espagnol. Huit mois se sont écoulés. Il faut le faire sortir. Nathalie, le cadre, résume la situation à Laurent : « Il coûte trop cher. Il n’a pas de sécu, et on n’arrive pas à trouver une solution avec l’ambassadeÇa fait huit mois qu’il est là. Tu calcules ce que ça fait à 450 euros par jour ? Et c’est l’hosto qui paie. Le directeur m’a appelée. Il faut que je trouve une solution. » Cent huit mille euros c’est une somme, c’est un argument de poids. Laurent argumente : « On parlait de le rapatrier. Qu’il retourne dans son pays. Avec des gens qui parlent sa langue au moins. C’est pas loin l’Espagne. Une heure pour Séville. Y’en a qui font l’aller-retour pour un week-end. C’est pas loin. » Nathalie s’agace : « Il ne veut pas. Il dit qu’il ne veut pas. » Laurent insiste : « Oui, mais on ne sait pas vraiment en vrai ce qu’il ne veut pas. C’est peut-être autre chose qu’il dit quand il dit qu’il ne veut pas. … Je dis ça moi. Je ne sais pas. » Laurent, ancien patron boucher, ne s’en laisse pas compter. « Le directeur est catégorique. La note est trop élevée. Il faut arrêter l’hémorragie. » Ses arguments cliniques sont balayés. « C’est tout simple, poursuit le cadre. On va ouvrir les portes et le laisser partir. » Laurent s’esclaffe : « En janvier, quand vous avez voulu le faire sortir la première fois, les infirmières ont refusé. Il faisait moins dix dehors le matin en pleine campagne. » Nathalie est inébranlable : « Il fait doux en ce moment. On lui préparera un sac. Avec des sandwichs. »

« Mais il n’a pas un sou ! »

« Tu veux le prendre chez toi ? Lui donner cent euros peut-être ? Cette fois-ci Nathalie s’énerve : «  Il s’est débrouillé pour venir jusqu’ici, il trouvera bien les moyens pour aller où il veut. […] On ne va pas le garder juste parce qu’il est sympa, quand même ! C’est un hôpital ici. » Nathalie fait bien de le rappeler. On aurait pu oublier la dimension d’hospitalité contenue dans le mot hôpital.

« Carmen travaille tout à l’heure. Tu vas lui en parler ? Elle s’en est beaucoup occupée. Elle est même venue pendant ses repos pour parler avec Séville. Elle disait qu’elle avait pris un rendez-vous dans un centre médical, là-bas, pour lui. Non ? […) Elle pourrait l’accompagner. En deux jours c’est fait. […] Elle arrive à treize heures. Tu pourrais voir avec elle. »

Nathalie a tranché. Il ne sert à rien de discuter. Le directeur est formel. Il ne donnera pas un sou de plus. Elle est cadre, elle se plie à sa volonté. Pas question d’en parler avec Carmen.

« C’est pour ça qu’on a décidé de le faire demain matin. Elle ne sera pas là, elle est d’après-midi. Ça sert à rien d’attendre et de discuter. On a vu le patient avec le médecin, on lui a expliqué.

-Mais vous ne parlez pas l’espagnol. Ni l’une ni l’autre, tente Laurent une ultime fois. Tu crois qu’il a compris quelque chose ? »

Le cadre hausse les épaules. Et sort.

Laurent, l’ash, a essayé de retarder l’inéluctable. Comme ses collègues infirmières et aides-soignantes. Un collectif en lutte contre l’ignominie. C’est ce que raconte Carmen, installée à l’avant-scène.

« L’homme n’a pas un sou en poche, pas de famille en France, ne parle pas le français, ne connaît pas la France. Il est arrivé chez nous par hasard […] au bout d’une errance qui dure depuis trois ans qui l’a mené en Hollande puis en Belgique. […] Longtemps il n’a pas parlé, muré dans ses visions intérieures, et extérieures, nous regardant de loin. Il attend qu’on le laisse repartir. Lui écoute les ordres du peuple d’en haut, cosmique, dans une langue qu’il invente et qu’il est le seul à entendre. Il attend qu’on finisse de jouer avec lui. La pression monte du côté de la direction. Elle trouve qu’il coûte un peu cher le vagabond. […] C’est un dimanche, au mois de janvier, le médecin en charge de ce patient demande à l’équipe infirmière d’ouvrir la porte, de lui préparer un baluchon, un sandwich, quelques cachets et de le laisser partir. L’homme est toujours délirant, scotché aux étoiles, peut-être ne sait-il pas dans quelle ville il est. […] Les infirmières sont stupéfaites, il fait moins dix le matin dehors, l’hôpital est à trois quarts d’heure de la gare, à pied. Elles refusent en commun d’ouvrir la porte. L’homme a un sursis qui va lui permettre d’avoir un passeport, fourni par le consulat.

Il faut quand même dire que lorsque nous sommes allés à la capitale, l’assistante sociale, le vagabond espagnol et moi-même, pour exposer la situation au consulat espagnol, trouver une solution, lui faire des papiers, avant de partir le médecin et la responsable du service nous signifièrent clairement de le « déposer » devant la porte et que le consulat s’en occupe. J’étais du voyage volontairement, pour empêcher que l’un de nous, soignant, oui c’est le mot, ne soit emporté par l’injonction hiérarchique. Pour éviter cet acte qui nous ferait honte.

Evidemment nous sommes revenues avec lui, qui ne nous avait pas quittées d’un centimètre dans les rues de Paris. […] On s’est pris un de ces savons ! Ils avaient même déjà donné son lit à quelqu’un d’autre. »

Une partie de l’équipe résiste à l’injonction mais ça ne va pas de soi. « On s’engueule entre équipes. Il y a ceux qui sont d’accord, les porte-paroles de cette obsession de le foutre dehors. Il y a toujours de petites mains pour faire la sale besogne. »

M. Fuentes est donc sorti. On retrouve les mêmes soignantes lors de la relève. Sigunga exprime sa colère :

« Mais c’est dégueulasse. Ils ont fini par y arriver. On peut faire ça nous ? Jeter quelqu’un dehors ? »

« On a fait ça nous ?

– Oui, on a fait ça. 

J’ai l’impression que nous l’avons abandonné. »

Carmen a démissionné.

Ses collègues reprennent ses critiques du système et les opposent au cadre qui a perdu leur respect :

« Elle dit que mettre des croix dans des cases ça rend idiot, parce qu’on n’a plus besoin de parler et du coup ça nous rend idiot de ne pas trouver les mots de ce qu’on a à dire. Que ce métier est riche de ça, et que toute cette fausse nouveauté l’appauvrit, nous rend serviles. Qu’on ne comprend plus rien aux choses quand on met des croix dans des cases. Parce qu’on n’est plus au contact, des choses et des gens. Et que c’est ça ce métier d’abord. »

Carmen a démissionné. Madeleine Esther aussi. Elle a brassé tous les éléments de son vécu hospitalier pour en faire une pièce de théâtre, celle dont je vous ai lu quelques extraits. Madeleine n’est pas Carmen même si elle lui ressemble par certains côtés. Elle est tout autant Sigunga que Dorothée, M. Fuentes ou la cadre.L’histoire de M. Fuentes constitue un fil rouge mais le quotidien hospitalier n’est pas oublié. Nous nous sommes reconnus dans son évocation.

Une pièce à jouer

La lecture de la pièce a pris une heure et quart. Il faut préciser que Madeleine, à la différence de Carmen, est aussi comédienne et metteur en scène. Transposition ? Sublimation ? Chacun tranchera après avoir vu ou lu la pièce. Il lui importait que cette histoire ne reste pas dans les méandres de l’institution. Aussi vite oubliée que M. Fuentes. Madeleine a joué tous les personnages alternativement. Je me suis contenté d’en lire les didascalies. Ainsi que je l’ai dit, en introduction, une partie d’entre nous n’a pas supporté la démission de Carmen. Un débat assez nourri a opposé les uns et les autres. Très vite, est apparue l’idée que nous pourrions la représenter en février 2017 lors de la journée que nous organisons une fois par an à Montperrin.

