L’homme qui voulait de l’humeur vitrée dans les yeux
Fernand est né à Sorgues dans les années trente. Il entre dans notre unité de gérontopsychiatrie en août 2007. Dès le premier soir où je le rencontre, à ma prise de poste d’infirmière de nuit, il m’étonne. Il sourit très calmement, me souhaite le bonsoir, s’efface pour laisser passer une dame qui sort de la salle commune et me demande très aimablement de lui ouvrir la porte de sa chambre. Il me parle du temps, de l’époque où il jouait du piano. Je ne sais pourquoi mais lors de ce premier entretien me viennent à l’esprit, en voyant Fernand, les cheveux blancs sur les épaules de Ludwig von Beethoven.
« Nous n’avons plus rien à nous dire ! »
Je lis les éléments fournis par le dossier. Fin juillet, Fernand est amené par les pompiers à l’hôpital général d’Avignon. Il y est admis pour troubles du comportement et syndrome délirant. Aucun autre détail n’est noté ! Lorsqu’il me relate son histoire, il parle de piqûres, de produits occultants qu’on lui aurait injectés depuis dix ans qui ont entraîné une baisse de vision. Il se fait régulièrement agresser par des bactéries. La musique qu’il écrit lui a été volée par une société, il n’a donc plus de revenus. Le fait qu’il ait été pianiste lors de manifestations et de bals revient dans son histoire comme un leitmotiv.
Lorsque l’infirmière de l’unité d’accueil des urgences psychiatriques lui propose de rencontrer un psychiatre pour une consultation, il se lève, la salue et part en lui disant :
« Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. »
Il arrive sédaté à Montfavet. Il est installé dans deux services différents avant qu’une place se libère dans notre unité. Je relis les transmissions relatives à ses passages dans ces unités : « Patient délirant (un délire que l’on retrouve dans ses propos tels « la nourriture est empoisonnée et cela va me rendre aveugle »). Il refuse tout traitement par peur de perdre la vue et d’être empoisonné. S’agitant très vite, il a son traitement en injectable sur prescription médicale. Il devient plus coopérant par périodes mais reste toujours délirant. »
Il arrive donc dans l’unité trois semaines après son entrée. Il est calme et accepte son traitement sans faire la moindre difficulté. Il me parle de sa mauvaise vue. Lorsque je ferme ses volets, il s’extasie devant la beauté de la nuit d’une manière plutôt poétique mais refuse la veste de pyjama car la lessive risque de lui causer une allergie ! Il dort bien, se lève plusieurs fois pour aller aux toilettes et se recouche sans encombres. Etonnée voire séduite par sa courtoisie et son aisance, ce soir-là, je découvre dans son dossier un parcours peu habituel.
Une vie « normale »
C’est par le compte-rendu des entretiens médicaux que je vais en apprendre plus sur la vie de Fernand. Lorsque je lui propose de me parler de son enfance et de sa vie à Paris, Fernand me répond invariablement : « C’est trop loin, je ne me rappelle plus ! »
Il est hospitalisé pour la première fois au CHS Esquirol à 50 ans. Il y reste un an et demi. Il vit un temps à l’hôtel puis dans la rue.
Fernand raconte qu’il est né à Sorgues dans le Vaucluse à la fin des années trente. Il y a vécu jusqu’à son service militaire qu’il effectue en Algérie. Il est fils unique. Son père est artisan menuisier. Les rapports familiaux sont décrits comme cordiaux. Il y a des mélomanes dans sa famille. Fernand débute donc la musique en Avignon dès l’âge de neuf ans dans un cours privé. Il commence le piano.
Il passe un C.A.P. de menuisier en bâtiment au collège technique. Il obtient, en parallèle, des diplômes de musique au conservatoire et passe des examens en vue du concours de la Coupe du Monde de l’accordéon. Après son C.A.P., il travaille chez un fabricant de ruches pendant deux ans. Il est victime d’un accident du travail qui entraîne l’amputation du petit orteil gauche.
Fernand fait son service militaire en Algérie, de 1958 à 1961, 28 mois. Il travaille dans les chemins de fer, « relativement à l’abri » dit-il.
