DISPOSITIFS DE SOINS POUR LA SCHIZOPHRÉNIE : APPORTS DES USAGERS, DES PROCHES ET DES PROFESSIONNELS : COMPLÉMENTARITÉ, SYNERGIE …
Le 27 juin 2018
Le 27 juin 2018
LA PSYCHANALYSE ET LE BÉBÉ AUJOURD’HUI
20e Journée de psychopathologie du nourrisson organisée par l’Association de Santé Mentale du 13e arrondissement (ASM 13)
http://www.asm13.org/20e-Journee-de-psychopathologie-du-nourrisson
Rens. :- Mme Favier, tél : 01 40 77 43 18, ingrid.favier@asm13.org
– Mme Di Carlo, tél. : 01 40 77 43 17, sophie.dicarlo@asm13.org
http://www.asm13.org/IMG/pdf/bi_-_colloque_la_psychanalyse_et_le_bebe_aujourd_hui_psy13.pdf
Jeudi 12 Avril 2018 aura lieu la première « Rencontre des Hôpitaux de Jour pour Adultes ».
Nous échangerons sur la diversité de nos pratiques cliniques en psychiatrie, dans des espaces thérapeutiques d’accueil à temps partiel.
Nous avons, pour cette journée, réuni plusieurs types de structures de soins associatives parisiennes, que sont l’ASM13, l’Élan Retrouvé, la SPASM et l’ESMPI-MGEN.
Chacune de ces institutions viendra raconter son quotidien auprès de patients nécessitant de longs et difficiles accompagnements.
Cette rencontre sera aussi l’occasion de questionner notre autonomie, notre liberté de demeurer créatifs, avec nos outils psychiatriques et psychanalytiques, ceux de la psychothérapie institutionnelle, et leur pertinence actuelle au regard des exigences de l’ARS et de la réorganisation des soins.
http://www.asm13.org/rencontre-des-hopitaux-de-jour-adultes
Les drogues à 17 ans : analyse de l’enquête ESCAPAD 2017
Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 2018.
https://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/eftxssy2.pdf
http://lameningitedespoireaux.blogspot.fr/p/calendrier.html
La Méningite des poireaux nous embarque en mots et en musique dans le tourbillon de la vie sanchopanchesque du Dr Tosquelles. Le révolutionnaire de la psychiatrie, le pourfendeur des idées reçues, l’ouvreur d’esprits et de paupières. La Méningite est de ces (rares) spectacles qui nous transforment, pour de bon, immédiatement. C’est quoi la folie ? C’est quoi être fou ? Folle ? Peut-être rien d’autre que la vie finalement.
Avec La Méningite des poireaux, Frédéric Naud boucle sa seconde. Trois spectacles pour interroger les normes mentales, regarder avec des yeux neufs celles ou ceux que nous considérons comme « fous » ou « folles », celles et ceux qui ne rentrent pas dans les cases et finalement faire éclater nos préjugés dans un grand éclat de rire ou d’étonnement. Le pari de Frédéric Naud était risqué, d’aucun disait, totalement fou. Le résultat est un miracle de théâtre et d’intelligence collective. Toutes les belles idées sont des idées folles !
L’opération « anneau »
« Bonjour M. Dominique, j’ai perdu quinze kilos depuis mon opération. Je vous remercie pour votre écoute et votre présence. » C’est par ces deux phrases que les soins que je proposais à Ovsanna Papazian s’achevèrent. Nous échangeâmes évidemment quelques mots de plus, histoire d’habiller cette fin de prise en charge et la liberté retrouvée qu’elle signifiait. Ils furent malhabiles, tâtonnants mais prononcés en français. Pour la première fois, nous nous retrouvions autour d’une langue qui commençait à être commune. Bien sûr, Ovsanna avait préparé sa « petite surprise ». Elle avait mobilisé une amie pour être certaine qu’il n’y ait aucune faute de français, elle avait répété la phrase de telle sorte que toute trace d’accent en soit absente. Elle est comme ça, Ovsanna. Bien sûr, de mon côté, j’ai fait en sorte de parler lentement, d’articuler, de vérifier qu’Ovsanna m’avait compris. En réalité, il n’y avait pas grand-chose à comprendre : Ovsanna avait enfin les moyens de s’installer dans une nouvelle vie, sans éprouver la nécessité d’avoir recours à un soignant, ni craindre que les fantômes de son passé viennent la hanter.
J’ai longuement hésité avant de raconter cette histoire. Au seuil de ma carrière d’infirmier[1], je suis habité par des voix qui cherchent à être entendues, des récits qui se bousculent et insistent pour être partagés avec le plus grand nombre, soignants en exercice ou lecteurs émus ou, intéressés par les profondeurs, parfois abyssales, de l’humain. L’histoire d’Ovsanna, par sa richesse et sa complexité, fait partie de celles qui insistent le plus. Ballottée par la grande histoire, Ovsanna a résisté ; malgré les violences et la douleur, elle est restée vivante. Ballottée, mais pas fracassée. Vivante. Elle m’a donné une belle et grande leçon d’espérance.
J’ai hésité et j’hésite encore.
Chaque rencontre est une invitation au voyage. Il est des voyages courts qui ne nous mènent pas très loin, à peine le tour du pâté de maisons. Parfois, il n’est pas besoin de plus. Le voyageur fait trois petits tours et puis s’en va. Ces quelques pas, parcourus en commun, peuvent s’avérer décisifs. Ils permettent à un égaré de retrouver le chemin de sa vie et de tracer sa route. Notre parcours commun ne fut guère long. Il dura un peu plus d’un an. Il fut remarquable en ceci, qu’il m’obligea à voyager. Je dus explorer l’histoire des pays de l’Est, prendre pied dans les montagnes d’une région inhospitalière, me confronter à une guerre. Il m’obligea à prendre sur moi, à encaisser psychiquement les traumatismes subis par Ovsanna, à les digérer et à les transformer pour ne pas la statufier en victime à la plainte perpétuelle. Je dus me remettre en cause et chercher un chemin de soin, qui nous serve de fil d’Ariane et nous évite de nous perdre dans les méandres du traumatisme psychique. J’étais loin d’être seul : Ovsanna était le chef de cordée, elle était tout autant, le guide que la guidée. Je n’eus, au fond, qu’à la suivre.
J’ai hésité et j’hésite encore. Cette hésitation n’est pas un effet de style, une manière de ralentir le texte, d’aménager le suspens, de préparer le lecteur à une histoire trouée de bruit et de fureur. Les migrants que nous accueillons dans nos lieux de soins, viennent de tragédies, qu’il nous appartient, ou non, de décrire. Qu’ils viennent de Syrie, du Kosovo ou de je ne sais quelle lieu d’horreurs, ils ont traversé des épreuves que nous serions peut-être incapables d’affronter. Ils ont survécu. Nous ne voyons en eux que des victimes, alors que nous devrions les considérer comme des survivants, des enseignants. Ils savent des ressources psychiques que nous ignorons. Ils ont exploré, malgré eux, les profondeurs de l’âme et ont remonté à la surface des ressources que nous ne soupçonnons pas.
Il est des pays qui n’existent qu’à la télévision. Nous ne voyons de leurs habitants, que les images dramatiques qui nourrissent les journaux télévisés. Ce sont des douleurs théoriques. Les gens qu’elles broient, sont noyés dans la souffrance du monde, dont nous nous repaissons à longueur de repas. Rencontrer les personnes réelles, qui y sont confrontées, est une autre paire de manches. Nous sommes sidérés. Nous ne savons quoi dire et préférerions ne rien entendre. Dois-je ou non me censurer ? Dois-je protéger mes lecteurs des horreurs qui me furent transmises ? Je pense que non. Qu’il s’agisse d’inceste, de viols en série comme en République Démocratique du Congo, de meurtres comme un peu partout dans le monde, le réel nous aspire et nous glace. Si nous voulons être soignants, il vaudrait mieux pouvoir supporter le récit de ceux qui furent emportés par le côté obscur de l’humanité. Pour eux comme pour nous. Nous dévorons des thrillers, des romans noirs, peuplés de serial killers tous plus cruels les uns que les autres. Nous laissons leurs auteurs nous engluer dans leurs surenchères sanglantes et nous en redemandons. La réalité est pourtant plus féroce, plus terrible que le plus sombre de ces romans, qui pourrait, du coup, appartenir à la bibliothèque rose. Les horreurs subies par Ovsanna épouvanteraient le plus endurci des lecteurs de polards. Ce sont ces souffrances que nous accueillons. Il faudrait en préserver nos lecteurs tout autant que nous en protéger nous-mêmes ? Plutôt tenter de regarder le soleil en face ! Ces migrants ne sont plus que des chiffres. Un flux qui menace de nous inonder. Les frontières ne sont plus que des robinets qu’il faut fermer. Au prix de notre propre humanité.
J’écris ce texte pour affirmer, encore et encore, que ce sont d’abord et avant tout des êtres humains, des « comme nous » qui ont juste eu la malchance de naître du mauvais côté d’une frontière. Des centaines de milliers d’Ovsanna souffrent, dans un silence qui crèverait nos tympans si nous en avions encore. Bien sûr, leurs histoires sont complexes. Elles brassent des événements dont ne voulons rien savoir. Leurs ancêtres n’étaient pas des Gaulois, même s’ils avaient la même férocité. Elles suscitent en nous des émotions que nous aimerions mieux ne jamais connaître. Mais, être soignant de ces personnes-là, c’est accepter d’être le réceptacle psychique des épreuves qu’elles ont traversées. Ressentir d’une manière atténuée les émotions qui se sont emparées d’elles et n’en être pas brisé. C’est au contraire les transformer en quelque chose de triste mais vivant et les leur restituer, enfin, d’une manière telle que de la vie, de l’espoir, un sens possible puissent en naître. Je me refuse à transiger là-dessus ; quel que soit le prix à payer, il sera de toute façon plus modique que l’impact psychique de ces événements sur toutes les Ovsanna qui se bousculent à nos portes.
Nous nous sommes rencontrés, en janvier, il y a une petite dizaine d’années. J’étais d’accueil. Je la revois, monumentale, formidable. Elle pesait 190 kilos. Je ne pouvais pas rater sa masse corporelle, et pourtant ce n’est pas de sa taille dont je me souviens, mais d’un mélange unique de force et de fragilité. Brune. Belle. La cinquantaine. Enveloppée dans une petite robe noire qu’elle ne devait sûrement pas porter en plein hiver. Les souvenirs sont parfois capricieux. Et les miens le sont souvent. La petite robe noire que je prête à Ovsanna est devenue dans mon esprit, un tantinet romantique, celle de toutes les femmes en deuil, qui accusent en silence les tyrans et leur violence aveugle, celle des veuves qui n’en finissent pas de dénoncer les guerres que fomente la haine. L’emblème des petites gens violentées, torturées, massacrées par des fonctionnaires zélés, au service de la peste brunâtre qui ne voit dans l’autre qu’un dérisoire objet de jouissance. Dans tous les pays, à toutes les époques sévissent des bourreaux besogneux qui humilient, violent et assassinent avec toute l’impunité que leur confère le pouvoir que des plus puissants leur délèguent. Evidemment, je ne pouvais avoir ces associations en tête lorsque j’ai salué pour la première fois la forte femme qui cherchait un soignant près du guichet d’accueil. La petite robe noire est un produit de transfert. Elle me décrit bien plus qu’Ovsanna.
Mes mots de bienvenue se sont heurtés à un mur d’incompréhension. « Ovsanna Papazian », a-t-elle répondu, en se désignant du doigt. « Dominique Friard ». Elle m’a tendu un carton, sur lequel étaient notés, un nom et un numéro de téléphone, celui de Miléna, une interprète professionnelle. Le carton précisait que cette interprète avait été « réservée ». Ovsanna nous était adressée par l’association France-Terre d’asile.
La fiche de liaison, remplie par une de mes collègues, énonçait qu’Ovsanna Papazian était orientée au CMP par son endocrinologue. Elle avait décidé de se faire poser un anneau gastrique. En conséquence, elle avait été avisée qu’un suivi psychologique de six mois, au CMP, était nécessaire. Elle venait donc pour des raisons quasi-administratives. J’appris aussi que la langue inconnue, parlée par Ovsanna, était de l’arménien.
Nous nous sommes rendus dans le seul bureau équipé d’un téléphone qui permettait de converser à trois.
Avant de rencontrer Ovsanna, je pensais que ces anneaux n’étaient que de la menue monnaie comportementaliste, qu’un gadget qui enrichissait des chirurgiens avides de gagner facilement de l’argent qu’ils iraient ensuite déposer en Suisse. J’étais réservé. Je n’avais aucune envie d’être au service du privé, de son argent, de ses opérations onéreuses (entre 5000 et 7000 euros), aucune envie d’être chargé de soutenir l’illusion d’un suivi psychiatrique instrumentalisé. J’ai supposé qu’on avait expliqué à Ovsanna que la pose d’un anneau gastrique était une opération chirurgicale qui consiste à pratiquer une incision d’un centimètre afin d’introduire une caméra et de gonfler la cavité abdominale par un gaz inerte afin de créer un espace de travail. On pratique encore quelques incisions pour introduire les instruments chirurgicaux. Un anneau en silicone est placé à la partie supérieure de l’estomac, qu’il divise en deux parties, sans perturber la digestion des aliments. Cet anneau délimite une petite poche. Il freine les aliments, pousse le patient à manger moins et plus lentement, et, lui permet d’éprouver plus rapidement une sensation de satiété.
Je ne décrirai pas davantage ces histoires de tuyauteries, dont le but est de diminuer considérablement la quantité de nourriture absorbée à chaque repas. Une résolution mécanique du problème de l’obésité.