Anne-Laure, l’éducatrice, a immédiatement souhaité jouer Mélissa l’aide-soignante. Jacqueline, un cadre à la retraite, s’est rapidement reconnue dans le personnage de Carmen. Olivier, le cadre-supérieur, a tenu à incarner Laurent l’homme de ménage. Claire joua le rôle de Dorothée, l’infirmière confrontée à l’inceste. Le rôle le plus difficile à attribuer fut celui de Nathalie, la cadre. Vannina, jeune cadre qui venait d’être nommée, ne se reconnaissait pas dans cette administrative qui obéit aux injonctions le petit doigt sur la couture du pantalon. Elle ne voulait pas non plus qu’un non-cadre joue ce rôle par crainte de la caricature. Elle a donc relevé le défi et apporté une certaine complexité au personnage. En dehors d’Olivier, aucun d’entre nous n’avait d’expérience du théâtre. Madeleine ne souhaitant pas mettre en scène la pièce, il fallut donc trouver quelqu’un pour la mise en espace et la direction d’acteur. J’assumais cette position. Aidé lors d’une séance par Françoise Guiol, une comédienne art-thérapeute.

Les collègues ne voulaient pas une simple lecture mais souhaitaient incarner ces personnages, leur donner corps. Il fallut donc répéter. Collectivement. Comme nous habitons dans tous les coins de la région PACA, Jacqueline habitant même à Sète, il fallut faire coïncider les agendas de neuf personnes, ce qui fut tout sauf simple. Seule la dernière répétition rassembla toute la troupe. Chacun eut ainsi à jouer plusieurs rôles le temps d’une répétition. Cette contrainte permit à chacun de connaître les différents personnages, leur logique, ce qui les mettait en mouvement et contribua finalement à enrichir le jeu. N’ayant pas de lieu de réunion, en dehors de la formation continue à Montperrin, inaccessible en journée, nous nous retrouvâmes chez les uns et les autres pour répéter. Naquit ainsi une convivialité jusqu’ici inconnue au sein de ce collectif clairement centré sur la clinique et peu sur les relations interpersonnelles. Reçus par les collègues chez eux, nous fîmes connaissance de leur cadre de vie, des conjoints, des enfants, présents le soir ou le dimanche. La cohésion du groupe en fut renforcée. Nous pûmes ainsi plus facilement porter un regard critique sur les façons de jouer et nous caler les uns aux autres selon les répliques que nous devions échanger. Nathalie doit-elle regarder Laurent quand elle répond à ses objections ? Quel langage corporel doit-elle adopter ? De quelle position Carmen doit-elle proférer ses envolées lyriques ? Où placer Dorothée et Carmen lors de la scène initiale ? Les comédiens ont accepté de se faire objet du metteur en scène mais sans perdre leur esprit critique. Ainsi Olivier répond-il à ma proposition de tourner autour de Nathalie chaque fois qu’il lui oppose un argument : « Je le sens pas. Je ne peux pas lui tourner autour. Je trouve que ça ralentit la scène. Je peux suivre le rythme du balayage comme si c’était le balai qui me donnait à penser mais lui tourner autour, non. » Nous avons joué la scène des deux façons puis gardé la proposition d’Olivier. Au-delà de la pièce, chacun a ainsi pu se décaler de sa façon de jouer son rôle de soignant. Réfléchir autrement sa façon d’être présent à l’autre.

L’amphithéâtre où nous devions jouer la pièce n’étant disponible que la veille de la représentation, nous dûmes improviser les décors et notre déplacement à l’intérieur de ce décor. Tout comme les jeux de lumière. Chacun ramena une blouse blanche, des dossiers et les éléments du décor de son lieu de soin. Certains artifices de mise en scène ne trouvèrent solution que ce soir-là. Ainsi Carmen fit-elle sa dernière longue déclaration hors scène, en descendant les marches de l’amphi en semblant s’adresser à chacun.

Nous jouâmes donc la pièce le 3 février 2017 devant plus de 230 personnes et Madeleine Esther. Dire que nous fûmes au top serait exagéré. Nous n’avions pu tester les micros, nous dûmes le faire au cours de la représentation. Certains connaissaient par cœur leur texte, d’autres non. Il fallut improviser jusqu’à la fin pour gommer les quelques approximations. A l’arrivée ce fut un succès. Les collègues qui commençaient habituellement à partir dès 15h30 pour rentrer chez eux, restèrent bien au-delà de 17 heures. Le débat entre les comédiens et les spectateurs fut très riche. Madeleine expliqua le contexte d’écriture de la pièce. Chacun se sentit touché parce ce qui s’y racontait avait des prolongements avec leur vécu de soignants. Les patients passent de plus en plus souvent après les considérations économiques. L’hôpital apparaît de moins en moins comme un lieu de soin. Ils donnèrent quelques exemples. On peut dire qu’elle opéra comme une catharsis. Madeleine nous expliqua qu’elle avait longuement hésité quant à la pièce. Qui devait la jouer ? Des comédiens professionnels ou des soignants ? Les deux possibilités furent envisagées. Elle fit le constat que des soignants n’avaient pas besoin de jouer des situations qui leur étaient familières. Bien sûr, n’étant pas comédiens, ils pouvaient pécher ici ou là dans leur jeu, se dépêcher d’expulser leur tirade sans regarder le collègue, connaître des baisses d’intensité dans le rythme à impulser à la pièce mais globalement ils jouaient juste parce que leur corps savait comment se positionner, ce que des comédiens professionnels n’auraient pu qu’ignorer.

Nous n’avons jamais rejoué la pièce mais ne désespérons pas de le faire. Des contacts sont pris, nous verrons.

Cette mise en danger assumée, ce péril partagé renforça notre collectif qui traversa quelques soubresauts en septembre. Le lien éprouvé à cette occasion nous permit de faire face à une tentative de clivage émanant d’un autre collectif qui nous était lié. Mais ça c’est une autre histoire.

J’étais en train de réfléchir à cette présentation quand ce mercredi, je me rendis dans un des services où j’interviens comme superviseur d’équipe. Les collègues me racontèrent une situation très proche de celle de M. Fuentes. Wlad, un patient d’origine balte, sans papier, après un traumatisme crânien qui le laisse aphasique est diagnostiqué schizophrène par un urgentiste débordé. Il est donc livré à la psychiatrie qui doit s’en occuper. Le problème est qu’il ne souffre pas de trouble psychiatrique mais uniquement de troubles neurologiques et des conséquences somatiques de l’accident de la circulation qui l’a laissé à demi-mort sur la route. L’équipe s’en occupe du mieux qu’elle peut. Grabataire à son arrivée, il a recouvré la marche, il tient sa place dans la vie de l’unité. Les soignants ont retrouvé trace de sa famille en Estonie. Un contact a été rétabli mais aussitôt interrompu. Wlad est considéré comme mort dans son pays. Sa femme s’est remariée et a eu deux enfants de ce deuxième mariage. La situation devient insoluble. Cela fait cinq ans qu’il est hospitalisé. Son état somatique se dégrade de plus en plus malgré une volonté de fer. Il doit être régulièrement hospitalisé à l’hôpital général pour différentes opérations. Il court un sérieux risque de tétraplégie. Les équipes de M.C.O. tendent à le délaisser. C’est un « psy » n’est-ce pas ? Il rentre parfois sans avoir eu sa consultation. L’équipe est inquiète. L’hôpital où ils exercent subit une énième restructuration. Du médecin aux ASH, en passant par la psychologue, le cadre, les infirmières et les aides-soignantes, tous craignent de ne plus pouvoir être suffisamment nombreux pour continuer à proposer les soins de nursing que l’état de Wlad exige. Ils aimeraient qu’un service de soins somatiques prenne le relais. Ils ne peuvent quand même pas l’abandonner à la porte d’un service d’urgence ou dans la forêt. Que faire ? Je leur ai raconté l’histoire de M. Fuentes.

