« Je m’appelle Carmen Torrès. Je suis infirmière en psychiatrie. J’aime beaucoup mon métier. Je travaillais depuis deux ans dans une petite unité, reliée à un hôpital de province.
Cet après-midi, j’ai donné ma démission.
Y’a pas de travail dans le coin, j’ai peur de ne pas en retrouver d’ici longtemps, mais j’ai quand même donné ma démission.
Il le fallait. » 1
Lorsqu’en juin 2016, Madeleine Esther nous a lu sa pièce, J’ai retrouvé mon grand-père dans un hôpital psychiatrique,nous étions en plein cœur du Centre Hospitalier de Montperrin, à Aix-en-Provence, dans une salle de formation continue assez impersonnelle. Notre lieu de réunion mensuelle. Nous étions une dizaine de membres de l’association Serpsy (Soin études et recherche en psychiatrie), tous soignants. Un grand silence a succédé à sa lecture. Le D.J. était une cigale. Il était vingt heures. La réunion durerait encore trois heures.
« Il le fallait. »
Qu’est-ce qui peut bien inciter une infirmière à démissionner ? Une infirmière investie. Une infirmière qui a une haute idée du soin et de la relation avec les patients.
Démissionner ? Au sein du collectif rassemblé, on trouve des infirmières, des psychologues, des cadres et cadres-supérieurs, une éducatrice spécialisée, des arts-thérapeutes, des enseignants d’IFSI. Ils viennent de toute la région PACA : Edouard Toulouse, Valvert, Montperrin, Montfavet, Pierrefeu et même de Laragne situé à une heure trente d’Aix-en-Provence. Démissionner ? On y trouve des retraités, une prof d’université, des humanitaires, des psychothérapeutes, des superviseurs d’équipes. Tous viennent en plus de leur travail, à leur frais. Pas un n’accepterait de défraiement. Ils ont en commun la clinique et une certaine idée du soin. Démissionner ? Certains se réfèrent à la psychothérapie institutionnelle qui survit de plus en plus difficilement dans leur établissement, d’autres se reconnaissent dans les théories de Lacan, d’autres se définissent comme des groupalistes. Certains ont les mains dans le soin, se battant au quotidien contre les isolements et contentions, d’autres, plus à distance accompagnent les élaborations cliniques de leurs collègues, d’autres encore participent à la formation initiale et continue. Démissionner ? Quelque chose, à cet endroit-là, ne passe pas.
Les plus anciens ont vu les soins se dégrader, ils ont assisté à la réapparition des contentions utilisés maintenant en routine, en dernier recours organisationnel. Ils passent de plus en plus de temps sur l’ordinateur à cocher des croix en temps réel, ils rencontrent de moins en moins les patients. Les effectifs des C.M.P. et des C.A.T.T.P. se réduisent comme des peaux de chagrin. Il est même question d’en fermer certains l’été. Ils résistent. Ils persistent à militer pour un soin qui prenne en compte la singularité de chacun. Ils se fracassent contre les normes, les protocoles, les parapluies ouverts pour supprimer tout risques médico-létaux. L’initiative et la surprise sont proscrites.
Démissionner ? La tentation se fait chaque jour plus insistante. L’un des quatre fondateurs de l’association a démissionné. Le harcèlement de son administration a eu raison de sa motivation. Co-animateur du groupe de recherche en soins, il a alterné les missions humanitaires en Palestine et ses responsabilités de clinicien. Il est devenu restaurateur puis éditeur en continuant à garder un œil sur le soin. Le groupe parisien a abandonné la clinique pour la lutte syndicale et politique. Ils sont aujourd’hui au sommet de la Fédération Santé.
Démissionner ?
« Il le fallait. »
La pièce écrite par Madeleine Esther est une tragédie à l’échelle du quotidien. Elle concerne chacun, bien au-delà de l’hôpital psychiatrique et même des lieux de soin. Chacun de nous est confronté à la perte de sens qui sévit dans nos lieux de travail, chacun se sent amoindri car réduit à la non-place de variable d’ajustement.
Démissionner ?
Nous avons décidé d’incarner les personnages de la pièce. Ils nous ressemblaient trop. Nous aimerions tant être des héros qui résistent envers et contre tout à cette lente désagrégation de notre part d’humanité, nous ne sommes hélas que nous-mêmes. Nous avons décidé de jouer la pièce lors de notre journée de février 2017.