Il est affirmé partout, dans tous les documents officiels que l’anneau n’est pas une solution miracle, qu’il n’a jamais fait maigrir qui que ce soit contre sa volonté. Mais, les obèses y croient. Ce ne devrait être qu’un problème de chirurgiens. Mais la loi en a décidé autrement. Probablement à juste titre. Le patient doit s’impliquer dans le projet thérapeutique, accepter les règles, le suivi diététique qui accompagne l’opération et … et … et … consentir à un suivi psychologique. C’est là que nous intervenons. La communauté de l’anneau gastrique est censée rassembler les membres d’une équipe pluridisciplinaire comprenant « la plupart du temps » un chirurgien, un médecin nutritionniste, un diététicien, un psychiatre ou un psychologue. La décision d’opérer est obligatoirement prise au cours d’une discussion réunissant ces différents professionnels. Le recrutement d’un psychiatre, voire d’un psychologue, risquant d’obérer les bénéfices, certaines cliniques préfèrent s’en passer et adresser les candidats à l’anneau vers le secteur public qui, lui, a l’immense avantage d’être gratuit. Elles exigent par contre un certificat attestant d’un suivi psychiatrique ou psychologique. Il n’y a pas de petits bénéfices.
L’évaluation psychologique et psychiatrique a pour but de repérer les troubles psychiques graves, les addictions et vérifier l’absence de contre-indications. Les « psys » évaluent la motivation du patient, sa capacité à modifier ses comportements alimentaires et à s’astreindre à un suivi au long cours. Ils cherchent les causes et mesurent les conséquences psychologiques de l’obésité. Ils vérifient que la personne souhaitant se faire opérer, comprend bien l’importance de cette intervention et des nécessités du suivi, afin qu’elle puisse donner son consentement éclairé en toute connaissance de cause. Enfin, last but not least, ils évaluent le mode de vie du patient, déterminent les facteurs de stress psychosociaux et la qualité de son environnement familial et social. Tout ça gratuitement.
Sur le papier, c’est très bien, mais les patients tendent à considérer l’anneau gastrique comme un objet magique qui va métamorphoser leur corps et surtout leur vie. La mauvaise graisse va fondre comme neige au soleil. Le certificat ne doit pas être davantage qu’une formalité administrative à remplir, le même type de certificat que celui qui autorise leurs enfants à pratiquer un sport. Quand un « psy » quelconque veut évaluer leur motivation, chercher des causes ou mesurer l’impact psychologique de leur obésité, ils renâclent. Leur attitude devient alors franchement hostile. Il existe un traitement qui peut leur sauver la vie et ces incompétents de « psys » multiplient les obstacles. Les entretiens tournent court. Nous ne revoyons plus ces patients qui vont chercher un « psy » plus accommodant, difficile à trouver, le secteur privé psychiatrique étant quasi-inexistant par chez nous.
Quand j’ai lu qu’Ovsanna venait pour le suivi psychologique, indispensable à la pose d’un anneau gastrique, voilà ce que j’avais en tête. Je n’étais guère réceptif. Je l’étais d’autant moins que, les psychiatres de notre secteur refusent de rédiger ce certificat. Ils ne rencontrent même pas les patients. Aux psychologues et aux infirmiers de s’en débrouiller ! Les premiers entretiens sont réalisés par les infirmiers. Les psychologues, tous psychothérapeutes, n’interviennent que dans un second temps. A la demande des infirmiers. Nous devons soutenir, au cas par cas, que tel patient, en attente d’anneau, a une réelle demande de psychothérapie. Comme ils viennent pour un certificat, la demande de psychothérapie n’est jamais spontanée, elle doit être élaborée, ce qui suppose quelques entretiens infirmiers. Rares sont donc les candidats à l’anneau qui obtiennent le fameux sésame. Les infirmiers le donneraient bien volontiers, même si certaines demandes sont manifestement uniquement « opératoires », mais ils n’ont pas le droit de le rédiger. Une histoire de fous !
Lorsque j’ai reçu Ovsanna, je n’avais pas encore intégré que ce contexte, déjà complexe pour un sujet qui parle français, allait l’être infiniment plus pour une femme arménienne qui ignorait le français et n’avait pas encore obtenu le droit d’asile.
Nous nous sommes donc retrouvés, installés autour d’un bureau, couvant des yeux l’antique téléphone qui nous permettrait de communiquer à trois. L’interprète était réservée, comme une place de théâtre ou de TGV. Que fait une interprète, réservée, chez elle, en attendant que son téléphone sonne ? Son repassage ? Elle regarde la télévision ? S’occupe de ses enfants ? Elle bricole ? Je ne sais. Je l’imagine, en tout cas, bien au calme, bien au chaud chez elle. Avant l’irruption.
Cette situation d’entretien est tout sauf banale. Les deux personnes qui se font face ont besoin d’un tiers absent, pour pouvoir se comprendre. Dès que l’interprète a décroché, je nous ai présentés. Je lui ai demandé, à tout hasard, de traduire mes phrases le plus précisément possible, de ne pas chercher à comprendre pourquoi je posais telle ou telle question, ni même pourquoi je leur donnais une forme plutôt qu’une autre. Je répondrais à ses questions à la fin de l’entretien, si cela lui était nécessaire. Ovsanna s’est présentée, à son tour et je lui ai demandé, via le truchement de l’interprète, ce qui l’amenait au CMP.
Elle a commencé tout doux. Elle ne me regardait pas, concentrée sur l’appareil téléphonique, soucieuse, me semblait-il, d’être bien comprise. Comme une élève appliquée. J’écoutais cette langue étrange à laquelle je ne comprenais pas le moindre mot. J’essayais d’en percevoir la musique comme si, en me concentrant suffisamment, je pourrais repérer des redondances, et choper ici ou là, un vague sens. Je me concentrais sur son attitude, ses mimiques.
« Je veux me faire opérer pour une diminution de l’estomac. » En temps normal, j’aurais noté qu’elle ne disait pas « mon estomac », qu’elle en parlait comme si c’était un organe extérieur à elle. Je n’en aurais rien déduit de particulier mais je l’aurais considéré comme un indice possible, qui aurait pu prendre place dans un tableau plus général. Une façon de ne pas habiter un corps perçu comme monstrueux ou de renoncer par avance à une amputation, dont la charge émotionnelle serait ainsi désamorcée. Mais là, que pouvais-je déduire des mots employés par Miléna, la traductrice ? Etaient-ce les mots d’Ovsanna ou ceux de Miléna ? J’aurais pu, bien sûr, demander à Miléna si elle avait interprété les paroles d’Ovsanna. Ainsi que l’affirment les Italiens : « Traduttore, traditore ». Traduire c’est trahir, quelles que soient les précautions et les nuances apportées par le traducteur. Le passage d’une langue à une autre entraine des pertes et des rajouts inévitables. Mon exigence de précision nous aurait fait perdre un temps précieux, nous n’avions qu’une séance avec traductrice. Il allait falloir que je me fasse une raison. Je ne saurai jamais exactement ce qu’Ovsanna avait dit. Il y aurait de l’imprécis, de l’à-peu-près. Il faudra que nous fassions avec.
Marie, dans Ali et sa clé, décrit un autre type de relation avec Ayman, plus interprète que traducteur. Ayman traduisait, mot à mot, les propos des patients et ceux de Marie. Ils avaient acquis, avec le temps, une complicité rare, qui faisait que les patients oubliaient totalement qu’il était là. Rien de tel ici. Miléna était chez elle, quelque part en France. Ovsanna et moi, étions dans ce petit bureau du CMP. Nous n’avions aucun contact physique. Pas de regards. Les émotions de Miléna n’apparaissaient que dans le grain de sa voix. Notre relation se limita à deux entretiens téléphoniques. Lorsqu’un peu plus tard, je rencontrais d’autres familles arméniennes, ce fut une autre traductrice qui opéra.
« Je suis venue pour savoir à qui m’adresser pour le suivi. Je suis d’accord pour venir aux rendez-vous que vous me fixerez. » Il avait fallu que je fasse un effort. La voix qui parlait, celle que je comprenais, n’était pas celle qui s’adressait à moi. J’avais la sensation d’une leçon bien apprise. Comme si Ovsanna me donnait ce que j’avais envie d’entendre. La voix de la traductrice était à ce moment-là sans émotion, accentuant encore cette impression de discours rodé, à côté, insincère. Il est vrai que j’étais peu réceptif au désir d’Ovsanna d’obtenir le Graal, le fameux certificat que je ne pourrais jamais lui donner. A ce moment-là, elle n’était encore qu’une patiente semblable à des dizaines d’autres.
« J’ai des formes depuis l’enfance. Mon poids normal est de soixante-dix kilos. Après mes grossesses, j’ai pris du poids. Je devais peser entre 90 et 100 kilos. En plus, il y a eu le stress de la guerre. »
De la guerre ? De quelle guerre parlait-elle ? Quatre-vingt-dix kilos de stress liés à la guerre ?
« J’ai fait plusieurs régimes sans succès. Je voulais limiter mon obésité. J’ai perdu jusqu’à dix kilos, mais jamais plus. C’est un médecin que j’ai consulté en Moldavie qui m’a expliqué que je souffrais d’obésité, que manger mal fait prendre des kilos et fait courir des risques très sérieux pour la santé. »
J’ai alors expliqué à Miléna que je n’étais pas endocrinologue, ni chirurgien. Le but de l’entretien n’était pas de me raconter une histoire alimentaire mais de faire connaissance. « Ovsanna ne se limite pas pour moi à son estomac et à ses 190 kilos, ce qui m’importe c’est la personne qu’elle est. »
Lorsque Miléna eut traduit mes propos, Ovsanna s’écarta vivement du bureau. J’ai imaginé que mon peu d’intérêt pour ces histoires de kilos, d’indices de masse corporelle et d’anneau gastrique l’avait déstabilisée.
« Mon mari a été tué pendant la guerre. Je réside en France depuis un an et demi. J’ai laissé mes enfants en Arménie. En 1995, j’ai dû quitter l’Arménie en laissant mes enfants à ma famille. J’y suis retournée en 1998, mais je suis restée enfermée. C’est là que j’ai pris du poids, beaucoup de poids. J’ai engraissé. A mon arrivée en France, je pèse 187 kilos. Je n’arrive plus à maigrir. Je vais à la piscine quatre fois par semaine. Je marche tant que je peux mais avec mon poids, j’ai très vite mal à la jambe. Je dors mal la nuit, j’ai mal au dos, j’ai du mal à me retourner. C’est pour ça qu’il faut que je me fasse opérer. » Elle a continué, un temps, sur sa lancée. Elle avait préparé son texte et le débitait.
Dans des conditions normales de séjour, Ovsanna aurait pu apprendre quelques mots de français. Qu’elle soit dans l’incapacité de parler français au bout d’un séjour d’un an et demi m’a semblé signer un certain isolement ou une impossibilité psychique à intégrer une langue nouvelle, comme si son cerveau, saturé, ne pouvait accepter la moindre information supplémentaire. Malgré la barrière de la langue, j’ai senti qu’il y avait là un nœud qui associait cette prise de poids effarante, les problèmes de sommeil, la mort de son mari pendant la guerre, les enfants laissés en Arménie. Elle parlait de ses enfants mais je ne savais pas encore combien elle en avait, ni même leurs prénoms. L’anneau n’était pas simplement un objet plus ou moins magique destiné à résoudre des problèmes d’excès alimentaires. Ovsanna avait d’autres choses à digérer. Des choses qui lui restaient sur l’estomac. Indicibles peut-être. C’est en tout cas ce que j’ai senti en ce début d’entretien. Elle avait dû le lire sur mon visage parce que la tonalité de l’entretien est soudainement devenue plus grave.
Elles se sont mises à discuter entre elles sans que Miléna ne me traduise leurs propos. J’ai commencé à être vaguement inquiet. Il arrive que traducteur et patient, tous deux issus d’une fraction rivale, s’affrontent. J’ai dû ainsi, six mois plus tôt, raccrocher le téléphone pour mettre fin à un entretien trop houleux. Il n’a jamais été possible de dépasser ce premier entretien désastreux. Le patient, kosovar, a constamment gardé une certaine réticence vis-à-vis de moi et de l’équipe. Là, le ton de leur échange paraissait serein. Aucune n’élevait la voix.
« Avez-vous suffisamment de temps à consacrer à Ovsanna, m’a soudainement demandé Miléna.
– Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Elle désire vous raconter son histoire, mais celle-ci est longue et douloureuse. Elle ne veut pas s’interrompre en plein milieu. Elle veut vider son sac.
– Et vous ? Avez-vous suffisamment de temps ? On a réservé une heure de votre temps, avez-vous d’autres obligations ?
– Ça ira.
– Il est possible que ce qu’Ovsanna va nous raconter soit éprouvant psychiquement et émotionnellement, êtes-vous prête à cela ? Avez-vous quelqu’un avec qui en parler après ?
– Vous savez les Arméniens qui arrivent en France, depuis que cette guerre a débuté, ont tous vécu des choses horribles. En acceptant d’être traductrice, j’ai accepté de recevoir et de traduire des récits de vie terribles, plus terribles encore que ce que j’ai dû traverser. Nous avons survécu à un génocide, nous survivrons aux horreurs que l’on nous a fait subir. En tout cas, moi je survivrai.
– Je ne peux pas faire moins. Nous allons prendre le temps d’écouter le récit d’Ovsanna. Rassurez-là. »
Nous consacrons habituellement environ une heure aux premiers entretiens. C’est une durée assez confortable. Certaines de mes collègues préfèrent des entretiens brefs de l’ordre d’une vingtaine de minutes qui leur permettent d’orienter les personnes reçues. Elles prennent le temps de relire leurs notes, elles en parlent entre elles. Ne croyez pas que leur travail est bâclé, elles sont simplement organisées différemment. J’aime offrir mon temps aux personnes que je reçois. Mes entretiens ont la durée d’une séance de psychanalyse : quarante-cinq minutes. L’orientation n’est pas réellement mon but. Je privilégie toujours l’accueil et le mouvement psychique, induit par un récit en première personne, adressé à un inconnu.