Pour conclure

Pas de happy-end, ni de miracle. Nos lendemains ne chantent pas. Juste la grise et froide réalité des normes qui broient ce que nous avons de meilleur en nous. Et notre capacité à résister collectivement.

« Je m’appelle Carmen Torrès. […] Cet après-midi j’ai donné ma démission. Il le fallait. […] J’avais l’impression de devenir complice d’actes que je réprouvais en moi-même. Je perdais l’estime envers mes collègues, la confiance envers les médecins. Je ne savais plus de quoi était fait ce métier. Soigner la folie, c’est complexe. Dans cette affaire, il faut de la délicatesse, de la patience, laisser le temps agir. Y revenir. Etre précis dans les actions et les discours. On ne peut pas être seul pour faire ça, il faut toute une équipe et aussi une pensée de ce qui se fait. »

Dominique Friard, I.S.P., Superviseur d’équipes.

1 ESTHER (M), J’ai retrouvé mon grand-père dans un hôpital psychiatrique, Editions Digobar, Paris, 2016.

 Le coup de la panne 

Cubells Julie, infirmière, centre hospitalier de Montfavet.

Nous sommes sur l’autoroute, dans un mini bus de l’hôpital, il fait chaud, c’est l’été. Nous revenons de la sortie thérapeutique la plus importante de l’année, soit 4 patientes pour 5 soignants, un mois d’Aout…c’est un exploit ! De plus, cette sortie sort du rang, il s’agit d’une sortie dans un parc d’attraction, rien de culturel ! Juste de quoi s’amuser, bon… On avait aussi quelques arguments cliniques pour la justifier. Mais surtout, c’était de faire quelque chose de différent avec les patientes, de se faire plaisir, certains diront un retour en enfance, de tester de nouvelles sensations, de se mettre en mouvement….Et puis, pour une fois que l’on peut sortir hors des murs….

Dans le camion sur le chemin du retour, on discute de la journée, de la bataille d’eau improvisée, du fait que j’ai peur du vide mais que Marie m’a permis de surpasser un peu cette peur. Marie c’est la patiente qui a souvent besoin de réassurance dans le pavillon, et c’est elle qui me rassure, à 10m du sol dans un drôle d’ascenseur à ciel ouvert, qui me dit : «  tout va bien se passer ». Nous papotons … Puis il y ce bruit répétitif, les tremblements, nos regards qui se croisent et notre « Il faut qu’on s’arrête ! », ce que nous faisons… sur le bord de l’autoroute ! Il est 17h30.

Je descends pour évaluer les dégâts, le pneu est littéralement déchiqueté, forcément à 130 km/h ça ne pardonne pas. J’informe mes collègues et les patientes par la même occasion. Nous roulons quelques mètres jusqu’à une « aire de secours », pour changer la roue ! Mais c’est là, que tout se complique !!! Nous avons une bombe anti crevaison, une roue de secours, de l’eau, du chocolat, des biscuits, des clopes, dans un mini bus de l’hôpital, avec 4 patientes et cinq soignants … On pourrait se dire « no problem »? Sauf que les 4 patientes sont en soins à la demande d’un représentant de l’état, que l’ordre de mission est valable jusqu’à 18h, que deux de mes collègues travaillent de matin le lendemain, que la dernière prise de traitement était à midi, qu’il n’y a pas de cric pour changer la roue et qu’il n’y a pas de numéro d’assistance dépannage sur le camion.

OUPS!!! Oui, nous aussi nous avons souri de la situation quand nous avons prévenu nos collègues dans l’unité… un peu moins quand nous avons eu à faire au cadre de garde… Qui devait nous rappeler… Bon finalement, nous avons utilisé la borne orange. Pour info, la durée de vie au bord de l’autoroute est de 15 à 20 minutes pour un piéton. Alors, nous n’étions pas vraiment piétons, mais je dois dire que l’idée qu’une patiente puisse s’agiter et partir sur l’autoroute m’a rapidement traversé l’esprit.

Heureusement, nos 9 corps sont restés assis derrière la rambarde de sécurité. Casquette sur la tête pour les patientes, eau, chocolat, clopes en illimité, blague sur cette fin de journée quelques peu mouvementée et des sourires parfois crispés parce que je sais que si ça dégénère, ce sera catastrophique. Inutile de le dire à mes collègues nos regards en disent long… 45 minutes plus tard… arrive le dépanneur qui lui a un cric, il change la roue puis il nous demande de régler la facture ou bien de lui donner un numéro de dossier pour prendre en charge le dépannage. Et bien sûr, nous n’avons aucun des deux… Alors, énième tour de manège de la journée, mais cette fois sur la dépanneuse. Car faute de paiement le dépanneur nous accompagne jusqu’ à son garage en attendant que quelqu‘un veuille bien nous donner un numéro d‘assistance…

Très Honnêtement, je suis en colère et angoissée par l’idée que si je m’énerve franchement, cela va forcément se répercuter sur les patientes. D’ailleurs, elles n’ont pas l’air stressé, elles sourient de la situation.

Ironie du sort, j’ai travaillé dans un atelier de carrosserie, dans une autre vie. Je fais appel à mon réseau personnel pour trouver le numéro de l’assistance. J’apprends que l’hôpital a une assistance médiatique alors je me permets un peu d’humour noir avec mon interlocuteur… du genre « restez en ligne si une patiente traverse l’autoroute on risque d’avoir besoin de vous!!! »

Puis finalement, après une heure de coups de téléphone intensifs, nous avons fait le numéro de mondial assistance, qui avec le numéro d’immatriculation du mini bus, nous a confirmé qu’il était notre « assisteur ». Grace à une rapide explication de la situation et un échange avec le dépanneur, nous avons pu repartir et raccompagner les patientes dans l’unité.

Il est alors 20h30, nous installons les 4 patientes pour le repas avec les collègues d’après-midi en poste dans l’unité. Et elles sourient, elles nous remercient, nous disant que c’était une super journée, qu’elles ne changeraient rien et que « heureusement que nous étions là ».

Alors bien sûr, dans cette histoire il y a aussi l’inquiétude des collègues dans l’unité. Le fait qu’eux aussi ils se démènent pour nous aider, jusqu’à appeler le directeur d’astreinte pour que quelqu’un nous viennent en aide. Parce que les solutions apportées étaient complètement inadaptées. On nous a proposé qu’une ambulance viennent nous chercher mais en Véhicule Léger soit 4 places.

Alors petit calcul : deux soignants pour une patiente, soit 4 allers-retours. Mais franchement, ça personne n’y a pensé. Parce que finalement, on l’a eu notre numéro d’assistance.

Avant de rentrer chez nous, on a eu besoin de déposer ça, dans les murs, de ne pas le ramener chez nous… Avec ma collègue on s’arrête pour discuter avec le cadre de permanence, pour débriefer… Et il se trouve, que lui aussi à des choses à nous dire… Il fallait attendre, lui laisser le temps de trouver le numéro et puis il y avait d’autres choses à gérer (une autre panne, décidément …) et l’arrivée d’un détenu sur l’hôpital… on finit par lui dire que les minutes assis derrière son bureau ne sont pas comparables à celles passées au bord de l’autoroute et que l’on voit bien que notre présence l’exaspère. Il finira par nous dire que l’on parlera de ça demain avec notre cadre, qu’il a fait ce qu’il fallait ! Fin de la discussion… Deuxième fois de la journée que je me retrouve assise par terre, cette fois sur le trottoir devant le bureau de la PCI avec ma collègue, une clope au bec (je commence à comprendre pourquoi les patientes fument autant…), anesthésiée, fatiguée, brulée par le soleil… A nous dire, que nous ne sommes que des matricules que l’on considère comme de la merde… Mais petite satisfaction, nous avons géré la situation et les patientes vont bien !