Il se marie en 1963 mais parle plutôt de fiançailles comme pour marquer de la distance avec l’événement. Sa femme est secrétaire. Le couple habite un pavillon dont l’épouse est propriétaire. Ils divorcent après 18 ans de mariage. Fernand explique que sa femme et sa belle-mère faisaient la cuisine et qu’elles ont tenté de l’empoisonner. Il évoque de la colle à bois, de l’acide, des produits mortuaires. Ses propos sont confus quand il évoque cette période. « 1981, C’est la date des événements terroristes » dit-il. Il n’en dit pas plus. On aurait tenté de l’assassiner cette année-là dans le pavillon de sa femme.
Il perd en deux ans sa mère et son père. Il est désormais seul même s’il n’avait que des rapports épistolaires avec ses parents.
« Des curieux venaient me voir »
Pendant 40 ans (de 1940 à 1980 ?), à Paris, il dit avoir travaillé comme pianiste dans des salles de spectacles, dans des restaurants et dans une brasserie munichoise, rue de Rivoli. Il jouait aussi de l’accordéon et du bandonéon. Il jouait de la variété sous son nom. Il avait un trio (batterie, accordéon et orgue). Il ne se souvient plus des noms des compositeurs qu’il jouait : « Je ne m’attarde pas aux noms, ce qui m’intéresse c’est ce qu’ils écrivent ». Il a arrêté de jouer en 1980 après la disparition de son matériel (sono-instruments) : « Ce sont des terroristes sûrement. »
Toujours dans son dossier, il est noté qu’il a vécu pendant environ 20 ans d’abord dans un hôtel puis dans « sa voiture » dans le XVIIIème puis dans le XIIème arrondissement en attente d’un logement H.L.M. Il semble qu’en fait, il ait vécu dans plusieurs voitures où les passants le regardaient : « Des curieux venaient me voir ». Les policiers le tolèrent : «Ils ne disaient rien lors des contrôles. » La voiture n’en a pas moins été enlevée quatre ou cinq fois par la police. Fernand rajoute : « Ils me l’ont sabotée ». Il garde la nostalgie de sa voiture qui réalise une sorte d’idéal d’habitat coupé du monde et de ses obligations. Par temps froid, il se réfugie dans le métro, y passe quelquefois la nuit. « Les employés du métro était très agréables ». Il se réveille un matin et se rend compte qu’on lui a volé son cartable avec les partitions et les musiques qu’il écrivait. Toujours persécuté, il dénonce les machinations des sociétés musicales qui l’ont dépossédé. Lors de son hospitalisation, on met un piano à sa disposition mais il s’en désintéresse très vite. Il passe beaucoup de temps dans les transports en commun, près de cinq heures par jour car il ne peut acheter ses provisions là où est garée sa voiture « il y a un risque d’empoisonnement ».
Il fait sa toilette dans une piscine.
Dans sa voiture, il écrit, fait des courriers, des demandes d’H.L.M., des demandes d’emploi par « valise de 1000 lettres ». Il écoute de la musique, écrit des partitions. Il va à la poste retirer de l’argent (peu) que son tuteur met à sa disposition.
Fernand mentionne quelques galas réalisés à Paris, mais sans préciser de lieux. Il n’évoque pas davantage une activité salariée suivie.
Le Samu social l’amène un jour à l’hôpital en raison de son incurie corpo-vestimentaire, il y reste car il n’a pas le choix mais il est surpris de ses conditions d’hospitalisation non conformes à ce qui avait été annoncé par le Samu social qui avait promis de le reconduire à sa voiture après la visite médicale.
Fernand renonce à tout projet professionnel à 60 ans. Il rencontre de temps en temps son tuteur et l’assistante sociale mais ignore où en sont ses finances. Il se contente de passer à la poste ou au trésor public pour retirer l’argent qui lui est nécessaire.
La vie dans sa voiture reste un idéal qui lui permet de vivre coupé du monde mais sans s’en détacher totalement ; à travers les vitres, il voit tout. Comme si le monde n’était vivable que vu à travers une vitre.