Les entretiens avec tiers traducteur bousculent nos habitudes. En termes de contact et de données recueillies, ils sont beaucoup moins longs. Un entretien de trois quarts d’heure avec tiers traducteur a une durée subjective de moins de vingt minutes. A l’issue de ces entretiens, nous restons toujours sur notre faim. Le dispositif ne prévoit qu’un seul entretien avec traducteur. France Terre d’Asile n’a pas les moyens de proposer autre chose. Les soins que nous leur proposons sont toujours, en partie, insatisfaisants. Ils impliquent souvent une prise de médicaments qui compense l’écoute que nous ne pouvons mettre en place. Nous réussissons parfois à bricoler des prises en charge en anglais, quand les personnes le comprennent et le parlent suffisamment, pour qu’un embryon de communication puisse s’instaurer. Disons que sur le papier, nous recevons ces étrangers en errance, que nous les accompagnons. En pratique, c’est beaucoup plus aléatoire. On fait semblant quoi !
Ce moment où je dis à Miléna que ce qui m’importe, ce ne sont pas les kilos mais la personne qui les porte, m’apparaît, après coup, comme un moment clé. Sans être un spécialiste, j’ai rencontré beaucoup de personnes blessées par des événements traumatiques, il est rare qu’elles les abordent spontanément. Il faut souvent quelques rencontres. Le soignant doit faire preuve de beaucoup de tact. Il suffit d’un mot ou d’une mimique à côté, pour que la personne meurtrie rentre au-dedans d’elle-même et se réfugie dans ses tréfonds, là où elle se sent en sécurité. Nombre d’entre elles ne parleront jamais de ce qu’elles ont subi. Elles le garderont, enfoui en elles. Bien sûr, leur sommeil en sera perturbé. Elles se réveilleront en sueur, au milieu de la nuit, perdues dans un cauchemar, toujours le même. Elles transmettront parfois, par ce silence même, leur traumatisme aux générations suivantes.
« C’est la première fois que je raconte mes problèmes et je veux être sûre que vous pourrez les écouter en une fois. Ce serait trop difficile, trop douloureux de devoir recommencer. J’ai écrit mon histoire pour obtenir le droit d’asile. Je l’ai faite traduire en français. Par écrit, ça a été tellement douloureux de revivre tout ça. Il fallait que je le fasse, pour espérer pouvoir rester en France. Même si le juge a dit que j’avais exagéré, c’est mon histoire, c’est ce que j’ai vécu. »
Je ne comprenais pas ce que disait Ovsanna mais ses yeux s’humectaient de larmes. Elle m’a tendu un tapuscrit d’une dizaine de pages serrées. Un coup d’œil rapide m’apprit qu’il s’agissait du récit de vie adressé à l’OFPRA. Je n’étais ni endocrinologue, ni juge, j’ai posé le document sur le bureau, à distance.
« Je vous écoute
– J’étais une enfant très gâtée mais mon père est mort l’année de mes cinq ans. La vie est devenue plus compliquée pour nous. Nous sommes allés vivre en Géorgie, avec mon grand-père et ma grand-mère. Ma mère s’est remariée. Elle a eu un autre enfant. J’ai quitté la Géorgie pour étudier à l’université en Arménie et me suis installée chez une tante qui m’a hébergée. A l’époque, j’étais considérée comme une belle femme. Je faisais tourner toutes les têtes mais ça ne m’intéressait pas, je voulais réussir par mes études. Grâce au diplôme obtenu, j’ai trouvé du travail comme cadre dans une entreprise appartenant à la mairie. C’est par le biais de cet emploi que j’ai rencontré mon mari, Mohamed. Nous étions collègues. Je travaillais à la DRH et lui dirigeait le garage. Nous nous rencontrions souvent et notre relation, de professionnelle est devenue amicale, puis amoureuse. Nous nous sommes mariés et avons eu trois enfants. Mohamed était quelqu’un de bien et d’honnête. Il était azéri par son père.
Il ne ressemblait pas du tout à un Azéri car sa mère était d’origine daghestanaise. Il n’y avait que son nom qui dénotait son origine. A la fin de l’année 1988, avec le conflit du Haut-Karabagh, rester en Arménie pour un Azéri représentait un réel danger. Beaucoup d’Azéris partaient vers Bakou en Azerbaïdjan. Les parents de Mohamed l’ont supplié de partir avec eux. Sa mère m’a supplié, à genoux, de convaincre son fils de fuir. Moi aussi, je voulais le convaincre de partir. Je l’aurais rejoint partout, où qu’il serait allé. Je lui disais que l’on se retrouverait en Géorgie. Mais lui, ne voulait pas partir. Il disait qu’il était né en Arménie, que ses enfants étaient nés en Arménie, que l’Arménie était son vrai pays et qu’il mourrait sur place mais ne quitterait pas le pays. Ses parents sont partis en Azerbaïdjan, les larmes aux yeux, convaincus qu’ils ne reverraient jamais leur fils. »
Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Daghestan, Moldavie, Ukraine, le Haut-Karabagh … Des noms. Ovsanna m’emmenait en voyage, dans des pays dont j’avais à peine entendu parler. Je ne pouvais même pas me représenter son parcours sur une carte d’Europe. Entre deux séquences de traduction, je me promis d’aller sur Internet, afin de visualiser son périple.
Qu’écrire de ce récit ? En rapporter le verbatim ? L’amputer des éléments les plus identifiables ? Gommer les aspects les plus tragiques ? J’en ai modifié le contenu à la marge, afin d’éviter qu’on reconnaisse Ovsanna. J’ai gardé le cœur de son récit. Son rythme. Les phrases traduites par Miléna. Je me suis fait le secrétaire d’Ovsanna. L’alternance de phrases en arménien et en français m’a facilité les choses. Ma transcription était donc très précise. Je rapporte ses propos en continu, alors que dans la forme, ils étaient beaucoup plus hachés. Ovsanna parlait, puis s’interrompait le temps que Miléna, notre tiers absent, traduise ses propos. D’où les nombreuses répétitions que je n’ai pas voulu corriger. J’évitais de poser des questions, afin de ne pas briser le déroulement de la pensée, ni du récit qui prenait forme. Je pense que ces interruptions nécessaires ont permis au récit de se développer. Pendant que Miléna retraduisait en français les propos, Ovsanna pouvait penser à la suite de son histoire, en préciser certains points. Peut-être la charge émotionnelle, en a-t-elle été moins forte de son côté. Du mien, c’est autre chose. Le temps de traduction m’a permis de penser avec Ovsanna, de risquer quelques hypothèses et de traiter les émotions qui m’assaillaient. Le lecteur attentif n’aura pas ces intermèdes et risque de surréagir.
« Notre vie devenait de plus en plus insupportable. J’avais toujours peur. Nous ne sortions que très peu. Pour éviter les représailles et les dangers omniprésents à cette époque en Arménie, nous limitions au maximum nos déplacements. Le conflit armé s’enflammait et dans les rues d’Erevan, les Arméniens manifestaient pour chasser les Azéris. Nous allions travailler et rentrions. Nos collègues de travail étaient au-dessus de ça. Nous leur faisions confiance. C’était une période d’insécurité, de réquisitions, de non-droit. Mohamed était réellement en danger. Heureusement, le fait qu’il soit marié avec une Arménienne masquait son appartenance. Les gens ne posaient pas trop de questions. Notre mariage et nos enfants dissipaient les doutes. Son physique n’attirait pas les soupçons.
Mais j’ai quand même subi des discriminations de la part de ceux qui connaissaient son origine. « Tu protèges un Azéri, me disaient-ils » Des gens qui me connaissaient avant, ont commencé à m’ignorer. Certains de mes voisins ne répondaient plus à mes saluts. Des amis qui venaient à la maison, ne me reconnaissaient plus. Certains d’entre eux avaient perdu des proches sur les champs de bataille. Quand leurs corps ont été rapatriés, je ne suis pas allée leur faire part de mes condoléances. Ils étaient en deuil et j’étais du mauvais côté. Ainsi, nous nous sommes isolés de plus en plus. La situation était intenable, il nous fallait partir. C’est à partir du moment où nous avons pris la décision de vendre l’appartement que Mohamed a commencé à subir des agressions. Il a reçu par deux fois, à son travail, la visite d’hommes en tenue militaire qui voulaient le forcer à quitter l’Arménie. Les deux fois, il a été battu et gravement blessé. Ses collègues sont venus à son secours. Il travaillait depuis vingt ans dans l’entreprise, il y était respecté. La première fois que ces « moudjahidines » sont venus, ils ont voulu l’emmener de force. Ils l’ont malmené, secoué et battu. Ses collègues sont intervenus, l’ont défendu et ses agresseurs l’ont laissé. Ces gens prétendaient devoir récupérer les voitures du garage pour le front, au Haut-Karabakh. Mohamed a demandé qu’ils soient munis d’une autorisation. Il a refusé de céder les véhicules. La deuxième fois, il était seul. Les moudjahidines l’ont battu, ce sont encore ses collègues qui l’ont sauvé alors que ces hommes étaient sur le point de le tuer. Il a été hospitalisé pendant cinq jours. Il avait des côtes cassées et un traumatisme crânien. Après sa sortie de l’hôpital, j’ai réussi à le convaincre de fuir. Nous avions décidé de partir en Russie avec les enfants. Nous voulions vendre l’appartement à la hâte pour avoir un peu d’argent mais nous n’en avons pas eu le temps.
En mai 1992, Mohamed a été appelé à se rendre à son travail, dans l’après-midi, vers 15 heures. Il fallait qu’il s’occupe d’une panne d’électricité au garage. Il n’est jamais revenu. Je l’ai attendu toute la nuit. J’étais évidemment inquiète. Ses collègues m’ont dit qu’il n’y avait jamais eu de panne d’électricité, qu’il ne l’avait pas vu de la journée. J’ai commencé à être vraiment très inquiète. J’ai appelé les hôpitaux puis tous les endroits où il aurait pu aller. J’ai fait alors quelque chose que seule l’inquiétude pouvait motiver. J’avais rencontré, à l’université, un étudiant à l’école de police qui m’avait tourné autour. Il était très épris, il avait même parlé une fois de m’épouser. Je ne l’avais pas encouragé, bien au contraire. Je lui avais expliqué que je voulais d’abord terminer mes études, que je verrais une fois mon diplôme obtenu. Il n’avait pas insisté même si ma famille trouvait que c’était un bon parti et facilitait sa cour. Je l’avais revu quelques fois mais sans qu’il se manifeste d’une façon ou d’une autre. Un sourire, un hochement de tête, jamais plus. Il était monté en grade au fil du temps. Son ascension avait connu son apogée avec la guerre. Je ne savais si mon mari avait été enlevé ou arrêté. Il me fallait rencontrer quelqu’un de la police qui puisse me dire ce qu’il en était. C’est ainsi que j’ai fait véritablement connaissance avec celui qui était devenu le major Mordor Sauronyan. »
Ovsanna racontait son histoire avec force détails, comme si elle la revivait. L’écriture, toute proche, du récit pour l’OFPRA, le souci de captiver un lecteur dont dépendait son statut, expliquait cette floraison. Il se peut aussi qu’elle ait cherché à me perdre dans les détails, cherchant ainsi à vérifier que je ne l’interromprais pas ou peut-être le souhaitant afin de s’épargner un récit douloureux. Mon hypothèse est qu’elle revivait tout ça, et tenait à être le plus précise possible. Dans un contexte post-traumatique, les personnes rapportent par le menu les événements. Elles survivent en se détachant de leurs émotions comme si elles n’étaient pas réellement concernées par ce qui s’est passé. Le retour des émotions est en général de bon pronostic.
La parole des demandeurs d’asile fait souvent l’objet de suspicions de la part de l’administration comme des professionnels du médico-social. Ils sont souvent perçus comme des manipulateurs, des « menteurs » dont les récits de vie sont sujets à caution. On les soupçonne d’en rajouter afin de pouvoir bénéficier des prestations sociales françaises. La réaction du juge qui trouve qu’Ovsanna exagère est assez conforme à celles de nombreux magistrats. Elle contribue à complexifier la prise en charge. C’est tellement douloureux de raconter ce que l’on a vécu qu’il suffit d’un professionnel mal embouché pour condamner un naufragé de la vie au silence. Les demandeurs d’asile tels qu’Ovsanna sont dans l’attente d’un statut qui prime sur leurs expériences douloureuses. Ils sont souvent figés dans cet espoir, de plus en plus lointain, au fil des années. L’anneau gastrique était un projet qu’il faudrait que je respecte en tant que tel, sous peine de renvoyer Ovsanna à ce temps figé, aux perspectives absentes.
Je ne me posais pas de question quant à la véracité de ce qui m’était raconté. J’écoutais. Ovsanna dévidait le fil de sa destinée. Je pense qu’elle se calait sur les expressions de mon visage, sur les questions que je ne formulais pas mais qu’elle devinait. Les deux récits (l’officiel, écrit, et le verbal, partagé) divergent d’ailleurs en de nombreux points. Peu sur les faits. Elle n’avait pas à me convaincre de la réalité de son vécu, juste à m’expliquer le contexte, afin que je comprenne ce qui lui était arrivé. Malgré les quelques approximations de la traductrice, qui elle-même accélérait et semblait prise par le récit, je repérais sa culture et ses références. Je découvrais également cette guerre du Haut-Karabakh, dont je n’avais jamais entendu parler.
« Le major Sauronyan me reçut dans son bureau. Je lui expliquais ma démarche mais il m’interrompit très vite : « Vous auriez dû venir me voir plus tôt, Ovsanna. Vous auriez accepté de m’épouser quand je vous en ai fait la demande, vous n’en seriez pas là. Tu as préféré m’humilier en prétextant tes études et tu as épousé un Turc. Je risque chaque jour ma vie sur les champs de bataille pour libérer le Karabagh. Tu me préfères un Turc ! Laissons cela. Oui, tu n’as pas changé, tu es toujours aussi belle. Je n’ai jamais cessé de penser à toi. Si tu étais venu me voir plus tôt, Ovsanna, je t’aurais prévenue. Tu as épousé un Azéri, un Turc, un de ceux qui ont assassiné nos parents. Il était certain que tôt ou tard, il se ferait arrêter. »
Arrêté, mon cœur s’est mis à battre. S’il est en prison, on peut le sauver…
« Oui, bien sûr, on pourrait le faire sortir de prison. Je suis devenu un homme important dans le pays. Avec mes relations, ce serait tout à fait possible. Bien sûr. Je pourrais aussi te faire arrêter toi, et tes enfants, pour complicité. »
C’est ainsi que je connus l’enfer sur terre.