Les patientes d’ailleurs…elles parfois si bruyantes, agitées, éclatées, délirantes, c’est elles qui nous disaient: ça va aller, vous voulez boire? Fumez une clope ça va vous détendre…elles assises derrière la barrière, qui sourient de la situation, non sans une certaine inquiétude. Mais, pas sûr que l’inquiétude que nous avons perçue soit la leur. Elles ont gardé, toutes, un excellent souvenir de cette journée, de nos péripéties, aucune angoisse, le lendemain elles en rigolent avec nous, nous sommes unis par le fait d’avoir vécu cette aventure.

Mais il y a tout de même quelque chose d’inacceptable, du moins du point de vue des soignants ! Faire une fiche d’événement indésirable ? Pourquoi ? Quand nous avons voulu dire, nous avons eu le sentiment de perdre notre temps, de ne pas être entendu? Alors quoi en dire ? Crier, chercher des fautifs, des responsables à la situation… la tentation est forte.

Michela Marzano écrit: « l’homme aussi crie. Non seulement lorsqu’il naît et qu’il marque son apparition hors du corps de la mère par un cri dont il n’a pas conscience; non seulement lorsqu’il est un bébé et qu’il hurle pour exprimer ses besoins et ses désirs, ses plaisirs et ses détresses; mais aussi à chaque fois que la parole lui fait défaut, que les émotions le dépassent, que le langage lui montre ses failles et ses limites. On peut crier pour appeler quelqu’un au secours. On peut hurler de joie ou de douleur. On peut crier comme un fou ou comme un damné. On peut crier parcequ’on à tort et qu’on veut couvrir la voix des autres. Mais on peut aussi crier parcequ’on n’est pas écouté et qu’on n’a pas d’autres moyens pour manifester son désespoir et pour se faire entendre; on peut crier après quelqu’un; on peut crier à l’oppression, au scandale; à l’injustice.»1

Un de mes collègues, a propos de mon intervention m’a dit : « Par quel bout souhaites-tu prendre cette situation ? Dire que certains cadres sont des incompétents, que tout le monde le sait et que personne ne fait rien ? Non, non, non, pas de raccourci. Cette remarque a eu le mérite de me remettre en mouvement. Au lieu de rester bloquée sur ce qui n’a pas était fait, plutôt se poser la question de savoir qu’est ce qui a fait que la situation n’a pas dégénéré ? Ce ne sont pas les murs, cette fois, qui ont été contenants (expression que j’entends souvent dans mon unité), c’est nous l’équipe. Pendant, que certains gèrent les coups de téléphone, d’autres collègues sont auprès des patientes, ils expliquent, rassurent, donnent du sens à ce qui se passe, ils sont attentifs, ils observent… Nous faisons corps, tous …

De plus, « C’est dans et par son corps qu’on s’inscrit dans le monde et qu’on rencontre autrui. »2 dit Michela Marzano.

Ce jour-là, ce fut une deuxième rencontre avec les patientes, parce que finalement nous les voyons rarement en dehors des murs de l’unité. Accompagner vers l’extérieur ce n’est pas la priorité au quotidien. On travaille l’auto ou l’hétéro agressivité, les troubles du comportement, on accueille des patientes extrêmement délirantes et résistantes aux traitements, on nous considère souvent comme le dernier recours… et oui, bienvenue aux UMD. Mais ce jour-là, la violence ne venait pas des patientes. A quel moment l’institution se met à fonctionner en miroir avec les patients ? Eclatés, morcelés, persécutés, avec des idées mégalo ? Ce jour-là, c’est Marie qui rassure, c’est Iris qui d’habitude se croit issue d’une riche famille qui se demande comment on va faire pour rentrer à l’hôpital, C’est Elizabeth souvent dans la démonstration dans l’unité qui reste discrète et c’est Sabine qui n’est pas sortie de hôpital depuis 10ans, orientée dans notre unité suite à une recrudescence d’hétéro-agressivité après la fausse couche de ses jumeaux qui sourit.

Alors, plusieurs options, se dire que cette histoire n’est qu’une suite de malencontreux événements, se dire qu’en effet au lieu de pondre un protocole sur le lavage des mains on auraient pu faire un protocole sur quoi faire et qui appeler en cas de panne ou de problème avec un véhicule de l’hôpital. Se dire qu’en effet, à tous les niveaux institutionnel nous sommes parfois soumis à des ordres contradictoires et que écrire, laisser une trace de l’histoire, un petit aperçu de ce qui s’est passé, l’écrit du cri du corps, permet parfois d’en tirer quelques expériences. Notamment vérifier qu’il y a un cric quand on part avec un véhicule de mutualisation. Mais se dire aussi que c’est souvent dans l’imprévu que l’être humain fait appel à des ressources insoupçonnées ou oubliées et qu’il y a toujours quelque chose à apprendre et bien souvent à partager !

Alors, à tous les patients, patientes, infirmiers, les ide, les isp, les nouvelles promos ou les anciennes, à tous les paramédicaux psychos, educ, assistante sociale, ergothérapeute, art thérapeute, à tous les somat, psychiatres, internes, a tous les cadres, cadres sup, aux secrétaires, aux ash, aux directeurs, aux administratifs, psychomotriciens… A nous qui faisons partie du corps de l’institution. Bienvenue à SERPSY…et à vos stylos !!!

1 MARZANO (M), La philosophie du corps, PUF, Que sais-je ?, chapitre 3.

2 Ibid., p. 2

Conclusion de la journée

Anne Baqué

Je remercie tous les intervenants qui ont permis de faire vivre cette journée très riche en échanges et en questionnements quant à la façon dont le corps entre en jeu dans la relation soignante.

Un petit mot sur la pièce tout d’abord. Elle fait état d’un profond malaise dans le fonctionnement de l’équipe, m’évoquant un corps figé, contraint, sans pensée, appliquant les ordres comme celui de M. Fuentes, ce patient psychotique, cet étranger, ce voyageur aux allures christiques dont le vécu reste sourd. On pourrait ainsi considérer que ce qui est vécu par ce patient et qui ne peut être pensé, vient à se rejouer au sein de l’équipe.

En effet, chaque personnage semble isolé, parle sans se sentir écouté, comme dans un fonctionnement clivé. Les relations entre soignants, cadre et médecin s’établissent dans un rapport de force et d’agressivité, tout comme la relation entre le corps du patient et l’institution.

Dès son arrivée, ce corps apparait dans une immobilité forcée, dans un rapport de soumission. Contraint d’entrer dans l’institution, il est ensuite contraint d’en sortir, comme vomi par elle, vécu comme un parasite dont on chercherait à se débarrasser.

Cette violence perçue, faite au corps du patient, est-elle une répétition de la façon dont il s’est senti accueilli dans ce monde ? Mis de force à l’intérieur d’un corps maternel puis éjecté de ce corps comme un déchet, un parasite ? L’institution joue-t-elle ici le rôle d’une toute puissance maternelle? La pièce vient mettre en scène un vécu de l’ordre de l’insupportable.

Le vécu du patient entre par ailleurs en résonnance avec celui de Carmen, où plutôt avec les traces qui lui ont été transmises du vécu de persécution de son grand père. Il s’agit d’une trace corporelle où face à l’insupportable, l’engagement du corps s’inscrit dans une révolte et un exil : le déplacement du corps hors de sa patrie. Par ce rapprochement d’expérience entre Carmen et M. Fuentes, le voyage de ce dernier n’apparait pas tant pathologique que, dans la ligne de l’approche phénoménologique de J.M. Henry, comme un mouvement vital, une tentative thérapeutique de trouver une issue, une émancipation face à un mode de fonctionnement où l’être est réduit à un corps soumis, exécutant des ordres.

Tout l’intérêt d’écrire, de mettre en scène et de faire jouer cette pièce par des soignants, est de pouvoir retrouver un jeu, une circulation entre les différentes positions prises par les membres de l’équipe, de s’en approcher, d’explorer tour à tour les positions de celui qui ordonne, celui qui se tait, qui rationalise, se cache, se révolte, afin de faire se parler les différentes parties de soi jusqu’alors isolées les unes des autres. Faire de ce qui est vécu comme insupportable une œuvre, une création, c’est aussi relancer et maintenir notre capacité à rester soignants.