« Il le fallait. »
On ne sait jamais
Le rideau s’ouvre sur la relève des équipes de nuit et de jour. Nous sommes dans la salle de soin. Il est sept heures du matin. Deux infirmières (Dorothée et Carmen) et trois aides-soignantes (Sigunga, Mélissa et Isabelle) échangent autour de l’arrivée nocturne de M. Fuentes, un patient espagnol délirant, amené par les flics. Il ne parle pas français. Il n’a aucun papier. Il ne porte qu’un survêtement à même la peau, sans slip, ni chaussettes. L’équipe de nuit a profité de la présence des policiers pour l’attacher. Il n’était pas agité mais on ne sait jamais.
Carmen explose : « Pourquoi ne sont-ils pas passés par les Urgences ? C’est la procédure. Les flics n’ont pas le droit d’entrer à l’hôpital. On n’a rien à faire avec eux. Ils le savent d’ailleurs. Sauf à notre demande. »
Ses collègues sont dans leurs petits souliers. Sigunga, l’aide-soignante de nuit réplique :
« Commence pas ! Le moindre truc et tu montes sur tes grands chevaux. C’est pas si grave après tout. Et puis ça nous rassure. Ils étaient trois policiers avec le patient, et nous la nuit on n’est que deux. Deux femmes en plus. Le costume de flic ça en impose. D’ailleurs il s’est laissé faire. »
Le protocole prévoit une prise de sang.
Carmen décide de la reporter au lendemain. C’est dimanche, il n’y a pas d’urgence :
« Je suis là demain matin. Je n’ai pas envie de piquer quelqu’un de délirant que je ne connais pas et qui ne sait pas qui je suis, dans une chambre d’isolement. […] Vaut mieux attendre de faire connaissance. »
Sigunga réplique en miroir :
« Mais il ne parle pas français. Tu te compliques la vie, tu sais. Attaché c’est plus facile.
-Tu trouves. Ce n’est pas mon avis. Je baragouine quelques mots d’espagnol. S’il parle je pourrais comprendre. Il faut d’abord faire connaissance. Qu’il accepte la prise de sang, je lui expliquerai pourquoi on lui fait. »
Carmen, âgée de cinquante ans, fait fonction de porte-idéal. Elle ne s’y prend pas toujours très bien. Elle agace souvent ses collègues qui respectent néanmoins ses compétences. Dans cette première scène, elle apparaît un peu péremptoire. Dorothée, sa collègue infirmière, ne lui répond jamais directement et laisse Sigunga lui répliquer.
Malgré ces différences de point de vue sur le soin, l’équipe s’entend bien. C’est une bonne équipe dit Carmen qui n’y sent pas de mauvais esprit. Sigunga fournit ses collègues en parfum et fanfreluches bon marché. Autour d’une clope, Isabelle, l’aide-soignante, évoque sa vie personnelle et le départ de son mari après trente ans de vie commune. Elle revient ensuite à la vie du service :
« Tu sais ici on n’a pas toujours travaillé comme ça. C’est depuis l’ouverture du nouveau bâtiment. Il y a deux ans.
– C’était comment avant ?
– Peux pas te dire. On avait plaisir à travailler. C’était plus ouvert. Moins de patients aussi. Une petite unité, et une petite équipe. Avec ces portes fermées, tout a changé. On se sent un peu isolé aussi. »
La pièce raconte le parcours de M. Fuentes sans que jamais il n’apparaisse sur scène. Il en va de même pour les médecins et le directeur de l’hôpital. On en parle. Leurs décisions s’imposent mais on ne les voit pas. C’est le choix de la narratrice. Nous sommes à hauteur d’équipe. Il ne manque à la distribution que Nathalie, le cadre, et Laurent, l’ASH, seul homme sur scène.