Si je m’offrais à lui, là tout de suite, dans son misérable bureau de milicien, il ferait libérer Mohamed. Il oublierait ma complicité et celle de nos enfants si je m’engageais à quitter le pays dès sa libération. J’étais follement inquiète, je connaissais les risques que courrait Mohamed. Les menaces touchant mes enfants me tordaient les tripes. Je me suis laissé faire. Il ne s’est pas contenté de me faire l’amour, comme un amant qui voudrait satisfaire celle qu’il aime, il m’a humiliée. Il m’a baisée comme on baise une prostituée. Il n’avait plus rien de commun avec l’étudiant un peu gauche que j’avais connu autrefois. Il jouissait du pouvoir qu’il détenait sur moi et certainement sur toutes les pauvres femmes qui passaient entre ses mains.
« Tu n’as pas voulu être ma femme, tu seras ma pute. Rentre chez toi, m’a-t-il dit, en se reculottant, tu auras bientôt des nouvelles de ton mari. »
Je suis rentré chez nous, meurtrie, honteuse, sale. Que n’aurais-je pas fait pour sauver Mohamed ?
Une heure plus tard, les collègues de mon mari m’ont appelé. On avait retrouvé son corps dans une cave où personne n’allait. On l’a retrouvé pendu, attaché à un morceau de ferraille. J’ai vomi. Mohamed n’avait rien de suicidaire en lui. Il avait quitté la maison la veille, comme d’habitude. Il n’était pas abattu, il était même plutôt souriant. C’était un homme fort et gentil qui aimait la vie et sa famille. Nous commencions les démarches pour partir en Russie. Jamais il ne se serait suicidé. C’était un meurtre dissimulé et je m’étais peut-être avilie auprès de celui qui avait commandité son assassinat. Que faire ? A cette époque, il était tellement habituel qu’un Azéri meure en Arménie. Il n’y eut aucune enquête. Mordor Sauronyan devait veiller à ce qu’il n’y en ait pas. »
Je notais que Miléna était partagée entre ce que je prenais pour une empathie certaine vis-à-vis du vécu d’Ovsanna et une certaine sympathie pour les propos antiturcs de ce Sauronyan. C’était discret, mais mon oreille affutée percevait la nuance. J’avais aussi repéré le passage brutal du vouvoiement au tutoiement. Ca me semblait sonner juste. Comme si, dès ce moment, Ovsanna devenait la chose de Sauronyan.
« Quelques jours après son meurtre, j’ai repris mon travail. Les harcèlements par téléphone ont alors débuté. Je recevais des appels à mon bureau. Les personnes qui m’appelaient me disaient : « On va pendre tes enfants. On va leur faire du mal. Tu as vu ce qui est arrivé à Mohamed, il va t’arriver la même chose ! » J’avais très peur. Lorsque je rejoignais mon domicile, j’étais inquiète, je craignais d’être agressée, molestée, arrêtée. Deux ou trois semaines après la mort de Mohamed, des gens sont venus à mon appartement et m’ont mise à la porte avec les enfants. Ils disaient que j’étais la femme d’un Azéri, que je n’avais droit à rien en Arménie, que j’avais trahi mon pays. J’ai ressenti une immense humiliation. L’appartement avait été considéré comme libre et attribué à un réfugié arménien du Haut-Karabagh. C’était sa famille qui venait prendre possession de leur logement. Tout cela était légal, comme me l’ont dit les policiers, appelés en renfort. Mes meubles ont été évacués. J’étais à la rue avec mes enfants.
Le major Sauronyan est arrivé sur ces entrefaites. Il a parlé avec les policiers qui ont remis, peu après, toutes mes affaires dans mon appartement. Les réfugiés ont écouté ce que disait le major et ils se sont calmés, eux aussi, alors qu’ils étaient très énervés et insultants, peu de temps auparavant. J’ai trouvé cette situation étonnante. J’ai du mal à croire que la présence du major était fortuite. J’ai trouvé très surprenant que tous l’écoutent et exécutent ce qu’il a recommandé, sans élever la voix. Grâce à son intervention, j’ai pu vivre une semaine dans le logement. J’ai cherché à réunir l’argent pour trouver un autre logement mais j’essuyais refus sur refus. J’étais toujours harcelée par les appels téléphoniques. La nuit j’entendais qu’on frappait à ma porte. J’étais terrorisée et les enfants aussi. Le regard des gens sur moi était terrible. Le major m’a proposé de me trouver un logement dans un quartier où je ne serais pas connue et pourrais vivre plus tranquillement. J’ai d’abord refusé. Puis n’ayant pas le choix, j’ai fini par accepter. Le logement était à proximité de son bureau. Il venait me voir quand il savait que j’étais seule et m’obligeait à avoir des rapports sexuels avec lui. J’étais sa chose. Il ne visait qu’à m’humilier. Il menaçait mes enfants et me faisait comprendre que j’étais totalement à sa merci. Tout ça a duré des mois, deux années. Il pouvait rester un mois sans venir puis passer chaque jour. Je n’avais aucun repère. C’était à son bon vouloir. »
Je pense qu’il est impossible d’entendre un tel récit sans frémir. Un poing qui se serre, une main qui hésite imperceptiblement à écrire ce qui vient d’être dit, des lèvres qui se pincent, une respiration qui se suspend un quart de seconde, un soupir ; autant d’indices de malaise que je n’ai jamais cherché à masquer. Les mots d’Ovsanna m’ont touché. La cruauté de ce Sauronyan m’a révolté. Pas au point de me rendre sourd. Ni aveugle. J’ai vu Ovsanna chercher de l’air, avant d’expulser la proposition écœurante de son bourreau. J’ai entendu le soupir de Miléna, j’ai noté qu’elle prenait plus de temps pour traduire. J’ai pu ainsi me préparer. Plus tard, quand j’ai lu la version destinée à l’OFPRA, j’ai fait le constat qu’Ovsanna était moins entrée dans les détails par écrit. Elle n’avait pu que rapporter d’une façon indirecte les propos de son violeur. Comme si, d’un texte à l’autre, quelque chose s’élaborait. Comme si le récit, adressé à un soignant, via Miléna, gagnait en incarnation.
Il n’est pas si fréquent d’être confronté, dès un premier entretien, à une évocation aussi précise du traumatisme. Les événements douloureux sont en général peu décrits. La première rencontre qui se déroule souvent dans l’urgence est rarement propice. Ce n’est, en général, que dans l’après-coup et avec de nouveaux repères relationnels bien établis que la pelote de fil peut être débobinée. Les patients décrivent souvent une difficulté, voire une impossibilité, à penser autrement qu’au jour le jour. Ils semblent éteints, ralentis. Ce n’était pas le cas d’Ovsanna. Il est vrai que les événements décrits remontaient à plusieurs années.
« J’ai cherché des solutions. Il fallait que je puisse protéger mes enfants, trouver quelqu’un susceptible de les héberger, sans que le major sache où ils étaient. J’avais la sensation d’être constamment surveillée. Il ne se gênait d’ailleurs pas pour me le faire savoir. J’ai rencontré, par hasard, l’épouse de mon demi-frère et lui ai raconté à demi-mots ce qui m’arrivait. Nous avons longuement parlé. Elle a accepté de s’occuper de mes enfants, jusqu’à ce que je puisse les faire venir dans le pays où je serai. J’ai pu quitter le pays à bord d’un avion de marchandises qui transportait des voitures. Je me suis cachée à l’intérieur d’un de ces véhicules. Une autre femme, avec deux enfants, voyageait tout aussi clandestinement. J’ai pensé aussitôt à mes trois enfants que j’avais dû abandonner. Avant de décoller, nous sommes restées plusieurs heures à cuire sous le soleil. Après l’atterrissage, nous avons dû attendre encore quatre heures, avant de pouvoir sortir. C’est ainsi que je me suis retrouvée en Moldavie.
J’ai cherché du travail, un logement. Une fois installée, j’ai pris contact avec l’épouse de mon demi-frère afin de voir comment nous pourrions organiser le rapatriement de mes enfants. Elle m’apprit que peu de temps après mon départ, un militaire haut-gradé était venu la voir. Il lui avait dit que mes enfants ne quitteraient pas l’Arménie, que si je voulais les récupérer, je devrais venir le voir en personne, à son bureau, afin qu’il me fournisse les papiers adéquats. Je reconnus aussitôt le style du major Sauronyan. J’étais prise au piège. Si je retournais en Arménie, je serais sa prisonnière jusqu’à ce qu’il se lasse de moi. Il pourrait me plier à toutes ses volontés grâce à mes enfants et à la pression qu’ils lui permettent d’exercer sur moi. Si je n’y retournais pas, je perdais mes enfants. Que lui avais-je donc fait pour qu’il jette ainsi son dévolu sur moi ? L’avais-je séduit, malgré moi, au-delà de ce que je souhaitais ? Ne pouvait-il persécuter une autre femme ? J’étais bien certaine qu’il ne se limitait pas à une seule femme, et que nous devions être nombreuses à être sous son emprise.
Je voulais voir mes enfants, je voulais les récupérer mais j’avais peur. Je n’avais pas de papiers. Il n’y avait pas d’ambassade d’Arménie en Moldavie. Il me fallait aller ailleurs, dans un autre pays, mais je n’avais pas de papiers. J’avais peur de passer la frontière et de ne plus pouvoir rentrer, de me retrouver bloquée. Les années ont passé. J’ai espéré, en vain, qu’une ambassade d’Arménie voit le jour en Moldavie. Je savais que mes enfants n’étaient pas malheureux. J’avais toute confiance en mon demi-frère et en son épouse. J’avais des nouvelles régulièrement. Ils grandissaient sans leur mère. J’ai fini par demander des papiers mais la démarche s’est retournée contre moi : je devais quitter la Moldavie puisque je n’étais pas en règle. J’ai traversé clandestinement trois pays avant d’arriver enfin à Erevan. Au moment où j’allais entrer dans la maison de mon demi-frère, une escouade de miliciens m’attendait. Sans me laisser le choix, ils m’ont emmené dans une maison inconnue qui appartenait à Mordor Sauronyan. Il m’a gardée là-bas, séquestrée, pendant deux ans et demi environ.
Il m’est très difficile de raconter ces deux ans et demi d’horreur. Je ne peux qu’évoquer une journée, une nuit plutôt que je n’aurais jamais pu imaginer vivre, même dans mes pires cauchemars. »
Au moment d’écrire le plus douloureux, je ne peux m’empêcher de faire une pause, comme si, même pour moi, à dix ans de distance, tout cela était encore trop difficile à réentendre et à écrire. Je crois pouvoir affirmer que Miléna est allée au bout de ce qu’elle pouvait supporter. Je ne suis pas sûr de sa traduction. Qui aurait pu traduire, sans trembler, la suite de ce récit ? Elle était pilonnée tout comme moi mais devait en plus, me retraduire les violences subies par Ovsanna. J’en suis encore secoué, aujourd’hui. Tout comme Miléna, je pense. Il nous fallait rester ouverts, disponibles psychiquement. Pas d’empathie sans cela. Mais, nous aussi, avons dû payer le prix. Un prix dérisoire par rapport à celui qu’Ovsanna a payé, mais nous nous sommes laissés impressionner par ses souffrances, elles ont été les nôtres le temps d’un entretien. Nous en avons porté le poids avec elle. Un peu. Pas de soin sans cela.
Il est des violences qui nous sidèrent, qui nous laissent interdits, incapables de penser. C’est probablement le cas de celles qu’a subies Ovsanna. J’aurais pu raccourcir ce passage, vous en épargner la lecture, mais j’aurais eu la sensation d’être dans l’imposture, de trahir Ovsanna et la confiance dont elle nous a honorés, Miléna et moi. Nous fermons nos frontières aux migrants. Nous ne voulons rien savoir de leurs souffrances. Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, prétendons-nous. Ecoutons encore un peu Ovsanna :
« Ce fut le pire moment de ma vie, un moment dont j’aimerais pouvoir dire, qu’il n’a jamais existé. Je l’ai décrit pour l’OFPRA et je dois tenter de le regarder en face, aujourd’hui. Je vous en ai tant dit que si j’omettais ce moment, ce serait comme si, je ne vous avais rien dit. Hélas, je l’ai bien vécu. Je n’arrive pas à l’oublier. J’étais enfermée depuis quelques mois peut-être un an. Je ne sais. J’ai perdu le compte du temps. Il a débarqué à minuit dans la chambre et s’est mis au lit, sans un mot. Pendant toute la journée, j’avais eu de l’hypertension, je me sentais très mal, j’avais un état grippal, je n’avais pas la force, pour une fois de plus, me débattre et résister. Pas de force pour crier et hurler. Peut-être était-ce aussi la fois de trop. De toutes mes forces, j’ai fermé les yeux et je suis restée allongée sans bouger. Il me faisait mal mais je ne réagissais pas et ne disais rien. Qu’il fasse sa sale petite affaire ! En deux mots, il n’a pas réussi à me pénétrer. Furieux, il s’est levé d’un bond et a commencé à fumer cigarette sur cigarette. Il m’a traitée de traînée, de pute et m’a insultée, avec les injures les plus grossières. Je suis restée les yeux fermés, je souriais. Il a arraché la couette et a éteint sa cigarette en l’appuyant avec force contre ma poitrine. J’ai hurlé de douleur. J’ai commencé à crier et à mon tour, je l’ai insulté avec les pires mots. Je l’ai traité de pervers, de pauvre impuissant qui ne pouvait prendre son pied qu’en torturant, abaissant, humiliant les femmes. Je lui ai dit tout ce que je pensais de lui. Je l’ai traité de lâche, je lui ai dit qu’il n’avait jamais été un vrai homme. Il a commencé à me frapper et moi, je parlais, je disais tout sur ces années, de mon âme et de mon corps déchirés et anéantis. Ensuite après quelques tentatives de viol ratées, il est sorti en courant. J’ai entendu le crissement des pneus de sa voiture. Malgré la forte brûlure sur ma poitrine, je ressentais de l’exaltation. J’avais l’impression d’avoir remporté une victoire.