On pourrait aussi rêver d’autres fins à ce scénario compte tenu de tout ce qui a été apporté durant cette journée. Imaginons que ce patient aurait pu venir exprimer son vécu au sein d’une médiation corporelle, comme la psychomotricité, la relaxation, la danse ou la peinture, où il aurait pu se déplacer, se mouvoir, d’un espace à l’autre en dehors d’un rapport contraint, et ainsi peut être réécrire l’histoire autrement.

Le soin auprès de patients psychotiques met l’accent sur l’importance d’une clinique qui s’enracine dans le vécu corporel, car au-delà du langage verbal, il y a surtout ce qui ne peut se dire avec des mots, ce qui est vécu par le corps du patient et ce que cela nous fait vivre, comme souvent, un mouvement intérieur qui s’arrête ou se désorganise, une pensée qui se fige ou qui perd le fil.

Les ateliers d’ergothérapie, de psychomotricité, et d’art thérapie, comme la peinture et la danse qui ont été présentés aujourd’hui, partent justement des ressentis intérieurs et de leur mise en mouvement. On peut dire alors « Au commencement était le geste », qui est un cri du corps, une expression de soi aux autres qui attend d’être reçue, soutenue par un regard, une présence. Le mouvement peut alors se répéter, se prolonger, se déplier et construire une forme, laisser une trace d’une « empreinte effacée » (V. Defiolles).

Ces différentes interventions font ressortir à mon sens quatre points essentiels dans la relation thérapeutique.

1 Le travail sur le schéma corporel et l’image du corps

2 La recherche sur la justesse et l’authenticité des ressentis et des mouvements

3 L’importance de la proximité des corps

4 L’engagement et l’accordage soignant-soigné

Je les reprends donc ici.

1. L’image du corps dans la psychose prend différentes formes : se vider, se morceler, tomber sans fin, se sentir intrusé, violé, piqué, transpercé, ne plus habiter son corps, se sentir jeté hors de lui, avoir un corps tout puissant ou au contraire, pourri. Toutes ces formules sont déjà des représentations qui font référence à une limite corporelle poreuse, instable, floue, effractée qui se vit comme une confusion entre ce qui vient de l’intérieur et de l’extérieur. C’est comme si une coupure entre soi et l’autre ne pouvait s’inscrire, une coupure qui permettrait de nous mettre en rapport, d’éviter la confusion.

Si les concepts d’image du corps et de schéma corporel ne se recouvrent pas, ils ne vont pas sans interagir. L’image du corps se construit avec le vécu et les expériences du sujet. Elle est donc en perpétuel remaniement avec un travail sur le schéma corporel, sur notre proprioception, c’est-à-dire notre capacité à percevoir notre corps dans l’espace.

Les médiations corporelles exercent notre capacité à nous sentir habiter notre corps comme un lieu à être.

Il est intéressant d’entendre les patients en parler eux-mêmes dans l’intervention de Sabrina Bouttier. Ils utilisent des termes fondés sur le registre des sensations (sentir, être), où le rapport au temps est celui du présent : « J’étais fatiguée, maintenant je suis en forme », dit l’une des patientes ; cela témoigne qu’une présence à soi et au monde se construit et trouve une forme dans l’ici et maintenant.

2. Le second point que je souligne est l’importance de la justesse et de l’authenticité.

Ces ateliers proposent de laisser venir le mouvement, de se laisser surprendre par lui, « de danser ce qui nous traverse », disait Shanti Rouvier,  et « de laisser advenir un mouvement qui laisse une trace sur un tableau » dans la performance de Virginie Giraud et Valérie Leroux.

On ne cherche pas à faire beau, mais à suivre ce que l’on ressent comme juste. On cherche à relier nos émotions à nos gestes et postures. Le beau nait de cette authenticité et non de la recherche du beau en tant qu’objet.

Cette idée est fondamentale à mon sens ; c’est une invitation à la justesse, à l’authenticité du vécu. C’est précisément ce qui vient nous toucher dans toute création artistique comme dans la relation thérapeutique, où tout jugement de bien ou mal, de normal ou de pathologique, s’écarte face à une forme de vérité de l’être. L’enchaînement des mouvements et postures du corps comme lieu de nos traces inconscientes peut alors venir se raconter, se déplier et transformer un vécu corporel. La création d’une œuvre, en effet, n’est pas seulement un retour au même, une expression de soi, mais aussi une quête à être qui n’est pas là d’avance, qui vient se construire dans la rencontre avec le thérapeute, avec le groupe.

Si au commencement est le dire des corps, les mots peuvent venir ensuite selon la temporalité et la personnalité de chacun. Ces discours, alors enracinés dans le corporel, facilitent un travail de cohérence entre le vécu et la pensée.

Ce qui est le plus souvent attendu en thérapie, ce n’est pas la résolution magique des problématiques ou de venir expliquer ou interpréter la souffrance, c’est avant tout à mon sens que l’expression de soi à un autre puisse être perçue, reçue, reconnue, que ce langage adressé à un autre est une demande d’amour, comme disait Lacan, qui n’est autre qu’une demande de reconnaissance de notre être.

Pour cela, il s’agit de se tenir debout face à l’autre avec l’intention de rendre intelligible le dire des corps, d’en saisir ensemble le vécu et le sens émotionnel.

C’est ce dont témoigne Leila dans son parcours de danse : « Là où les mots sont impuissants, c’est comme une reconnexion qui s’est produite pendant ces moments où j’acceptais de me montrer souffrante de l’état d’être. »

C’est aussi ce que propose l’approche phénoménologique qui nous permet d’essayer de comprendre l’autre en rapprochant nos expériences sensibles.

L’exemple est pris du voyage dit « pathologique » dans la schizophrénie à partir de ce qui s’engage dans tout voyage, à savoir l’expérience d’un déplacement du corps dans un autre environnement et celle d’un décentrement subjectif. Le voyage s’organise comme une rupture avec une quotidienneté où se dessinent de façon singulière ce à quoi on tente d’échapper, ce que l’on recherche, ce que l’on tente de découvrir et qui n’est pas encore là. Le questionnement identitaire est central et exploré par des vécus à la fois de liberté et de limites. La typologie des voyageurs schizophrènes montre qu’il s’agit d’un mouvement vers une issue, une tentative d’émancipation, une volonté de se soustraire à ce qui est vécu comme aliénant et de venir éprouver dans les rencontres les frontières de ce que nous sommes.

3. Ce qui m’amène à ce troisième point qui relie les différentes interventions : la proximité. La mise en présence des corps est ici une dimension essentielle. Les médiations corporelles réduisent la distance entre les corps, et l’on n’a pas peur de s’approcher, de faire fonction de ce que Freud appelait « être humain proche ». C’est en effet au contact de l’être humain proche que l’être humain apprend à se reconnaitre. La construction de notre première peau, de nos limites corporelles se construit au contact physique de notre corps avec celui d’un autre, en capacité d’être présent à nous dans l’ici et maintenant.

Dans un monde où nos merveilleux outils de communication éloignent toujours plus les corps les uns des autres et érodent sans doute nos capacités à nous rendre présents et proches dans l’ici et maintenant, les approches corporelles permettent de trouver, de retrouver, de se rapprocher de ce qu’il y a d’humain dans la relation à l’autre.

4. Le dernier point que je souhaitais souligner, c’est le travail d’engagement et d’accordage entre patients et soignants.

Ce qui est perçu comme intérieur ou extérieur à soi dépend de la façon dont on perçoit l’écho, la réponse à un cri. En d’autres termes, on ne peut s’approprier ce cri que si celui-ci est reçu, produit un effet chez l’autre et lui est renvoyé sous une forme métabolisée, qui vient faire trace, une « empreinte contenante » (selon l’expression de Véronique Defiolles).