« C’est un hôpital ici ! »
M. Fuentes ne demande jamais rien. Les soignants ont un peu tendance à l’oublier. Il est sorti assez vite de la chambre d’isolement. Carmen parle régulièrement avec lui. En espagnol. Huit mois se sont écoulés. Il faut le faire sortir. Nathalie, le cadre, résume la situation à Laurent : « Il coûte trop cher. Il n’a pas de sécu, et on n’arrive pas à trouver une solution avec l’ambassade. Ça fait huit mois qu’il est là. Tu calcules ce que ça fait à 450 euros par jour ? Et c’est l’hosto qui paie. Le directeur m’a appelée. Il faut que je trouve une solution. » Cent huit mille euros c’est une somme, c’est un argument de poids. Laurent argumente : « On parlait de le rapatrier. Qu’il retourne dans son pays. Avec des gens qui parlent sa langue au moins. C’est pas loin l’Espagne. Une heure pour Séville. Y’en a qui font l’aller-retour pour un week-end. C’est pas loin. » Nathalie s’agace : « Il ne veut pas. Il dit qu’il ne veut pas. » Laurent insiste : « Oui, mais on ne sait pas vraiment en vrai ce qu’il ne veut pas. C’est peut-être autre chose qu’il dit quand il dit qu’il ne veut pas. … Je dis ça moi. Je ne sais pas. » Laurent, ancien patron boucher, ne s’en laisse pas compter. « Le directeur est catégorique. La note est trop élevée. Il faut arrêter l’hémorragie. » Ses arguments cliniques sont balayés. « C’est tout simple, poursuit le cadre. On va ouvrir les portes et le laisser partir. » Laurent s’esclaffe : « En janvier, quand vous avez voulu le faire sortir la première fois, les infirmières ont refusé. Il faisait moins dix dehors le matin en pleine campagne. » Nathalie est inébranlable : « Il fait doux en ce moment. On lui préparera un sac. Avec des sandwichs. »
« Mais il n’a pas un sou ! »
« Tu veux le prendre chez toi ? Lui donner cent euros peut-être ? Cette fois-ci Nathalie s’énerve : « Il s’est débrouillé pour venir jusqu’ici, il trouvera bien les moyens pour aller où il veut. […] On ne va pas le garder juste parce qu’il est sympa, quand même ! C’est un hôpital ici. » Nathalie fait bien de le rappeler. On aurait pu oublier la dimension d’hospitalité contenue dans le mot hôpital.
« Carmen travaille tout à l’heure. Tu vas lui en parler ? Elle s’en est beaucoup occupée. Elle est même venue pendant ses repos pour parler avec Séville. Elle disait qu’elle avait pris un rendez-vous dans un centre médical, là-bas, pour lui. Non ? […) Elle pourrait l’accompagner. En deux jours c’est fait. […] Elle arrive à treize heures. Tu pourrais voir avec elle. »
Nathalie a tranché. Il ne sert à rien de discuter. Le directeur est formel. Il ne donnera pas un sou de plus. Elle est cadre, elle se plie à sa volonté. Pas question d’en parler avec Carmen.
« C’est pour ça qu’on a décidé de le faire demain matin. Elle ne sera pas là, elle est d’après-midi. Ça sert à rien d’attendre et de discuter. On a vu le patient avec le médecin, on lui a expliqué.
-Mais vous ne parlez pas l’espagnol. Ni l’une ni l’autre, tente Laurent une ultime fois. Tu crois qu’il a compris quelque chose ? »
Le cadre hausse les épaules. Et sort.
Laurent, l’ash, a essayé de retarder l’inéluctable. Comme ses collègues infirmières et aides-soignantes. Un collectif en lutte contre l’ignominie. C’est ce que raconte Carmen, installée à l’avant-scène.
« L’homme n’a pas un sou en poche, pas de famille en France, ne parle pas le français, ne connaît pas la France. Il est arrivé chez nous par hasard […] au bout d’une errance qui dure depuis trois ans qui l’a mené en Hollande puis en Belgique. […] Longtemps il n’a pas parlé, muré dans ses visions intérieures, et extérieures, nous regardant de loin. Il attend qu’on le laisse repartir. Lui écoute les ordres du peuple d’en haut, cosmique, dans une langue qu’il invente et qu’il est le seul à entendre. Il attend qu’on finisse de jouer avec lui. La pression monte du côté de la direction. Elle trouve qu’il coûte un peu cher le vagabond. […] C’est un dimanche, au mois de janvier, le médecin en charge de ce patient demande à l’équipe infirmière d’ouvrir la porte, de lui préparer un baluchon, un sandwich, quelques cachets et de le laisser partir. L’homme est toujours délirant, scotché aux étoiles, peut-être ne sait-il pas dans quelle ville il est. […] Les infirmières sont stupéfaites, il fait moins dix le matin dehors, l’hôpital est à trois quarts d’heure de la gare, à pied. Elles refusent en commun d’ouvrir la porte. L’homme a un sursis qui va lui permettre d’avoir un passeport, fourni par le consulat.