La nuit suivante vers l’aube, j’ai entendu la porte s’ouvrir. Je suis restée, étendue sur le lit, les yeux fermés. Je n’ai pas pu ouvrir les yeux car quelqu’un m’a plaqué les mains sur le visage et la bouche. Un autre m’a tordu les bras. J’ai eu très mal. Ils m’ont appuyé sur le nez si fort que je suffoquais. J’ai entendu quelqu’un dire qu’il ne fallait pas mutiler, ni tuer mais humilier. Ils m’ont arraché ma chemise de nuit et m’ont bloqué les jambes. Je crois qu’ils étaient quatre mais je n’en suis pas sûre. J’ai commencé à trembler très fort comme s’il faisait froid. J’ai ressenti des crampes dans le cou et dans les jambes. La douleur m’empêchait de bouger et de respirer. Puis j’ai ressenti une forte faiblesse. J’ai entendu des voix, il y avait comme des flashs, je ne pouvais pas répondre, ensuite tout est devenu noir.
Il faisait déjà bien jour quand j’ai repris connaissance. J’ai essayé de bouger mais j’avais les bras et les jambes en coton. Avec peine, j’ai réussi à m’asseoir. J’avais du sang, de l’urine et du sperme sur le visage et la poitrine, j’ai vomi. Avec beaucoup de peine, je suis allée dans la salle de bain pour prendre une douche. J’ai laissé couler l’eau sur mon corps. La douche chaude ne m’a pas réchauffée. Je tremblais de tout mon corps. J’ai rejoint péniblement mon lit, j’ai arrangé les draps, je me suis entourée d’une couverture mais je ne pouvais pas me réchauffer. J’avais tout le corps très douloureux. Mes pieds, mes mains, ma langue dans ma bouche, tout était enflé. Ma langue comme si je l’avais mordue très fort. Le nez enflé, le sang coulait, mes yeux ne s’ouvraient pas. Combien de temps suis-je restée dans cet état ? Je ne me souviens pas. Combien de jours, je ne sais pas. A un moment je suis revenue à moi, j’avais l’impression de devenir folle. Je me suis servi un verre de vodka, j’ai bu et je me suis recouchée pratiquement inconsciente. Je n’ai ni mangé, ni bu, sauf de la vodka. J’ai compris que c’était ma fin. Je ne voulais, ni ne pouvais me laver, me lever, ranger quoi que ce soit. Je vivais dans un bouge. J’étais devenue une truie. Sa truie.
Il est arrivé quelque temps après. Il a ouvert la fenêtre, il a soupiré comme s’il avait été contraint, malgré lui, de me faire subir tout ça : « Ça te suffit ou tu en veux encore ? » Je l’ai supplié de me laisser partir, fuir loin, très loin. Il m’a attrapé et m’a traîné jusqu’au miroir. Il a maintenu de force mon visage pour que je me voie dans la glace et m’a hurlé : « Mais regarde-toi ! Où tu vas partir ? »
J’étais prisonnière. Je dépendais entièrement de lui. A toutes les fenêtres de l’étage où j’étais recluse, il y avait des barreaux. Le premier jour, j’ai crié, j’ai hurlé, j’ai cassé quelques carreaux mais les barreaux m’ont empêché de sauter. L’endroit paraissait désert. Personne n’a jamais réagi. Je n’ai jamais entendu la moindre manifestation humaine.
Au départ, il venait tous les jours, puis tous les deux jours. Après plus qu’une fois par semaine. A d’autres moments plus qu’une fois par mois. Il venait dans la nuit, toujours, vers deux ou trois heures du matin. Il me violentait, me violait et repartait aussitôt. Dans la cuisine, il y avait des sacs de farine, avec ces sacs, je barricadais la porte de la chambre où je dormais. Ça ne suffisait pas à le stopper mais au moins pouvais-je l’entendre arriver. Pendant tout ce temps, il m’a apporté ou fait apporter de la nourriture : du pain, des tomates, du saucisson, des œufs, de la vodka. Je mangeais tant et plus, je voulais devenir énorme pour le dégoûter.
Après ce viol collectif, il n’est plus monté me voir. Plusieurs fois, j’ai entendu sa voix en bas, mais en dehors de l’unique fois où il m’a montré le miroir, je ne l’ai plus revu jusqu’à mon départ.
Je ne pouvais plus marcher, même dans la maison. Je restais couchée. Le téléviseur marchait. La lumière était allumée et je restais comme ça, nuit et jour. J’étais sortie de ma torpeur par de violentes douleurs. Quand je voulais aller aux toilettes pour faire mes besoins, j’avais d’horribles souffrances. J’avais tout le temps une douleur atroce à la défécation. Par la suite, je suis restée constipée et j’ai eu des douleurs dans le ventre. J’ai commencé à boire beaucoup d’eau et à manger un peu pour essayer de faire passer cette constipation et atténuer mes douleurs. Mes pieds, mes mains et mon visage se sont mis à enfler. Et très rapidement j’ai commencé à grossir. Ma tension s’est élevée. La plupart du temps, je restais couchée comme si j’étais un cadavre. Alors, j’ai mangé, mangé. Comme une truie. Il y avait toujours de la nourriture, je me suis empiffrée, à même la casserole. J’ai pris énormément de poids. Je me disais que si je devenais à faire peur, il me laisserait tranquille. A la fin de ma séquestration, je pesais 190 kilos.
Mon fils a fini par me trouver. Mes proches sans nouvelles, ont remué ciel et terre, pour me retrouver. Ils ont fait appel à la police, qui n’a évidemment rien fait. Elle prétendait que je n’étais jamais arrivée à Erevan. Je ne sais pas vraiment comment il s’y est pris. Peut-être mon bourreau s’était-il lassé de moi comme je l’avais imaginé ? Il aurait pu me tuer ou me faire tuer. Etait-ce un autre de ces tours pervers ? Me laisser en vie pour que je craigne à chaque instant pour ma vie, pour mes enfants ?
Il m’a fallu de longs mois pour me remettre psychiquement. En suis-je vraiment remise ? A vous de me le dire. Evidemment, je n’ai pas pu porter plainte. Qui m’aurait crue ? Personne. La parole d’une traînée qui avait épousé un Azéri, contre celle d’un héros de la guerre. Je n’ai même jamais pu parler avec mes enfants de ce que j’avais vécu. J’avais honte. Trop honte. Ils étaient devenus adultes, sans que je puisse être là, auprès d’eux pour les élever. J’ai pu récupérer mes papiers grâce à ma fille. Une fois, en Moldavie, avec ce médecin, j’ai failli en parler, lui dire la vérité mais je n’ai pas pu. Si l’anneau gastrique pouvait évacuer l’excès de poids et de souffrance, c’était parfait. Nous avons organisé, mes enfants et moi, mon départ pour la France. Une tante qui réside à Bagnères-de-Bigorre m’a accueillie officiellement. J’ai rejoint la France régulièrement avec un visa touristique. Il me faut obtenir le droit d’asile. Evidemment, depuis ma sortie de réclusion, je n’ai pas perdu un gramme. La pose de l’anneau gastrique est mon seul espoir. »
Lorsque le récit s’est interrompu, j’avais la bouche sèche. Ovsanna semblait soulagée d’un grand poids, mais qui peut savoir ? La voix de Miléna s’était brisée à plus d’une occasion, mais elle avait tenu. Je l’en remerciais. Elle devait être épuisée. L’entretien avait duré plus de deux heures. J’avais la sensation d’avoir été pilonné, comme si j’avais vécu ces scènes de viol et de torture par procuration. Comment digérer de telles violences ? Nous étions bien au-delà de l’anneau gastrique. Comment accuser réception de ce qui nous avait été transmis ? Je ne pouvais le faire en quelques minutes. Il fallait du temps, un temps suffisant. Miléna, elle-même, qui connaissait le contexte arménien et la guerre du Haut-Karabagh, avait été touchée, par le récit. « Que d’horreurs ont été commises pendant cette guerre, reprit-elle. Nous étions les victimes mais parfois, nous Arméniens, sommes allés trop loin. Il existe des gens méprisables chez nous aussi, comme ce Sauronyan. Je suis vraiment désolée. » J’ai demandé à Miléna si l’on pouvait imaginer une seconde séance de traduction. Elle en accepta le principe. Il ne me restait plus qu’à convaincre France Terre d’Asile de la nécessité d’un autre entretien avec traducteur.
Comment conclure un tel entretien ? On ne peut se contenter du simple récit de l’événement traumatisant, d’autant plus qu’Ovsanna décrit une succession d’événements qui a duré dans le temps. Il faut proposer une ouverture vers une élaboration qui montre à la personne qu’elle a été écoutée et que nous avons pensé avec elle. Il faut, par ailleurs, résister au désir d’apaiser et de rassurer. Ni dédramatiser, ni chercher à déculpabiliser. La parole la plus violente que l’on puisse adresser à un rescapé est justement qu’il est rescapé, qu’il a eu de la chance, que ça c’est positif, etc. Que renvoyer à Ovsanna qui ne contribue pas à la figer dans un statut d’éternelle victime ? J’ai repris quelques éléments de son récit : la guerre du Haut-Karabagh (avec prudence car j’en ignorais le contexte), la mort de son mari azéri, les violences perpétrées par Sauronyan. J’ai insisté sur les ressources qu’elle avait su mobiliser pour survivre. Elle ne s’était jamais vraiment laissé abattre mais avait toujours cherché une porte de secours. Sa prise de poids était une des solutions qu’elle avait trouvées pour survivre. Il faudrait le prendre en compte quand nous aborderions la question de l’anneau gastrique. Je n’ai surtout pas cherché à la consoler. Il s’était passé ce qu’il s’était passé. Il n’est pas possible de l’annuler.
Lorsqu’une personne est confrontée, comme Ovsanna, à un événement traumatique, elle éprouve généralement une peur intense, un sentiment d’horreur qui la paralyse. Par la suite, des symptômes spécifiques peuvent apparaître. La perception de la réalité, des activités de la vie courante est amoindrie. La personne se sent perdue, elle a l’impression de vivre dans un monde irréel. Elle ressent moins les émotions, se détache des autres. C’est ce que décrivit Ovsanna, quand elle évoqua les suites du viol collectif dont elle avait été victime. Elle avait perdu conscience de ce qui se passait autour d’elle. Elle traversa cette période comme elle l’aurait fait d’un rêve. Elle avait perdu ses repères temporels. Elle n’évoqua pas de cauchemars mais dit qu’elle n’arrivait pas à oublier le « pire moment de sa vie ». Elle relia ses troubles du sommeil à son poids mais ils pouvaient tout à fait s’inscrire dans le cadre d’un traumatisme psychique. Des souvenirs soudains de l’évènement qui surviennent sans avertissement sont assez intenses pour entrainer des pleurs ou de fortes émotions. L’exil lui a permis d’éviter d’être confrontée aux objets familiers, aux situations et aux personnes rattachées, de près ou de loin, à l’événement traumatique. Jusqu’à cet entretien, elle faisait des efforts pour éviter les pensées, les sensations, les activités, les situations, les gens ou les conversations liées à l’évènement traumatique. Ce comportement d’évitement incluait même le retrait face à ses enfants et à une partie de sa famille. Elle rapporta, enfin, l’apparition de symptômes anxieux qui se manifestaient par des difficultés de concentration, de l’irritabilité accrue, des réactions de sursaut exagéré, de l’agitation motrice, de l’hypovigilance, une transpiration excessive et des palpitations. Si la prise de poids avait probablement été la solution qu’elle avait trouvée pour faire face à la situation, sa problématique psychique ne s’y résumait pas. Ces différents éléments cliniques en tête, je lui ai proposé un rendez-vous deux semaines plus tard. J’allais avoir des démarches à faire.
La première consistait à rendre compte à mes collègues de cet entretien lors de notre réunion hebdomadaire consacrée aux premières rencontres. Le premier lundi de l’année n’est jamais le bon moment pour évoquer des contenus délicats. Notre psychologue rentre de vacances. Chaque soignant éprouve le besoin de présenter ses prises en charge les plus délicates, celles qui ne sauraient attendre. C’est un peu la foire d’empoigne. On s’écoute peu, contrairement aux autres lundis. C’est de l’abattage. J’ai donc décidé d’attendre mais il me fallait quand même l’avis de Bruno, notre psychanalyste. L’entretien avait été tellement éprouvant psychiquement qu’il me fallait prendre du recul. Il me semblait que toute cette histoire me dépassait, qu’il fallait proposer à Ovsanna un long travail psychothérapique qui l’aiderait à digérer ces agressions répétées. Je cherchais, peut-être aussi, à me défausser de cette prise en en charge, sur des mieux formés, des plus compétents. Que je n’ai plus à entendre ces horreurs. Que je n’ai plus à les porter. Je m’en ouvrais donc à Bruno qui fut un auditeur attentif. J’ai évidemment beaucoup synthétisé. Il me répondit qu’une psychothérapie n’était pas possible. Même avec un traducteur. D’une langue à l’autre les signifiants, outils de la psychothérapie, sont différents. Il n’est pas possible pour le thérapeute de les entendre comme ils devraient pouvoir être entendus. Je fus convaincu par ses arguments et par l’estime que j’avais pour lui. Ce n’est pas quelqu’un qui fuit les complications. Si lui me disait que ce n’était pas possible et bien c’est que ça ne l’était pas. Pas de psychothérapie donc, ni de certificat.