S’il paraît bien difficile de dater le début de troubles qui ne coïncident pas avec sa première hospitalisation, il est plus que certain que Fernand a trouvé une façon de vivre dans les anfractuosités de la vie sociale. Une vie précaire, avec un délire très prégnant qui envahit de nombreuses strates de son existence mais n’implique pas des troubles du comportement tels qu’une hospitalisation ait été nécessaire. Avant l’intervention du Samu social à Paris et celle des pompiers en Avignon.
Des poignées de main « contagieuses »
Chaque soir je rencontre Fernand. Je lui donne son traitement qu’il accepte maintenant sans difficulté. Je lui fais mettre une veste de pyjama ou une chemise. Ce n’est pas facile, il prétend toujours que la lessive de l’hôpital lui irrite la peau. Il ne supporte que Palmolive®. J’essaie toujours d’établir un contact avec cet homme de 70 ans qui ouvre de grands yeux, attentifs à ce qui l’entoure. Toujours aimable et poli, il arrive à se glisser entre les autres patients et se déshabille, se couche, ferme rapidement les yeux et s’endort, ce qui fait que bien souvent il répond à mon bonsoir sur un ton endormi qui ne permet pas la moindre discussion. Je profite donc des rares moments où il me demande quelque chose pour m’entretenir avec lui. J’ai observé que Fernand me tend la main avant de me parler. Je la lui serre doucement et la maintient tout en parlant. Un léger sourire apparaît alors sur son visage. J’ai pu ainsi lui serrer la main chaque soir, créant une petite habitude qui m’a permis de recueillir quelques confidences.
Les autres patients ont remarqué « notre manège » et viennent à leur tour me serrer la main, ce qui fait que maintenant, chaque soir, je serre la main de chaque patient, ce que je ne faisais jamais auparavant. Je me rends compte que cette simple poignée de main me permet de saisir un tremblement, une inquiétude, la confiance, la fièvre, la peur ce qui m’aide beaucoup pour la relation et le soin que j’apporte à chacun.
« Le liquide dans mes yeux »
Lors de ces petits entretiens Fernand me tient toujours le même discours :
« Il me faut de l’humeur vitrée dans les yeux
– Qu’est-ce que c’est l’humeur vitrée pour vous Fernand ?
– C’est le liquide qui est dans mes yeux. Il est devenu opaque à cause des traitements et des empoisonnements que j’ai eus. »
Il me répond parfois d’une façon assez vive :
« Vous savez bien »
Il s’en va alors.
Je peux parfois lui demander de me décrire ce qu’il ressent :
« Ma vue baisse. »
Je le vois, en effet, chercher une poignée de porte ou un verre avec hésitation. Le nez sous l’horloge, il se déplace, trouve un angle de vue et arrive à lire l’heure.
Je lui rappelle qu’il a eu une consultation chez un ophtalmologue le 11 septembre, ici à Montfavet, je lui demande de me raconter ce qui s’y est passé :
« Ce n’est pas un bon docteur, il n’a pas compris mon problème ! »
Un soir, je lui rappelle qu’avant de revenir dans la région, il avait été opéré d’un « kyste à l’œil ».
Il me répond sèchement en s’en allant :
« Je ne m’en rappelle pas ».
Il avait été admis à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, suite à une chute avec traumatisme crânien sans perte de connaissance. Des examens avaient été pratiqués aux Urgences dans un premier temps, il avait été ensuite été admis au service de neurochirurgie de la Pitié Salpêtrière où il avait été opéré d’un macro-adénome hypophysaire avec résection partielle. L’adénome peut effectivement entraîner des troubles de la vision qui peut être dédoublée comme lorsque l’on appuie légèrement sur le côté d’un seul œil, floue ; une partie du champ visuel peut même disparaître (vers le nez ou les tempes) mais Fernand n’a jamais rapporter de tels troubles.
Quand je lui parle de l’opération de ce « kyste » (pour simplifier), il me regarde puis vague, secoue la tête et part se coucher. Jamais il ne me parle de ce moment-là !
Un soir où je lui demande comment il va, Fernand me répond :
« Ça ira mieux quand ils m’auront changé mon humeur vitrée mais je n’ai pas confiance dans les médecins d’ici. Il faudrait que je prenne un rendez-vous aux Quinze-Vingt !