Les êtres sont là, et la question du comment on s’articule les uns aux autres est bien la plus essentielle dans nos pratiques cliniques. L’attention se porte non sur un résultat mais sur la façon dont la forme prend forme. Cela fonctionne un peu comme le « Squiggle » de Winnicott, c’est-à-dire que l’un amorce un geste, une trace et l’autre la poursuit et ainsi de suite. C’est un récit qui donne une forme à la rencontre. Ces co-créations, qu’elles soient graphiques, dansées, sculptées, parlées, sont une écriture, une transformation, une façon de passer du cri à l’écrit qui fait appel à la singularité de chaque rencontre.

« C’est de l’échange que peut surgir l’inspiration, comme la nécessité humaine d’apprendre l’un de l’autre », disait Salomon Resnik en 2001 dans La relation de compréhension dans la psychose.

C’est ici que se pose en effet la question de l’engagement du corps du soignant dans le processus. Que faisons-nous de notre corps face à celui du patient ?

Ce positionnement est tout à fait singulier : il est le reflet de notre façon d’être, de notre parcours, de nos formations, de notre cadre de référence, de nos expériences, de nos richesses et de nos points de fragilité. Ce qui nous touche chez l’autre est une résonnance de notre propre vécu. Etre en capacité de l’identifier nous ramène aux chemins qui nous ont permis de le traverser et d’en transmettre alors non pas une solution, mais une façon de se positionner pour laisser le patient être en capacité de créer, avec nous, son propre chemin, car comme disait Parménide, « unique pourtant reste le dire du chemin qui mène là-bas, devant qu’il est ».

Conclusion

Voici une journée qui vient redonner de l’élan ! Le soin en psychiatrie s’ouvre sur le domaine de l’art, sur les potentialités créatives de chaque être lorsqu’il se met à l’écoute de ses ressentis, de ses émotions, lorsqu’il se laisse surprendre par ses mouvements et postures. L’art est une pratique, celle de tout soignant-artisan, qui à partir des dysfonctionnements du quotidien sait se laisser surprendre, rire, imaginer, inventer, créer avec les patients des aventures qui articulent nos désirs. C’est ainsi que je perçois le récit du « coup de la panne » de Julie Cubells, qui met en avant l’importance de la créativité soignante.

La panne symbolise pour moi une coupure, une limite qui vient mettre en rapport les singularités des patients et des soignants. Cet évènement, qui surprend et déclenche le rire, permet la rencontre, la co-construction d’un récit où chacun est avant tout sujet avant d’être soigné ou soignant.

C’est bien souvent dans la surprise, l’adversité, que l’authenticité de nos désirs vient à se vivre, en marge des sentiers battus et des protocoles.

Le rire ensemble, avec l’autre, est souvent présent au sein de nos pratiques, mais il n’est peut-être pas pris au sérieux quant à sa puissance thérapeutique. Ce cri si singulier, si humain, si violent aussi selon Bergson, et aussi sacré (« J’ai canonisé le rire », écrivait Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie), peut-il venir faire trace d’une coupure entre soi et l’autre qui rend possible, un peu comme par magie, une articulation de nos façons d’être au monde ?

Je vous propose pour l’année qui vient d’apporter nos témoignages et réflexions sur la fonction thérapeutique de la surprise et du rire, d’observer et d’être à l’écoute de nos ressources et de notre potentiel thérapeutique dans la relation soignante.

Je remercie encore tous les intervenants pour la qualité de leur travail et tous ceux qui ont participé à l’organisation de cette septième journée Serpsy Paca. Enfin, je vous remercie tous pour votre présence et vos échanges qui nourrissent notre engagement dans le soin en psychiatrie.

Très bonne soirée à toutes et tous, et à l’année prochaine sous le signe du rire et de la surprise !

L’espérance de vie des personnes suivies pour troubles psychiques

RAPPORT : Personnes suivies pour des troubles psychiques sévères :
une espérance de vie fortement réduite et une mortalité
prématurée quadruplée
Magali Coldefy, Coralie Gandré (Irdes)

Numéro 137 de Septembre 2018 – QUESTION D’ÉCONOMIE DE LA SANTE

 

La mortalité des individus suivis pour des troubles psychiques sévères n’avait été étudiée que de façon parcellaire en France. La mise à disposition de données relatives aux causes médicales de décès appariées aux données de consommation de soins dans le Système national des données de santé (SNDS) en a permis l’étude à l’échelle nationale chez les principaux bénéficiaires de l’Assurance maladie.

La réduction de l’espérance de vie des individus suivis pour des troubles psychiques atteint en moyenne 16 ans chez les hommes et 13 ans chez les femmes avec des variations en fonction des troubles considérés. Ces individus ont des taux de mortalité deux à cinq fois supérieurs à ceux de la population générale, quelle que soit la cause de décès, et un taux de mortalité prématurée quadruplé. Ces premiers résultats encouragent à développer des travaux visant
à expliquer cette surmortalité ainsi qu’à mener en parallèle des actions ciblées pour réduire les inégalités de santé dont sont victimes les personnes vivant avec un trouble psychique.

à lire sur : http://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/237-personnes-suivies-pour-des-troubles-psychiques-severes-une-esperance-de-vie-fortement-reduite.pdf

PLURI-ELLES

Pour info :

 

ACCUEILLIR, ÉCOUTER ET ORIENTER TOUTE FEMMME EN SOUFFRANCE PSYCHIQUE À PARIS

Consultation psychanalytique destinée à accueillir, écouter, conseiller et ainsi aider toute femme en souffrance psychique, à Paris, à trouver, rencontrer son « bon entendeur ».

Un rendez-vous s’obtient rapidement, pour les jours suivants l’appel, ou dans la semaine.

En urgence, possibilité d’être reçue dans les 24 à 48 heures.

Appeler le 06 81 25 48 56

Cette consultation est entièrement gratuite.

Film et débats

En collaboration avec l’association Serpsy (Soins études et recherche en psychiatrie), la séance du mardi 11 septembre à 20h00 sera suivie d’une discussion avec Stéphanie Brahim, Madeleine Jimena Friard, Dominique Friard, tous trois infirmiers psychiatriques.

DE CHAQUE INSTANT

Écrit et réalisé par Nicolas PHILIBERT – documentaire France 2018 1h45 –

Du 29/07/18 au 25/09/18

 

 

http://www.cinemas-utopia.org/avignon/index.php?id=4254&mode=film

Les journées folles

27 et 28 septembre 2018

Un festival de talents et de rencontres ! Le concept ? L’art et la culture comme facteurs de liens sociaux et outils privilégiés de lutte contre l’exclusion. Des personnes qui ont traversé des moments difficiles croisent des artistes. Pour sa 4édition, le festival les Journées Folles nous propose des artistes d’horizons différents, avec, entre autres, la musique de Radio Babel Marseille, de Laurent Cervera et Samuel Taïeb, la danse de Justin et Florent et du trio « Un peu plus de 3 » et le théâtre des Insensés et de l’atelier de Mars.

Le jeudi de 9h à 17h Danse & théâtre
Le vendredi à partir de 14h Débat/table ronde autour du rêve et de l’amour & musique jusqu’à 21h.

Réservations conseillées > 07 67 25 12 46 04 96 13 04 70 • Mail : loublaifestival@gmail.com

 

https://www.toursky.fr/evenement/les-journees-folles/

 

 

 

Pratiques de la consultation psychanalytique – Colloque 22 septembre

1er Colloque du Pôle Psychanalytique en partenariat avec la Société Psychanalytique de Paris

Qu’est-ce qu’une consultation psychanalytique ? Permettre à un patient de rencontrer dès le début certains de ses processus psychiques inconscients et décider avec lui de transformer ou non cette rencontre en un des traitements psychanalytiques possibles ? Mais alors beaucoup de questions !
Peut-on en effet parler de « consultation psychanalytique » au singulier ? Existe-il une assise commune à la diversité des références théorico-pratiques progressivement élaborées depuis plus de 50 ans dans des cadres de traitements et avec des patients différents ?
Si la rencontre avec l’inconscient semble féconde et si la personne du psychanalyste qui l’a permise n’est pas celle avec laquelle s’engagera le traitement à venir, que devient le transfert ? En d’autres termes comment concilier les notions de consultation psychanalytique et d’entretien préliminaire ?