Je suis allé voir un des psychiatres du CMP pour essayer d’obtenir le sésame. J’essuyais encore un refus argumenté : « Tu comprends, si nous cédons une fois, nous cèderons pour toutes. C’est une position de principe. Si les chirurgiens veulent des certificats qu’ils recrutent un psychiatre ou un psychologue. » Bien sûr que je comprenais, mais je trouvais ça un peu raide, comme si à notre façon administrativo-syndicalo-thérapeutique nous rajoutions l’abandon à la torture. Je ne me voyais pas demander à Miléna de traduire que nous ne pouvions rien faire pour Ovsanna. Ce serait comme de la non-assistance à personne en danger.
Puisque l’impossible était par définition … impossible, il me fallait me concentrer sur le possible. Pourrais-je trouver un psychologue privé qui accepterait de remplir le certificat ? Je testais mes collègues, puis les travailleurs sociaux. Une assistante sociale avait entendu parler d’une psychologue qui consentait à rédiger le document salvateur. Je pris contact avec elle et lui expliquais la situation. Elle me dit qu’elle ne faisait pas de certificats de complaisance mais si je lui garantissais que je voyais Ovsanna régulièrement dans un travail d’inspiration psychothérapique, elle le ferait. Yes !
Pouvais-je lui proposer un travail d’inspiration psychothérapique alors que nous ne parlions pas la même langue ? Bien sûr que non. Bruno avait raison. Que pouvais-je faire d’autre alors ?
Je pouvais être disponible. Etre présent et cheminer avec Ovsanna au fur et à mesure du travail psychique qu’elle serait en mesure d’accomplir, en attendant que sa maîtrise du français devienne telle qu’un véritable contenu psychique puisse apparaître. Après tout, elle parlait arménien, russe et géorgien. Pour peu qu’elle soit en situation, elle devrait pouvoir apprendre le français sans difficultés majeures. Il ne me restait plus qu’à l’y encourager.
Bien sûr, mes ambitions soignantes n’étaient pas très élevées mais au moins Ovsanna ne se sentirait pas abandonnée par les soignants de son pays d’exil. Ce dispositif commençait à ressembler à quelque chose d’accueillant.
Ovsanna me semblait avoir été violentée au sein d’un contexte dont j’ignorais tout. Quel était l’impact de la guerre du Haut-Karabagh sur sa vie en Arménie ? Mohamed, son mari, était-il, lui aussi, comme elle le pensait, une victime de Sauronyan ? Azéri dans une Arménie en guerre n’était-il pas, de toute façon, condamné ?
Ma perception de sa situation était entièrement modelée par un récit qui avait suscité en moi colère et tristesse. J’étais incapable d’apprécier ce qu’il y avait de singulier dans son parcours. Il me fallait me désengluer afin de pouvoir penser et surtout me représenter ce qu’elle avait vécu.
J’ai lu et relu mes notes. Je les ai comparées avec le document envoyé à l’OFPRA. Pour m’en détacher.
J’ai étudié ensuite une carte de la région. J’ai repéré la Géorgie, l’Arménie, la Moldavie, l’Azerbaïdjan, le Karabagh. J’ai suivi du doigt le trajet d’Ovsanna. J’ai ensuite cherché les paysages. Le mont Ararat s’est imposé à moi comme il s’impose, je pense, à tout habitant de la région. Visible de toutes parts en Arménie, il appartient à la Turquie depuis 1921. Comme un rappel constant du génocide et de ses conséquences territoriales. Des images de campagne, de villes, des couleurs, des musiques même ont ainsi enrichi un imaginaire un peu trop romantique.
J’ai toujours eu un faible pour les peuples sans état. Arméniens, Palestiniens, Irlandais, Juifs, Tibétains, Tsiganes ; nomades en tous genres qui se rient des frontières et des organisations étatiques, m’ont toujours fasciné. Jusqu’au jour où ils s’installent et érigent, à leur tour, des murs, des frontières, des prisons. L’Arménie pour moi, c’était le génocide perpétré par les Turcs, un peuple évincé de sa terre, dispersé, quelques chansons de Charles Aznavour. Une vision plutôt idéalisée qui me rendait a priori sympathique n’importe quel arménien. Ces rêveries avaient besoin d’être actualisées, d’être confrontées à la réalité.
Il me restait à découvrir cette guerre du Haut-Karabagh dont je ne connaissais ni les tenants, ni les aboutissants. Le nom de cette région évoquait davantage le Chat Botté de Charles Perrault et le fameux Marquis de Carabas, qu’une guerre meurtrière qui ensanglanta le Caucase entre février 1988 et mai 1994.
J’allais donc chercher sur Internet.
J’appris ainsi que l’arménien était une des langues indo-européenne qui avaient le mieux conservé le système de déclinaisons primitif. Il présente des ressemblances avec le grec ancien. Il n’est devenu une langue écrite qu’au début du Vème siècle avec l’invention de l’alphabet arménien qui prit le nom de grabar. L’arménien parlé dans la diaspora est l’héritier direct du grabar et de l’asxarabar (sa forme populaire). L’arménien oriental parlé en Russie s’est éloigné du grabar originel. Ni passé, ni futur antérieur n’existe en arménien. D’une façon générale, l’arménien préfère le participe, l’infinitif aux propositions relatives ou conjonctives. C’est le genre de connaissances qui ne sert directement à rien, sauf à comprendre le style des différentes traductions et les problèmes de concordance des temps, mais qui me met dans l’ambiance. Avant de débarquer dans la vie d’une femme ou d’un homme, il me faut m’imprégner de ce que je nomme le décor. « Respirer les senteurs de la rue, écouter les cris des gosses dans la cour de l’école voisine et percevoir au loin, les consignes gueulées par les ouvriers perchés sur leur grue. »[2] Avant de poser les pieds dans une autre existence, j’ai besoin d’observer les fenêtres et les maisons autour, de me laisser pénétrer par tout ce qui compose l’ordre et le désordre[3]. « Poser son regard sur l’horizon d’un autre avant de sonner à sa porte, à sa vie. »[4] L’arménien, la guerre du Haut-Karabagh font partie du décor d’Ovsanna. Je m’en imprègne. Flâner, par la pensée, place de la République, à Erevan, m’arrêter devant la façade de l’hôtel Arménia, superbe bâtisse en tuf rose, poursuivre ma promenade vers le parc aux 2750 fontaines, m’attabler à la terrasse d’un des nombreux cafés qui fleurissent tout autour des bassins, et, imaginer que je vois passer Ovsanna et Mohamed, au temps où ils étaient heureux. Retrouver cette même place, quelques années plus tard, envahie par les cris et les vociférations. La foule hurlait sa haine des Azéris, elle s’apprêtait à lyncher ceux qui lui tombaient sous la main pendant qu’Ovsanna et Mohamed rentraient du travail en rasant les murs. Est-ce là l’horizon d’Ovsanna ? Le décor de sa tragédie ?
J’ai aussi découvert quelques poètes arméniens qui chantaient, tous la légende arménienne, « dans les miroirs du temps, sur les portes en croix, dans les rires, les pleurs et les livres. »[5] Une légende dont la seule montagne enterre la misère. J’avais ainsi, la sensation d’être plus proche d’Ovsanna, de me rapprocher de son système de référence. Je n’allais certes pas me mettre à apprendre l’arménien.
Je compris ainsi qu’elle pouvait passer d’une frontière à une autre sans grand dommage. Elle était davantage attachée à la langue arménienne, à sa culture qu’au pays lui-même. La Géorgie, même la Russie, c’était pour elle encore l’Arménie, son Arménie. Elle ne pouvait être nationaliste. Mohamed, son mari, n’était pas du tout dans le même registre de pensée. Il n’était arménien que dans les frontières de l’Arménie, il ne pouvait pas quitter la république.
J’approfondis donc l’histoire de l’Arménie, et, notamment celle du génocide perpétré en 1915, par les Turcs. Le conflit du Haut-Karabagh, dans lequel Ovsanna s’était retrouvée prise, malgré elle, a certes ses sources dans la désintégration de l’empire russe en 1917, mais il est impossible de comprendre ses aspects nationalistes, sans penser au génocide qui l’a précédé. Un peuple meurtri, dont le territoire a été annexé par un peuple plus fort, plus puissant, qui a tenté de le rayer du monde des vivants, ne peut qu’être obsédé par l’espace qui lui reste. Le Turc (et l’Azéri qui lui ressemble) est forcément perçu comme un oppresseur. Il n’est, au mieux, que toléré. Avec ou sans guerre, Mohamed ne pouvait être arménien.
J’ignore si Ovsanna était une citoyenne engagée ou simplement une mère de famille qui essayait de vivre dans un monde instable. Ses propos n’en avaient rien laissé paraître. Pour mener à bien ses études, elle pouvait passer de Géorgie en Arménie, sans état d’âme. La politique semblait lui être un mal nécessaire. Si quelqu’un lui avait posé la question, elle aurait répondu qu’elle ne faisait pas de politique, comme nombre d’entre nous. Dans un tel contexte, son mariage avec un Azéri, était une trahison. Amour et politique font rarement bon ménage.
Nous aimerions tant être libres. Nous mettons en avant notre individualité, notre libre-arbitre. Et pourtant. Notre vie est dirigée, fabriquée, tramée par des causes qui remontent parfois à un siècle. Il en va ainsi de l’existence d’Ovsanna.
Que savons-nous de la guerre ? Des images de films. Les actualités télévisées. Quelques lectures. Nous n’en savons rien. Depuis la guerre d’Algérie, ce fléau nous a été épargné. Comment pourrions-nous ressentir ce que vit une personne dans un pays en guerre ? Qu’il soit soldat ou civil. En uniforme ou victime potentielle. Marie, en Palestine, y a été confrontée. Pas besoin de l’expliquer, elle faisait partie de son quotidien. Elle le partageait avec les personnes qu’elle rencontrait même si leurs places ne pouvaient être tout à fait les mêmes. Elle était d’emblée en communication avec elles.
La guerre, pour moi, est une donnée théorique, une pure représentation. C’est pour cette raison que je vais en décrire les contours. Je sais bien que ça freine le texte, que ça ralentit sa progression, que ça implique un effort pour un lecteur qui a déjà beaucoup donné. Je sais bien qu’au fond ça ne sert à rien, que jamais je ne pourrais vraiment ressentir ce que ça fait de vivre dans un pays en guerre. Les histoires de la guerre 39-45 que mon père m’a léguées ne peuvent me tenir lieu de vécu. Et pourtant. S’il n’y avait eu cette guerre, mon père n’aurait jamais connu ma mère. Je ne serais pas né. Ma mère, comme Ovsanna, a dû quitter son pays, l’Allemagne, pour la France. Un voyage plus court certes. Elle n’avait pas, non plus, vécu les mêmes horreurs.
La guerre, pour mon père, n’était pas synonyme de tragédie, au contraire. Petit paysan breton, il s’était engagé en 1945, à 20 ans. Il avait participé à l’occupation de l’Allemagne. Lui qui n’était jamais sorti de son trou avait découvert le monde. Il avait été déniaisé par une plantureuse allemande qui l’hébergeait. Il avait appris sa langue. Il s’était épanoui au point de regretter d’avoir dû renoncer à l’état de soldat à la mort de son père. Il en aurait bien fait sa carrière. La guerre qui évoque la mort au plus grand nombre était, pour mon sous-officier de père, synonyme de vie. Mon père proclamait urbi et orbi qu’il avait été militaire, qu’il avait combattu les allemands. Il en était fier. Ma mère, elle, cachait ses origines. Mon père ne m’a jamais parlé que des à côté de la guerre. Je ne me souviens pas qu’il ait évoqué le moindre combat. Avait-il tué ? Je n’en sais rien. La guerre, dans ma famille, était une réalité contrastée. Fierté pour l’un, honte pour l’autre. Je ne suis pas certain que mon père n’ait pas choisi d’occulter certains faits. J’ai du mal à imaginer que l’occupation française en Allemagne n’ait été qu’harmonie et concorde. Que je le veuille ou non, cette césure entre les vécus maternel et paternel, colore mon écoute des récits de guerre.
Aujourd’hui, nous en savons collectivement un petit peu plus même si les morts de Charlie et ceux du 13 novembre illustrent un autre type de guerre. Il ne s’agit plus de conquérir un territoire mais de combattre une façon de vivre, de penser et de croire. Quoi qu’il en soit la guerre a fini par nous rattraper.
Naître dans le Caucase n’est pas une sinécure. L’histoire des « peuples » qui l’habitent n’est qu’une longue tragédie entrecoupée de rares moments paisibles. Les frontières sont mouvantes. Elles furent à peu près stabilisées par les tsars. La révolution d’octobre entraîna une redistribution des cartes. Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie, les trois « nations » du Caucase déclarèrent leur indépendance en 1917 et fondèrent une république autonome qui ne dura que trois mois. Les antagonismes étaient trop forts. Il s’ensuivit une série de combats entre Azéris et Arméniens. La cause en était déjà le Haut-Karabagh, une enclave arménienne, montagneuse, située en plein territoire azéri. Le Karabagh a la taille d’un département français. Il est habité par 120 000 personnes dont 95 % d’Arméniens.
Les soviétiques, lorsqu’ils prirent le pouvoir, plutôt que d’intégrer le Karabagh dans la République d’Arménie, l’attribuèrent à la République d’Azerbaïdjan. Dans le même temps, ils créèrent l’enclave du Nakhitchevan peuplée d’Azéris mais séparée par l’Arménie du reste de l’Azerbaïdjan. Diviser pour régner. Tout était rassemblé pour que les relations entre les deux peuples soient explosives. Ni Ovsanna, ni Mohamed n’étaient nés, mais leur destin était en train de s’inscrire, comme celui de centaines de milliers de Caucasiens.