Il faut quand même dire que lorsque nous sommes allés à la capitale, l’assistante sociale, le vagabond espagnol et moi-même, pour exposer la situation au consulat espagnol, trouver une solution, lui faire des papiers, avant de partir le médecin et la responsable du service nous signifièrent clairement de le « déposer » devant la porte et que le consulat s’en occupe. J’étais du voyage volontairement, pour empêcher que l’un de nous, soignant, oui c’est le mot, ne soit emporté par l’injonction hiérarchique. Pour éviter cet acte qui nous ferait honte.
Evidemment nous sommes revenues avec lui, qui ne nous avait pas quittées d’un centimètre dans les rues de Paris. […] On s’est pris un de ces savons ! Ils avaient même déjà donné son lit à quelqu’un d’autre. »
Une partie de l’équipe résiste à l’injonction mais ça ne va pas de soi. « On s’engueule entre équipes. Il y a ceux qui sont d’accord, les porte-paroles de cette obsession de le foutre dehors. Il y a toujours de petites mains pour faire la sale besogne. »
M. Fuentes est donc sorti. On retrouve les mêmes soignantes lors de la relève. Sigunga exprime sa colère :
« Mais c’est dégueulasse. Ils ont fini par y arriver. On peut faire ça nous ? Jeter quelqu’un dehors ? »
« On a fait ça nous ?
– Oui, on a fait ça.
– J’ai l’impression que nous l’avons abandonné. »
Carmen a démissionné.
Ses collègues reprennent ses critiques du système et les opposent au cadre qui a perdu leur respect :
« Elle dit que mettre des croix dans des cases ça rend idiot, parce qu’on n’a plus besoin de parler et du coup ça nous rend idiot de ne pas trouver les mots de ce qu’on a à dire. Que ce métier est riche de ça, et que toute cette fausse nouveauté l’appauvrit, nous rend serviles. Qu’on ne comprend plus rien aux choses quand on met des croix dans des cases. Parce qu’on n’est plus au contact, des choses et des gens. Et que c’est ça ce métier d’abord. »
Carmen a démissionné. Madeleine Esther aussi. Elle a brassé tous les éléments de son vécu hospitalier pour en faire une pièce de théâtre, celle dont je vous ai lu quelques extraits. Madeleine n’est pas Carmen même si elle lui ressemble par certains côtés. Elle est tout autant Sigunga que Dorothée, M. Fuentes ou la cadre.L’histoire de M. Fuentes constitue un fil rouge mais le quotidien hospitalier n’est pas oublié. Nous nous sommes reconnus dans son évocation.
Une pièce à jouer
La lecture de la pièce a pris une heure et quart. Il faut préciser que Madeleine, à la différence de Carmen, est aussi comédienne et metteur en scène. Transposition ? Sublimation ? Chacun tranchera après avoir vu ou lu la pièce. Il lui importait que cette histoire ne reste pas dans les méandres de l’institution. Aussi vite oubliée que M. Fuentes. Madeleine a joué tous les personnages alternativement. Je me suis contenté d’en lire les didascalies. Ainsi que je l’ai dit, en introduction, une partie d’entre nous n’a pas supporté la démission de Carmen. Un débat assez nourri a opposé les uns et les autres. Très vite, est apparue l’idée que nous pourrions la représenter en février 2017 lors de la journée que nous organisons une fois par an à Montperrin.