Quatre centres de références désormais associés au sein du Pôle Psychanalytique de l’ASM13, le Centre Alfred Binet, le Centre Kestemberg, l’Institut de psychosomatique, le Centre de Consultations et de Traitements Psychanalytiques Jean Favreau, ont accepté de confronter sur ce thème de la Consultation psychanalytique, leurs options respectives au cours de deux demi-journées d’échanges.

à lire sur :

http://www.asm13.org/les-consultations-du-pole-psychanalytique

 

Schizophrenia « A la recherche de la vérité vraie » Vers l’infini et au-delà

Schizophrenia

« A la recherche de la vérité vraie »

Vers l’infini et au-delà

 

« Chers téléspectateurs, bonjour !

Nous sommes le 17 avril 2077, il est 14h32 et nous sommes en direct sur KTBF8 pour une nouvelle émission de votre magazine d’Histoire et d’Investigation : « A la recherche de la Vérité Vraie »

Il va, aujourd’hui, être question de Miloud Tancrède. Qui est Miloud ?

Souvent décrié par la critique, parfois adulé par les masses, Miloud Tancrède s’est avéré être un des mystères de ces 50 dernières années. De nouvelles découvertes viennent faire la lumière sur cet énigmatique personnage. En effet, des archives ont été récemment retrouvées dans les locaux désaffectés d’un centre de réhabilitation anciennement appelé le C.H.S. Montfavet. Plusieurs équipes de chercheurs ont réussi à décrypter les quelques documents encore lisibles et il nous est désormais possible de retracer une partie de la vie de cet illustre citoyen. A ceux, rares je pense, qui ne le connaitraient pas, je rappelle que son parcours hors du commun est intimement lié à la Cité de Schizophrenia. Schizophrenia, ville des mille délires et des projections les plus folles ! Schizophenia est également appelée la Cite des Téléportés, en référence à son unique moyen de communication avec notre bonne vieille planète Terre. C’est une cité, située dans un monde parallèle, découverte par l’homme qui nous rassemble ici, aujourd’hui : Miloud Tancrède ! Célèbre explorateur, il a découvert cette cité par hasard et en est devenu l’Ambassadeur sur Terre, et plus particulièrement à Carpentras. Nous allons retracer pour vous les événements marquants de son histoire.

 

Les Elus

 

Pour commencer, nous allons brièvement revenir sur ce qui fait la particularité et la popularité de Schizophenia. C’est un monde parallèle où ne peuvent se rendre que certaines personnes, que l’on nomme Les Elus. Par un mécanisme de téléportation psychique impénétrable aux profanes, les Elus sont capables de s’extraire de notre réalité pour s’exiler sur une planète qu’ils façonnent selon leurs désirs les plus fous et leurs peurs les plus hallucinantes. C’est une terre tantôt hostile, tantôt protectrice mais qui est propre à chaque Elu. Les Elus se révèlent souvent aux alentours de 17-25 ans et accusent parfois un vécu initiatique incommode voire périlleux. On en sait, encore aujourd’hui, assez peu sur les Elus, il  semble que ce qui ferait d’eux des êtres à part serait leur construction psychique différente, cette différence serait déterminée très tôt, aux alentours d’un an. Les Elus sont dotés de pouvoir qui leur permettent de percevoir, d’entendre ou de voir des choses que le commun des mortels ne peut qu’imaginer.

 

La téléportation

 

Une autre particularité est qu’une fois appelé à Schizophrenia, il est impossible d’en sortir complètement. Les Elus n’ont d’autre choix que d’accepter leur destin. On ne peut pas refuser d’être un Elu. Le premier passage dans cet autre monde peut être lié à un événement marquant ou à l’usage de substances psychoactives telles que le cannabis. Attention chers téléspectateurs ! Le cannabis ne fera pas de vous des Elus ! Ce n’est qu’un vecteur, un accélérateur qui ne fera se téléporter sur Schizophrenia que les Elus.

La téléportation rassemble trois rouages essentiels : la Dissociae qui rompt l’intégrité du corps, la téléportation s’opère alors par évaporation, dilution, sublimation ; le Delirium qui selon différents mécanismes amène l’Elu dans une phase de transe, entraînant visions, perceptions, sensations étranges lui permettant d’entrevoir les portes de la Cité et de communiquer avec elle ; enfin vient l’Autistus qui vient signer la perte de contact avec notre monde et l’envol pour Schizophrenia.

Si le Delirium et la Dissociae sont perçues comme des vertus à Schizophrenia, il n’en a pas toujours été de même ici-bas. Les comportements étranges des Elus étaient souvent incompris et pointés du doigt par nos grands-parents et même par le dictateur-président de l’époque lui-même, un certain Nicolas Sarkozoy, surnommé sans que l’on sache pourquoi l’homme aux talonnettes. Il est bon de rappeler qu’en ces temps troublés et dans la torpeur ambiante, être Elu pouvait vous conduire en prison. Dans la majorité des cas, les Elus étaient régulièrement envoyés dans des Centres de Réhabilitation, où régnait la Loi des Blouses Blanches et des Molécules ; les mécanismes de téléportation étaient combattus à grand renfort d’injection et de contention. Mais tous ces excès se produisaient bien avant que l’on reconnaisse le caractère extraordinaire de Schizophrenia. 

 

Premières téléportations

 

A la lumière des récentes découvertes, je vais maintenant vous parler plus précisément du premier Elu, l’explorateur, l’Ambassadeur en chef, le célébrissime Miloud Tancrède.

Miloud est né en 1985 dans la région du Rif au Nord-Ouest du Maroc, toute proche de l’enclave de Mellila. Ses deux parents sont marocains, mais on ne trouve aucune trace de son père dans les écrits. Certains disent qu’il se nommerait Mohamed Forclos, mais nul n’en est sûr. C’est une première zone d’ombre de l’histoire de notre héros.

Miloud est le 3ème d’une fratrie de 4 enfants. Il a un grand frère, une grande sœur qui vivait à Paris et une petite sœur. Il semble avoir vécu une enfance sans histoire même si aujourd’hui sa famille s’accorde à dire qu’il était malgré tout un enfant spécial. Adolescent, il suit des études d’électricien en région parisienne, métier qu’il exercera pendant deux ans.

C’est aux alentours de 18 ans qu’il découvre le pouvoir du cannabis et qu’il effectue son premier voyage à Schizophrenia. Comme beaucoup d’Elus fraichement téléportés, il ne garde que peu de souvenirs de ce premier contact. Il disparaît ensuite deux ans des écrans radar et entame une carrière de délinquant et de négociant en hakik. En 2009, Miloud désire par-dessus tout retourner dans la cité des Téléportés. Dans ce but, il augmente de façon considérable sa consommation de cannabis. Il se sent en danger, il est incompris par  son entourage, son comportement change, il devient bizarre, il tient des propos incompréhensibles, il est parfois violent et souvent agressif avec sa famille qui ne le reconnaît plus. Et là, c’est le drame. En juillet, en pleine canicule, Miloud commet coup sur coup un braquage et un cambriolage. Il est arrêté, condamné pour vol avec violence et incarcéré  pendant deux ans. Cet épisode très difficile à vivre pour Miloud Tancrède reste sombre dans sa mémoire. Le rapport aux gardiens et à la loi carcérale est difficile et se fait souvent dans la violence. Ces deux années d’incarcération seront tellement insupportables qu’il tente d’abréger ses souffrances en se tranchant les veines. Il est transféré à Montfavet. Lors de ses passages au Centre de Réhabilitation, il tente de s’échapper vers Schizophrenia à plusieurs reprises mais il est toujours rattrapé. Les conditions de détention au Centre de Réhabilitation sont plus rudes qu’au pénitencier. Lorsque l’on songe à notre système pénal actuel qui prône l’accompagnement et l’encouragement dans une démarche d’adaptation de tout un chacun à la réalité commune, on ne peut que frémir rétrospectivement. Certains scientifiques s’accordent à dire que Miloud fut la victime de ces temps révolus où l’on emprisonnait les Elus et les hommes en général, en sachant pertinemment que l’univers carcéral serait plus délétère qu’autre chose. Autre temps, autres mœurs. …

A sa sortie de détention, il retourne vivre chez sa mère, mais le quotidien n’est pas facile. La différenciation entre Schizophrenia et la Terre se fait de plus en plus difficilement et Miloud semble être perpétuellement happé par la cité des Téléportés. Sa réalité entre régulièrement en conflit avec celle de sa famille. Le fossé se creuse. Pendant deux ans, il apprend à  connaître Schizophrenia tout en cherchant à propager la nouvelle de sa découverte.