L’Arménie est catholique, l’Azerbaïdjan chiite. Le conflit ethnique se doublait donc aussi d’un conflit religieux. Les aspects géopolitiques n’étaient pas absents, le pétrole de Bakou, suscitait bien des convoitises. Les deux petits états sont entourés (cernés ?) de puissants voisins : la Turquie, l’Iran et la Russie ; ils sont l’objet d’enjeux stratégiques qui les dépassent.
La petite république d’Arménie, quoi qu’il en soit, avait toujours refusé de reconnaître le diktat russe et constamment contesté sa légalité. Même sous Staline. Les militants du Parti de l’Unité Nationale avaient été arrêtés, condamnés au goulag où nombre d’entre eux étaient morts, trois d’entre eux furent même fusillés en 1979. Ce sont des héros dont on se raconte les exploits en boucle.
Les autorités azerbaïdjanaises, de leur côté, ont tenté de restreindre les liens entre l’enclave et l’Arménie. Elles ont mené une politique de « désarménisation » active en déplaçant la population indigène et en visant à son assimilation. Ce conflit larvé a couvé tout au long des années soviétiques. L’affaiblissement puis la chute de l’URSS ont soufflé sur les braises déclenchant un gigantesque incendie qui allait embraser la région bien au-delà du Caucase.
En 1988, l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et sa politique de perestroïka et de glasnost constitua une opportunité dont les dirigeants du soviet régional du Karabagh se saisirent. Ils votèrent l’unification de leur région autonome, avec l’Arménie, le 20 février 1988. Gorbatchev s’opposa à cette décision unilatérale. Les Azéris se mobilisèrent sur le champ. Des heurts ethniques se produisirent très vite entre Arméniens et Azéris au Karabagh. Le 22 février 1988, près de la ville d’Askeran, une confrontation directe dégénéra. Une cinquantaine d’Arméniens furent blessés, deux jeunes Azéris furent tués par un policier. Ce « clash d’Askeran » fut le prélude au « pogrom de Soumgaït ». Prenant la parole lors des manifestations consécutives, des réfugiés azéris accusèrent les Arméniens de « meurtres et d’atrocités incluant des viols de femmes ». En réaction, un pogrom fut lancé contre les résidents arméniens de Soumgaït, une petite ville située à 25 kilomètres de Bakou qui compte deux mille résidents azéris d’Arménie. Il en résulta la mort de 32 personnes. Pendant trois jours, les Arméniens furent battus, violés et tués dans les rues de la ville, avant l’arrivée, le 1er mars, des forces soviétiques qui mirent fin aux émeutes. [Peu importe, pour nous le nom des villes, et même qui a tué ou violé, le conflit est inscrit dans l’histoire et la géographie de cette région. Il suffisait d’un prétexte, d’une simple étincelle pour que la région s’embrase.
Le conflit interethnique força la majorité des Arméniens d’Azerbaïdjan à se réfugier en Arménie et la majorité des Azéris d’Arménie à en faire de même en Azerbaïdjan. C’est le moment où les parents de Mohamed, et Ovsanna, tentent de le convaincre de quitter l’Arménie. Courage ou inconscience, il reste. Ils vont tenir, l’un et l’autre, quatre ans dans un environnement particulièrement hostile. Une forme d’aveuglement ? Déni de la réalité nationaliste de l’Arménie ? Travail souterrain de la pulsion de mort ? Déni de sa propre mort ou, au contraire, désir de risquer sa vie pour se sentir exister ?
Lorsque j’ai entendu Ovsanna évoquer les amis qui ne venaient plus chez elle, qui ne lui parlaient plus, je me suis dit qu’elle exagérait. Leur situation devait être pire que ça encore. Les manifestations anti azéries étaient quasiment quotidiennes. Leurs collègues faisaient figure d’heureuses exceptions, ils firent preuve, eux aussi, d’un grand courage en les protégeant. Le quotidien du couple et des enfants devait être entièrement voué à la survie dans un milieu hostile.
Alors qu’Arméniens et Azéris du Karabagh se lançaient dans une course à l’armement afin de se défendre, le pouvoir Azéri et Gorbatchev s’entendirent pour mener « l’Opération Anneau » destinée à désarmer les militants arméniens de la région. Elle fut perçue à la fois par les officiels du Kremlin et par le gouvernement azerbaïdjanais comme un moyen pour intimider les populations arméniennes et leur faire abandonner leur désir d’unification[]. L’opération se révéla contre-productive par rapport à son but originel. La résistance arménienne initiale inspira des volontaires qui arrivèrent en masse d’Arménie, et l’opération ne fit que renforcer l’idée que la seule solution au conflit du Karabagh passait par un conflit armé ouvert. Le nom de cette opération m’interrogea. Ovsanna en avait-elle entendu parler ? Se pouvait-il qu’il fonctionne comme un signifiant ? Comme une métaphore de l’anneau gastrique ? L’opération chirurgicale mobiliserait-elle, elle aussi, les résistances d’Ovsanna ? Je gardais mes questions pour moi, n’ayant aucun moyen de les vérifier.
A l’automne 1991, la désintégration de l’U.R.S.S encouragea les belligérants. Cette dissolution fit disparaître tous les obstacles qui empêchaient l’Arménie et l’Azerbaïdjan de se lancer dans une guerre à grande échelle. En partant, les Russes avaient laissé suffisamment d’armes sophistiquées pour qu’il soit loisible de se massacrer allègrement. Cette guerre n’opposa pas seulement deux armées de métier mais des mercenaires venus d’un peu partout. En plus de la mobilisation par le gouvernement des hommes de 18 à 45 ans, de nombreux Arméniens se portèrent volontaires et formèrent des « tchokats », ou détachements, d’environ quarante hommes, qui, combinés à d’autres, étaient sous le commandement d’un lieutenant-colonel. Mordor Sauronyan servit, probablement, dans un de ces détachements. Etait-il déjà « endurci » ? La guerre lui servit-elle de détonateur ? Découvrit-il à cette occasion une vie plus riche que celle qu’il menait jusque-là ? Fit-il le même type d’expérience que mon père ? Parmi les nombreux motifs qui poussent l’homme à la guerre, le plaisir pris à l’agression et à la destruction n’est pas négligeable. La pulsion de mort est à l’œuvre en chacun de nous. Elle se met à détruire en se tournant vers l’extérieur, contre autrui, pour préserver sa propre vie. Le retournement de « ces forces pulsionnelles vers la destruction du monde extérieur soulage l’être vivant et a nécessairement un effet bénéfique ». [6] La guerre soulage le sujet de ses symptômes par le déchaînement de la violence pulsionnelle. Le sujet ne se sent pas responsable de ce qu’il fait. Sa conscience morale se dissout dans la foule et dans l’identification au leader. Il peut de cette façon, à moindres frais, satisfaire une jouissance sans limite. C’est ainsi qu’il dût s’endurcir et grimper dans la hiérarchie paramilitaire. Il est même possible que les Moudjahidines qui vinrent persécuter Mohamed à son travail aient été les camarades de guerre de Sauronyan. Au début, beaucoup de ces hommes choisirent quand et où servir, et agirent de leur propre initiative, rarement sans défection, lors d’attaque ou de défense de lieux plus ou moins stratégiques. L’insubordination directe était fréquente, beaucoup d’hommes ne se présentaient pas et dépouillaient les corps des soldats morts.
La convention de Genève qu’aucun des deux pays n’avait signé n’était pas respectée. Les civils ne furent donc pas épargnés. Les belligérants s’accusèrent d’ailleurs mutuellement de crimes de guerre. Un homme fragile, acteur plus ou moins consentant de ces horreurs, pouvait facilement basculer et vouloir se venger, par les moyens que lui donnait le pouvoir, de ceux qui l’avaient humilié.
Je ne ferai pas l’historique de cette guerre qui se poursuit encore d’une manière larvée. Elle dura officiellement jusqu’à l’obtention d’un cessez-le-feu en 1994. Elle fit 30.000 morts, engendra des massacres, et créa des centaines de milliers de déplacés. Vingt-deux ans après le cessez-le-feu, ce conflit demeure l’un des multiples conflits gelés de l’ex-URSS. [Le Karabagh reste sous le contrôle du gouvernement de la République du Haut-Karabagh qui s’est proclamée indépendante aux cours des années 90. Ni la communauté internationale, ni l’Azerbaïdjan ne lui reconnaissent son statut, si bien qu’elle reste de fait une région de l’Azerbaïdjan. Les désaccords s’en trouvent multi-polarisés et aucun effort de médiation n’a pu aboutir à un désamorçage du conflit. De part et d’autre, les menaces fusent à propos d’une éventuelle nouvelle guerre, des tirs sont échangés et engendrent des pertes humaines des deux côtés. La reprise des combats entre les forces arméniennes et les troupes azerbaïdjanaises, le vendredi 1er avril 2016, a fait quelque 60 morts, majoritairement azerbaïdjanais. Le 5 avril, un cessez-le-feu bilatéral est entré en vigueur le long de la ligne de contact, mettant fin aux hostilités les plus meurtrières depuis la trêve instaurée entre Erevan et Bakou en 1994.
Cet équilibre est fragile et peut être remis en cause à tout instant.
Ce passage par l’histoire et la géopolitique ne me fut pas inutile. Il me permit de mieux connaître le contexte dans lequel Ovsanna était prise. J’ai réalisé qu’il n’y avait pas d’un côté les bons Arméniens et de l’autre les méchants Azéris. Les Caucasiens sont pris dans des enjeux qui les dépassent. Leur situation géopolitique les contraint à s’affronter. La paix ne peut être que provisoire. Certains des traumatismes subis par Ovsanna sont directement liés à ce conflit, d’autres à la personnalité « perverse » de Sauronyan qui n’aurait été, sans cette guerre, qu’un petit fonctionnaire minable sans réel pouvoir de nuisance. Je compris également que l’histoire d’Ovsanna me touchait plus profondément que je ne le pensais. Son vécu et celui de son mari faisait écho, d’une façon souterraine à celui de mes parents. Je ne connais de leur parcours que quelques bribes qui ne tiennent pas vraiment debout. Entre ma mère, allemande, protestante qui parlait peu de son passé et mon père, soldat prolixe qui contait son existence autant qu’il la vivait, il était difficile de démêler le vrai du faux. Morts tous deux alors que j’étais très jeune, ils m’ont transmis un trou noir de treize ans. Qu’a fait mon père pendant l’occupation allemande ? Quand et comment se sont-ils vraiment rencontrés ? Qu’ont-ils fait pendant les treize années qui ont précédé ma naissance ? Je ne sais et le saurais-je qu’il y aurait de toute façon un inconnu fondamental. Ma difficulté à aller au bout de ce texte s’origine dans cette série de questions dont je ne sais que faire.
Les médias ont très peu parlé de ce conflit, c’est aussi, malgré tout, pour cette raison que je me suis décidé à en écrire quelques étapes. Il est des guerres dont personne ne parle. Elles n’existent pas. Les candidats au droit d’asile ont plutôt intérêt à venir d’un pays ou d’une guerre suffisamment médiatisés.
France Terre d’Asile ayant donné son accord, vu le contexte, pour un second entretien, nous passâmes une dernière fois par le truchement de Miléna. L’entretien fut plus bref. Je demandais à Ovsanna si elle souhaitait rajouter quelque chose à son récit. Elle ne le souhaitait pas. Elle avait dormi vingt-quatre heures d’affilée, après le premier entretien. Sans se réveiller. Elle s’était sentie, enfin, soulagée d’un grand poids. Elle avait eu, à un moment, la sensation que le fait de parler, risquait d’ouvrir des vannes qu’elle ne saurait comment refermer. Elle craignait de perdre le contrôle et de sombrer dans la folie. Les mots que j’avais prononcés l’avaient rassurée. Savoir que je m’occupais du certificat, que cet aspect de sa demande était pris en compte, même si elle se rendait bien compte, qu’il y avait autre chose, lui avait permis de se rassembler.
Je lui donnais l’adresse de la psychologue et lui expliquais ses exigences. Nous trouvâmes facilement un accord. Restait à déterminer la langue des entretiens. Ovsanna y avait réfléchi de son côté. La fille de sa tante pourrait faire office de traductrice pour tout ce qui concernait les affaires courantes, le quotidien, le suivi gastrique et les histoires d’anneau. Pour les contenus plus intimes, elle trouverait une solution.
Ainsi commença un suivi qui dura un peu plus d’un an. Je lui donnais un rendez-vous par semaine, qu’elle ratait régulièrement. J’avais décidé d’être « coulant ». Ovsanna devait prendre en compte les disponibilités de sa nièce. J’avais une autre raison d’être « laxiste ». Ovsanna avait dû souffrir le rythme des présences de son agresseur. Elle ne savait jamais quel soir il ferait irruption dans son intimité. Il me semblait qu’en décidant quand elle viendrait ou pas, elle retrouverait un peu de liberté, un espace qui lui appartiendrait à elle. A moi de me débrouiller pour être disponible. Nos entretiens étaient brefs. L’effort demandé n’était pas si grand.
Il fallait prendre en compte le fait que j’étais un homme et que pour une femme abusée comme l’avait été Ovsanna, il est risqué de faire à nouveau confiance. N’étais-je pas un « abuseur » potentiel ?
Le quotidien occupait une grande place dans nos rencontres. Comment vivre ici et maintenant, avec peu de ressources ? Les cours d’informatique qu’elle donnait aux autres réfugiés. Les souvenirs traumatiques n’étaient plus parlés que d’une façon très épisodique « pour ne pas épouvanter [sa] nièce ». Ovsanna ayant refusé d’épouser Sauronyan, malgré leurs recommandations, une partie de sa famille la rendait responsable de ce qui lui était arrivé. Elle ne voulait pas mêler sa nièce à ça. Les plaintes somatiques occupaient beaucoup de place. Elles étaient en général reliées à l’obésité mais je pense qu’Ovsanna n’était pas totalement dupe. Elle avait assez vite convenu que sa prise de poids était une sorte d’enveloppe physique de protection, qui palliait l’enveloppe psychique, qui n’avait pu la protéger des agressions. Son corps parlait parfois pour elle.