Anne-Laure, l’éducatrice, a immédiatement souhaité jouer Mélissa l’aide-soignante. Jacqueline, un cadre à la retraite, s’est rapidement reconnue dans le personnage de Carmen. Olivier, le cadre-supérieur, a tenu à incarner Laurent l’homme de ménage. Claire joua le rôle de Dorothée, l’infirmière confrontée à l’inceste. Le rôle le plus difficile à attribuer fut celui de Nathalie, la cadre. Vannina, jeune cadre qui venait d’être nommée, ne se reconnaissait pas dans cette administrative qui obéit aux injonctions le petit doigt sur la couture du pantalon. Elle ne voulait pas non plus qu’un non-cadre joue ce rôle par crainte de la caricature. Elle a donc relevé le défi et apporté une certaine complexité au personnage. En dehors d’Olivier, aucun d’entre nous n’avait d’expérience du théâtre. Madeleine ne souhaitant pas mettre en scène la pièce, il fallut donc trouver quelqu’un pour la mise en espace et la direction d’acteur. J’assumais cette position. Aidé lors d’une séance par Françoise Guiol, une comédienne art-thérapeute.
Les collègues ne voulaient pas une simple lecture mais souhaitaient incarner ces personnages, leur donner corps. Il fallut donc répéter. Collectivement. Comme nous habitons dans tous les coins de la région PACA, Jacqueline habitant même à Sète, il fallut faire coïncider les agendas de neuf personnes, ce qui fut tout sauf simple. Seule la dernière répétition rassembla toute la troupe. Chacun eut ainsi à jouer plusieurs rôles le temps d’une répétition. Cette contrainte permit à chacun de connaître les différents personnages, leur logique, ce qui les mettait en mouvement et contribua finalement à enrichir le jeu. N’ayant pas de lieu de réunion, en dehors de la formation continue à Montperrin, inaccessible en journée, nous nous retrouvâmes chez les uns et les autres pour répéter. Naquit ainsi une convivialité jusqu’ici inconnue au sein de ce collectif clairement centré sur la clinique et peu sur les relations interpersonnelles. Reçus par les collègues chez eux, nous fîmes connaissance de leur cadre de vie, des conjoints, des enfants, présents le soir ou le dimanche. La cohésion du groupe en fut renforcée. Nous pûmes ainsi plus facilement porter un regard critique sur les façons de jouer et nous caler les uns aux autres selon les répliques que nous devions échanger. Nathalie doit-elle regarder Laurent quand elle répond à ses objections ? Quel langage corporel doit-elle adopter ? De quelle position Carmen doit-elle proférer ses envolées lyriques ? Où placer Dorothée et Carmen lors de la scène initiale ? Les comédiens ont accepté de se faire objet du metteur en scène mais sans perdre leur esprit critique. Ainsi Olivier répond-il à ma proposition de tourner autour de Nathalie chaque fois qu’il lui oppose un argument : « Je le sens pas. Je ne peux pas lui tourner autour. Je trouve que ça ralentit la scène. Je peux suivre le rythme du balayage comme si c’était le balai qui me donnait à penser mais lui tourner autour, non. » Nous avons joué la scène des deux façons puis gardé la proposition d’Olivier. Au-delà de la pièce, chacun a ainsi pu se décaler de sa façon de jouer son rôle de soignant. Réfléchir autrement sa façon d’être présent à l’autre.
L’amphithéâtre où nous devions jouer la pièce n’étant disponible que la veille de la représentation, nous dûmes improviser les décors et notre déplacement à l’intérieur de ce décor. Tout comme les jeux de lumière. Chacun ramena une blouse blanche, des dossiers et les éléments du décor de son lieu de soin. Certains artifices de mise en scène ne trouvèrent solution que ce soir-là. Ainsi Carmen fit-elle sa dernière longue déclaration hors scène, en descendant les marches de l’amphi en semblant s’adresser à chacun.
Nous jouâmes donc la pièce le 3 février 2017 devant plus de 230 personnes et Madeleine Esther. Dire que nous fûmes au top serait exagéré. Nous n’avions pu tester les micros, nous dûmes le faire au cours de la représentation. Certains connaissaient par cœur leur texte, d’autres non. Il fallut improviser jusqu’à la fin pour gommer les quelques approximations. A l’arrivée ce fut un succès. Les collègues qui commençaient habituellement à partir dès 15h30 pour rentrer chez eux, restèrent bien au-delà de 17 heures. Le débat entre les comédiens et les spectateurs fut très riche. Madeleine expliqua le contexte d’écriture de la pièce. Chacun se sentit touché parce ce qui s’y racontait avait des prolongements avec leur vécu de soignants. Les patients passent de plus en plus souvent après les considérations économiques. L’hôpital apparaît de moins en moins comme un lieu de soin. Ils donnèrent quelques exemples. On peut dire qu’elle opéra comme une catharsis. Madeleine nous expliqua qu’elle avait longuement hésité quant à la pièce. Qui devait la jouer ? Des comédiens professionnels ou des soignants ? Les deux possibilités furent envisagées. Elle fit le constat que des soignants n’avaient pas besoin de jouer des situations qui leur étaient familières. Bien sûr, n’étant pas comédiens, ils pouvaient pécher ici ou là dans leur jeu, se dépêcher d’expulser leur tirade sans regarder le collègue, connaître des baisses d’intensité dans le rythme à impulser à la pièce mais globalement ils jouaient juste parce que leur corps savait comment se positionner, ce que des comédiens professionnels n’auraient pu qu’ignorer.