Cette nouvelle est très mal reçue par sa famille qui dit ne plus le comprendre et vivre un véritable enfer. C’était malheureusement souvent le cas pour les familles ayant un enfant Elu. Il y avait beaucoup d’incompréhension. Leur enfant ne serait plus jamais le même. Le deuil était difficile à  faire. Miloud est alors reconduit au Centre de Réhabilitation de Montfavet car il n’est plus adapté à la vie sur Terre. Il pense même être un chien et en adopte le comportement. Il marche à quatre pattes, aboie et renifle les serrures. Il est alors persuadé que sa mère n’est pas sa mère, qu’il est le fils d’une chienne et que sa mère n’a fait que le recueillir. Il se montre également agressif, veut sortir, s’échapper. Il ne comprend pas ce qu’il fait enfermé, alors qu’il est un Elu. Pour le contenir les Blouses Blanches l’enferment dans une chambre de réhabilitation intensive. Il y séjournera 18 fois durant sa vie.

Il faut rappeler que nous sommes aujourd’hui en 2077. Les choses ont beaucoup évolué depuis ces temps  héroïques où Miloud était enfermé. Les Elus ne sont plus considérés comme des malades mais comme des Ambassadeurs, les seuls en capacité de communiquer avec l’Autre Monde. Les choses étaient bien différentes dans les années 2000, la Téléportation se devait d’être corrigée, réhabilitée.

Bref, je divague. Revenons à nos moutons.

 

De plus en plus étrange

 

En 2012, Miloud fait de très fréquents allers-retours entre notre monde et la Cité des Téléportés mais maîtrise assez mal les retours dans notre réalité partagée, le Délirium se fait intense. Peu réceptif aux injonctions de ce monde, Miloud s’en remet totalement à ses désirs. Il est incarcéré une nouvelle fois suite à un vol à l’arme blanche. Quand il arrive en détention, il y trouve une quantité importante de cannabis qu’il utilise une nouvelle fois pour tenter de s’évader et rejoindre la Cité des Téléportés quitte à se liquéfier et s’enfuir par la bouche d’évacuation. Miloud agresse un surveillant, ce qui lui vaut un transfert disciplinaire dans la pire des prisons du Sud-Est de l’époque : Les Baumettes. Les détenus y vivaient avec les rats, entassés à six dans des cellules destinées à deux personnes. Ils vivent au milieu des détritus, les plus faibles à la merci des plus forts, les Elus à la merci des plus faibles. Leur déconnexion de la réalité et la distance prise avec leur corps les rend plus que vulnérables. Heureusement, ce lieu de privation de liberté, cette honte de notre passé a depuis longtemps été submergé par la montée des eaux. Un des rares effets bénéfiques du réchauffement climatique…

Après deux ans de détention, Miloud part vivre chez sa sœur aînée. A  ce moment-là, il est toujours en proie au Delirium et à la Dissociae mais les allers-retours avec la Cité des Téléportés se font moins fréquents et de moindre intensité. Courant 2014, il part avec sa mère voir sa famille au Maroc. Ce pays, dont la spécialité est aujourd’hui l’organisation de séjours sur Mars, était à l’époque connu pour sa production de cannabis à  un niveau industriel et international.

Miloud profite donc de son voyage en famille pour s’adonner à l’un de ses petits plaisirs : la fumette. Du coup les  produits locaux lui assurent un voyage en première classe vers Schizophrenia. Cependant, son frère qui est avec lui au Maroc, ne l’entend pas de cette oreille. Hors de question de le laisser s’échapper vers la Cité des Téléportés. Devant ses comportements de plus en plus bizarres, il décide de l’envoyer au cœur du désert du Sahara dans un Centre de Réhabilitation des plus archaïques. La réhabilitation s’y fait à coups de bâton. On n’y considère pas les Elus comme des malades sur le modèle de la réhabilitation françaises mais comme des personnes possédées par des démons ou des démons eux-mêmes, des Djinns. Miloud y passe huit mois puis parvient à s’en échapper. Son frère le rattrape et l’attache à une chaise dans une maison familiale. Miloud poignarde son frère à sept reprises afin de s’échapper. On n’entendra plus jamais parler du frère qui a survécu à ses blessures.

A son retour en France en 2015, sa famille décrit des comportements étranges. Miloud parle aux arbres, découpe des billets de banque, s’habille de manière étrange, ne se déplace qu’en courant et dort la lumière allumée car il a peur qu’on l’enlève. Alors qu’il erre dans la rue, ivre, il est amené une nouvelle fois au Centre de Réhabilitation de Montfavet par une patrouille de Chemises Bleues, les féroces Gardiens de l’Ordre Public. Un jour, Miloud m’a confié qu’à l’époque il vivait dans un quartier dit sensible, il y était très mal vu d’être accompagné à l’hôpital par des Blouses Blanches. Cela aurait signifié qu’il était fou. Etre accompagné par des Chemises Bleues était socialement plus acceptable.

 

La révélation

 

Aux alentours de trente ans, afin de prendre son indépendance, et pour pouvoir se rendre plus facilement à la Cité des Téléportés, Miloud décide de quitter le domicile familial et de vivre seul dans son appartement. Il y parvient en moins d’un an.

Il vit tant bien que mal, seul, dans son appartement. Une de ses sœurs qui habite non loin de là, garde un œil sur ses agissements. Miloud fait toujours de fréquents allers-retours entre Schizophrenia et la Terre, le Centre de Réhabilitation et son appartement. Les années suivantes sont marquées par ses va-et-vient entre ces deux mondes. Sur le chemin, il rencontre l’amour en la personne de Catherine, elle aussi voyageuse. Ils partagent une même passion pour Super-Picsou et Dragon Ball Z. Toute sa vie, Miloud restera très discret quant à la nature de leur relation.

Ce n’est qu’en 2032 qu’il prouve au monde entier que la Cité des Téléportés existe bel et bien. Il invente la fusion rotative, une nouvelle technologie. Grâce à ses connaissances en électricité, Miloud parvient à stabiliser la liaison entre Schizophrenia et notre Terre. Il démontre ainsi qu’il  n’existe pas qu’une réalité subjective mais bien plusieurs réalités parallèles. Notre société entra alors dans une phase de réhabilitation et de reconnaissance vis-à-vis des Elus qui cessèrent alors d’être stigmatisés. En remerciement Miloud Tancrède fut nommé Ambassadeuur de Schizophrenia, poste qu’il occupe encore aujourd’hui.

 

Voilà, notre émission touche à sa fin. Dans notre prochain numéro nous  vous présenterons le fonctionnement de la Cité des Téléportés, ses usages et ses particularités.

 

Merci de nous  avoir suivi,  et si notre émission vous a plu, n’hésitez pas à laisser un commentaire sur #alarecherchedelaveritevraie.com

 

C’était Charles Cox, en direct de Schizophrenia.

 

A vous la Terre, à vous les studios !!!

 

 

 

 

Paul Fléchaire, IDE, Montfavet