-C’est quoi les 15-20 ?
– C’est un complexe hospitalier à Paris. Ils sont spécialisés en ophtalmo. Il n’y a que là-bas que l’on pourra me faire retrouver une bonne vue. »
Je lui reparle de son opération, des entretiens qu’il a régulièrement avec son psychiatre. Je relate les faits, explique pourquoi sa vue baisse.
« Je ne vous écoute pas. »
Il en parle aux infirmiers de jour mais le soir :
« Personne ne me prend au sérieux »
Il se réfugie alors dans la somnolence et le silence.
Le lendemain, il fait un malaise, passe un électrocardiogramme et subit différentes explorations qui ne montreront rien. Le traitement reste inchangé. Fernand ne revendique rien. Il traverse ses transports et examens sans revendiquer quoi que ce soit.
Mais le lendemain soir :
« Vous connaissez le boulevard Raspail à Avignon ?
-Oui, réponds-je.
– Il y a, paraît-il un très bon ophtalmo à cette adresse. Comment faire pour y aller ? »
Un cabinet regroupe effectivement plusieurs ophtalmologues réputés.
Je me garde cependant bien de répondre à sa question. Je lui rappelle juste qu’il ne peut consulter qu’avec l’accord du médecin du service.
Il sourit et s’en va se coucher.
Je ne l’ai pas convaincu mais le lendemain soir, il me dit :
« Je vais me faire soigner, j’ai bon espoir. »
Vers la maison de retraite
Pendant ce temps-là l’assistante sociale du pôle s’occupe de faire des courriers à toutes les maisons de retraite du Vaucluse. Elle espère lui trouver une place dans un milieu de vie plus agréable et surtout assurer à Fernand un avenir autre que le retour à la rue. Une dizaine de courriers part ainsi à l’automne. Au printemps arrive enfin une réponse positive. Fin mars, il est accompagné pour une visite de la maison de retraite La vie radieuse. Son vestiaire est préparé. Fernand semble satisfait mais toujours grand seigneur, aimant ses aises et le calme, il demande une chambre individuelle alors que dans l’unité il occupe une chambre à trois lits : « Je serai content de partir d’ici, on est à l’étroit. » Il doit y entrer une semaine plus tard.
Or, Fernand n’a pas assez de revenus et les papiers nécessaires ne sont pas complets. Il gagne 600 euros par mois et a économisé 15 000 euros. Il ne peut pas prétendre à une aide du Conseil général car il ne dépend d’aucune région. Une aide d’état est donc demandée. Il faut deux à trois ans pour l’obtenir. Heureusement, la maison de retraite est prête à le recevoir et à attendre le déblocage. Il faut également que son tuteur parisien demande le transfert de la mesure de tutelle dans le Vaucluse. Le dossier est tellement complexe que la date de report est finalement bienvenue.
Fernand ira bien à La Vie radieuse mais il lui faudra attendre encore un peu, ce qui lui convient tout à fait.
Il reste souriant et calme.
« C’est un complot, m’assène-t-il. »
Il reste distant et fermé trois soirs de suite.
Le psychiatre, vue l’évolution de Fernand, lève l’hospitalisation sous contrainte.
Nous reprenons nos discussions du soir.
Conclusion
« J’irai mieux lorsque l’on m’aura changé mon humeur vitrée. » Chaque soir, inlassablement, Fernand me fait la même réponse. Il part se coucher rapidement, la tête entre ses bras sous le drap, comme une tortue vautrée dans sa carapace. Il ne veut plus parler, ni entendre quoi que ce soit de plus. Il attend son départ, calme, déterminé, confiant. Le liquide dans ses yeux reste sec.
Qu’on puisse lui proposer un lieu de vie agréable et sécurisant, n’est-ce pas le plus important ? Il entretiendra des rapports cordiaux avec les gens autour de lui. Il ne manquera sûrement pas de tenter de convaincre quelqu’un de l’emmener consulter un ophtalmo qui lui changerait son humeur vitrée.
Marie-Claude Ibos, IDE, Montfavet
2018