Nous n’avons jamais rejoué la pièce mais ne désespérons pas de le faire. Des contacts sont pris, nous verrons.
Cette mise en danger assumée, ce péril partagé renforça notre collectif qui traversa quelques soubresauts en septembre. Le lien éprouvé à cette occasion nous permit de faire face à une tentative de clivage émanant d’un autre collectif qui nous était lié. Mais ça c’est une autre histoire.
J’étais en train de réfléchir à cette présentation quand ce mercredi, je me rendis dans un des services où j’interviens comme superviseur d’équipe. Les collègues me racontèrent une situation très proche de celle de M. Fuentes. Wlad, un patient d’origine balte, sans papier, après un traumatisme crânien qui le laisse aphasique est diagnostiqué schizophrène par un urgentiste débordé. Il est donc livré à la psychiatrie qui doit s’en occuper. Le problème est qu’il ne souffre pas de trouble psychiatrique mais uniquement de troubles neurologiques et des conséquences somatiques de l’accident de la circulation qui l’a laissé à demi-mort sur la route. L’équipe s’en occupe du mieux qu’elle peut. Grabataire à son arrivée, il a recouvré la marche, il tient sa place dans la vie de l’unité. Les soignants ont retrouvé trace de sa famille en Estonie. Un contact a été rétabli mais aussitôt interrompu. Wlad est considéré comme mort dans son pays. Sa femme s’est remariée et a eu deux enfants de ce deuxième mariage. La situation devient insoluble. Cela fait cinq ans qu’il est hospitalisé. Son état somatique se dégrade de plus en plus malgré une volonté de fer. Il doit être régulièrement hospitalisé à l’hôpital général pour différentes opérations. Il court un sérieux risque de tétraplégie. Les équipes de M.C.O. tendent à le délaisser. C’est un « psy » n’est-ce pas ? Il rentre parfois sans avoir eu sa consultation. L’équipe est inquiète. L’hôpital où ils exercent subit une énième restructuration. Du médecin aux ASH, en passant par la psychologue, le cadre, les infirmières et les aides-soignantes, tous craignent de ne plus pouvoir être suffisamment nombreux pour continuer à proposer les soins de nursing que l’état de Wlad exige. Ils aimeraient qu’un service de soins somatiques prenne le relais. Ils ne peuvent quand même pas l’abandonner à la porte d’un service d’urgence ou dans la forêt. Que faire ? Je leur ai raconté l’histoire de M. Fuentes.
Pour conclure
Pas de happy-end, ni de miracle. Nos lendemains ne chantent pas. Juste la grise et froide réalité des normes qui broient ce que nous avons de meilleur en nous. Et notre capacité à résister collectivement.
« Je m’appelle Carmen Torrès. […] Cet après-midi j’ai donné ma démission. Il le fallait. […] J’avais l’impression de devenir complice d’actes que je réprouvais en moi-même. Je perdais l’estime envers mes collègues, la confiance envers les médecins. Je ne savais plus de quoi était fait ce métier. Soigner la folie, c’est complexe. Dans cette affaire, il faut de la délicatesse, de la patience, laisser le temps agir. Y revenir. Etre précis dans les actions et les discours. On ne peut pas être seul pour faire ça, il faut toute une équipe et aussi une pensée de ce qui se fait. »
Dominique Friard, I.S.P., Superviseur d’équipes.
1 ESTHER (M), J’ai retrouvé mon grand-père dans un hôpital psychiatrique, Editions Digobar, Paris, 2016.