Un matin, je l’ai vue arriver triomphante. Elle avait trouvé un ordinateur doté d’un programme de traduction suffisamment fiable, pour traduire mes propos en arménien et les siens en français. Nous pûmes ainsi avancer, par écrit. Je tapais mes questions, mes remarques en français, le logiciel les traduisait, en passant par les caractères arméniens. Ovsanna me répondait de l’arménien vers le français. Ce fut une expérience assez étonnante, dans le sens où, le logiciel travaillait constamment. La traduction se faisait petit à petit, au fil des mots. Les phrases de l’un et de l’autre se transformaient au fur et à mesure, jusqu’au moment où, nous nous arrêtions. Nous avions l’impression de voir la pensée de l’autre à l’œuvre. Nous pûmes ainsi revenir sur ses traumatismes et sur les émotions qu’ils avaient suscitées : la culpabilité de n’avoir pu protéger Mohamed, la honte d’avoir couché avec son bourreau, de l’avoir séduit malgré elle, d’être responsable de ce qui était arrivée à elle et à sa famille, d’avoir abandonné ses enfants. A chaque fois, je lui ai signifié que, c’était elle la victime, que tout héros arménien qu’il fut, Mordor Sauronyan méritait d’être jugé pour ses crimes. Elle se rendit compte également que la nuit précédant le viol collectif, elle avait su secouer ses chaînes. Sauronyan n’était plus alors que l’étudiant misérable qui ne savait pas y faire avec les femmes. Il s’était vengé, certes, et comment, mais ne l’avait plus jamais touché depuis. Cette nuit-là, elle avait pris sur lui un tel ascendant qu’il avait dû faire appel à des nervis pour tenter de venir à bout de sa résistance. Il avait eu une réaction d’impuissant. Elle put ainsi, revisiter d’une autre manière, cette séquence. Ça n’annulait pas le viol collectif, ça en modifiait simplement le sens.
Ma connaissance toute neuve de la guerre du Karabagh lui permit de s’interroger sur ce que le destin de Mohamed avait de commun avec celui de nombreux autres Azéris pris dans la même tourmente. Elle put ainsi rattacher son vécu à quelque chose qui le dépassait : l’Histoire.
Il y eut à partir de ce moment-là, une alternance entre les moments où elle parlait de son intimité, des épreuves qu’elle avait subies dans sa chair, où elle prononçait des mots qu’elle n’avait pu dire lors de notre premier entretien et la gestion courante du poids et de la préparation à l’opération.
Lors de notre avant-dernière rencontre, celle qui précédait l’opération, afin de symboliser le travail que nous avions accompli ensemble et celui qui restait à faire, je lui offris une matriochka[7]. Il m’est rarement arrivé d’offrir un objet à un patient. A chaque fois, il s’agissait d’un objet chargé d’un sens qui avait été travaillé au cours des soins. Le cadeau était évidemment le produit du contre-transfert. Le but était soit de dynamiser le travail en cours, soit de préparer sa terminaison. La matriochka visait à lui adresser un message dans une langue qu’Ovsanna pouvait comprendre. Ovsanna avait aussi un cadeau pour moi. Il est plus fréquent que les patients offrent des cadeaux aux soignants qui les refusent souvent. Que l’avant-dernière séance, celle qui précédait l’opération de l’anneau, soit l’occasion d’un échange de cadeaux avait une véritable valeur transférentielle. Elle témoigne du chemin parcouru. Je n’aurais pu souhaiter plus beau cadeau que ce poème écrit en arménien et sa traduction. Ces huit quatrains (dans la version arménienne) mirent fin, en beauté à notre travail.
« Je vole au-dessus des marais sombres, au-dessus et dans la brume, je regarde, je ne marche pas, je vole.
Il n’y a rien dont je ne me souvienne pas. Je vole au-dessus des hautes herbes mais pas très haut.
Tout à coup, un chasseur jaloux m’a tiré dessus, mes ailes sont collées au sang. Je n’aime pas me souvenir de ce moment, je le déteste car j’ai perdu l’amour.
J’ai perdu la force de voler avec les autres oiseaux dont je faisais partie. Je suis tombée à terre, j’ai oublié le ciel.
J’ai vu le chasseur jaloux tirer, j’ai vu l’oiseau tomber dans les marais, il a failli se noyer dans la tourbière.
C’est un rêve, je vis, je ne suis pas abandonnée, je suis cet oiseau blessé, je veux à nouveau apprendre à voler.
Peut-être au-dessus du marais, aller à la rencontre d’un rayon de lumière, non très haut, mais pouvoir voler pour survivre dans cette vie, avec ces problèmes quotidiens, avec ses joies et ses peines.
Laisser la place au bonheur et à la bonne volonté et chasser le mal, loin de moi. »
Nous nous revîmes encore une fois. Quelques mois après la pose de l’anneau. Elle revenait de la maison de repos où elle avait consolidé l’opération par une cure diététique. « J’ai perdu quinze kilos ». Ce furent les premiers mots qu’elle m’adressa en français.
Que cette femme de 190 kilos puisse s’identifier à un oiseau qui vole libre, non pas dans le ciel, mais au-dessus des marais que je devine être une métaphore de la guerre du Haut-Karabagh, qu’elle transforme ce vécu d’horreur en un récit poétique, qu’elle se souvienne de tout, que Sauronyan devienne un simple chasseur jaloux montre l’importance du travail psychique accompli.
J’ai mis tant de temps à écrire ce texte. Il m’a tellement coûté qu’il pourrait constituer une sorte d’art de soigner. L’équivalent d’un art poétique. Un texte long pour des soins relativement brefs. Peu importent les actes, ce n’est pas ce qui compte dans cette histoire. J’aurais pu les multiplier sans apporter quoi que ce soit à Ovsanna. Le gestionnaire aurait, certes, été content mais le soignant serait passé à côté. Il aurait raté Ovsanna. L’essentiel du soin a été effectué hors sa présence physique. Je me suis psychiquement mis au travail. J’ai vécu diverses émotions, de la colère à la révolte, de la tristesse au chagrin. Je me suis laissé modeler. Pas passif, non, malléable. J’ai été Ovsanna et Mohamed. J’ai été, aussi, Mordor Sauronyan. Je n’ai pas aimé cette expérience mais il me fallait éprouver sa cruauté pour m’en défaire et permettre à Ovsanna de la dépasser. J’ai rencontré, en cours de route, mes propres impasses, celles liées au passé, pour moi, inconnu de mes parents. Il y était question de guerre, d’exil, de langue étrangère que l’on ne parle pas ou que l’on parle trop.
Je les ai réservées comme on dit en cuisine. Mises de côté, en attente. Je me suis souvenu des dix jours que j’avais passés en Allemagne chez ma grand-tante. Elle avait décidé de me faire rencontrer tous les membres vivants de la famille élargie de me mère. Chacun m’avait raconté son histoire. Avec mon allemand d’école, je ne pouvais ni la comprendre ni être sûr de ce que j’avais compris. Nul ne parlait français. Je suis reparti avec plus de questions que de réponse. Ma grand-tante, ne sachant pas ce que je mangeais, avait opté pour le menu complet. J’avais le petit-déjeuner et le goûter allemand et le déjeuner et le dîner français. J’ai pris quatre kilos en dix jours.
Je n’ai jamais revu Ovsanna. J’eus régulièrement de ses nouvelles par les Arméniens qu’elle m’adressa. Ils étaient tout surpris que je ne parle pas leur langue mais savaient que de toute façon nous trouverions un moyen, de nous comprendre. Je dois dire que des différents récits que j’eus à entendre, le sien ne fut pas le pire. Majors arméniens, colonels russes, capitaines azéris ont su faire preuve d’une très riche imagination pour malmener, torturer, violer, ravaler au rang d’objets ceux qui eurent la malchance de tomber entre leurs mains. J’ai depuis cessé de travailler au CMP et quitté la région.
Le soin n’est pas qu’une affaire d’oreille. Il ne suffit pas d’écouter. Surtout quand les partenaires du soin ne parlent pas la même langue. Il faut laisser cheminer en soi, accepter d’être transformé par l’expérience, courir le risque de se perdre pour que l’autre puisse s’y retrouver. On soigne avec ces petits cailloux psychiques là. Les bottes de sept lieues ne servent qu’à fuir l’ogre (le Sauronyan parfois) qui dort en nous. Il faut se retrousser les manches et aller à la rencontre de ce qui vient, sans hâte et sans trop de peur. Bien sûr, je n’étais pas seul. Ovsanna était là aussi. C’est elle qui impulsait le mouvement. Je n’avais qu’à marcher à son rythme pour la suivre. Son poème limpide. Elle n’était pas abandonnée. Elle a pu apprendre à voler, à nouveau. Survivre aux problèmes quotidiens, avec ses joies et ses peines. Laisser la place au bonheur et à la bonne volonté, chasser le mal au loin. Ce ne fut pas une psychothérapie, au sens classique du terme, mais « laisser la place au bonheur », n’est-ce pas le but des soins que nous proposons ?
[1] Un seuil se franchit tout autant pour entrer que pour sortir. Au moment où j’écris ces mots, je suis sur le départ. C’est un passage que ces textes m’aident à franchir.
[2] VINCENT (G), Djebel, Jigal Polar, Marseille, 2016, p.45.
[3] Sébastien Touraine, le détective privé, ex-flic, créé par Gilles Vincent décrit ainsi son approche de ses clients. J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de liens avec ma pratique professionnelle.
[4] Ibid., p. 45
[5] Rouben MELIK (1921-2007), Poète arménien francophone
[6] FREUD (S), « Pourquoi la guerre ? », in Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 211.
[7] Les poupées russes ou matriochkas sont des séries de poupées de tailles décroissantes placées les unes à l’intérieur des autres. Le mot matriochka est dérivé du prénom féminin Matriona, traditionnellement associé à une femme russe de la campagne, corpulente et robuste. On parle aussi parfois de poupée gigogne, en référence à la marionnette de la Mère Gigogne, qui représente une grande et forte femme entourée d’enfants.
Texte de Dominique Friard – 2018
Colloque : 24 et 25 mai 2018
Ce colloque vise à donner la parole à ceux qui, dans les institutions de soin, s’efforcent de travailler avec ces enjeux parfois divergents. Qu’ils soient cliniciens ou gestionnaires, en charge d’un dispositif thérapeutique, d’un service, d’une institution, responsables de l’organisation des soins, ils travaillent à soutenir une posture clinique chez les professionnels du soin, à inventer des cadres où l’accueil de la subjectivité demeure au cœur des préoccupations des politiques institutionnelles. Un demi-siècle après « Le psychanalyste sans divan », où Paul-Claude Racamier, René Diatkine, Serge Lebovici, s’interrogeaient sur la place des savoirs et des pratiques psychanalytiques dans les institutions de soin psychiatrique, où en est-on aujourd’hui ? Quelle est encore la place de la psychanalyse dans la santé mentale contemporaine ?
L’homme qui voulait de l’humeur vitrée dans les yeux
Fernand est né à Sorgues dans les années trente. Il entre dans notre unité de gérontopsychiatrie en août 2007. Dès le premier soir où je le rencontre, à ma prise de poste d’infirmière de nuit, il m’étonne. Il sourit très calmement, me souhaite le bonsoir, s’efface pour laisser passer une dame qui sort de la salle commune et me demande très aimablement de lui ouvrir la porte de sa chambre. Il me parle du temps, de l’époque où il jouait du piano. Je ne sais pourquoi mais lors de ce premier entretien me viennent à l’esprit, en voyant Fernand, les cheveux blancs sur les épaules de Ludwig von Beethoven.
« Nous n’avons plus rien à nous dire ! »
Je lis les éléments fournis par le dossier. Fin juillet, Fernand est amené par les pompiers à l’hôpital général d’Avignon. Il y est admis pour troubles du comportement et syndrome délirant. Aucun autre détail n’est noté ! Lorsqu’il me relate son histoire, il parle de piqûres, de produits occultants qu’on lui aurait injectés depuis dix ans qui ont entraîné une baisse de vision. Il se fait régulièrement agresser par des bactéries. La musique qu’il écrit lui a été volée par une société, il n’a donc plus de revenus. Le fait qu’il ait été pianiste lors de manifestations et de bals revient dans son histoire comme un leitmotiv.
Lorsque l’infirmière de l’unité d’accueil des urgences psychiatriques lui propose de rencontrer un psychiatre pour une consultation, il se lève, la salue et part en lui disant :
« Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. »
Il arrive sédaté à Montfavet. Il est installé dans deux services différents avant qu’une place se libère dans notre unité. Je relis les transmissions relatives à ses passages dans ces unités : « Patient délirant (un délire que l’on retrouve dans ses propos tels « la nourriture est empoisonnée et cela va me rendre aveugle »). Il refuse tout traitement par peur de perdre la vue et d’être empoisonné. S’agitant très vite, il a son traitement en injectable sur prescription médicale. Il devient plus coopérant par périodes mais reste toujours délirant. »
Il arrive donc dans l’unité trois semaines après son entrée. Il est calme et accepte son traitement sans faire la moindre difficulté. Il me parle de sa mauvaise vue. Lorsque je ferme ses volets, il s’extasie devant la beauté de la nuit d’une manière plutôt poétique mais refuse la veste de pyjama car la lessive risque de lui causer une allergie ! Il dort bien, se lève plusieurs fois pour aller aux toilettes et se recouche sans encombres. Etonnée voire séduite par sa courtoisie et son aisance, ce soir-là, je découvre dans son dossier un parcours peu habituel.
Une vie « normale »
C’est par le compte-rendu des entretiens médicaux que je vais en apprendre plus sur la vie de Fernand. Lorsque je lui propose de me parler de son enfance et de sa vie à Paris, Fernand me répond invariablement : « C’est trop loin, je ne me rappelle plus ! »
Il est hospitalisé pour la première fois au CHS Esquirol à 50 ans. Il y reste un an et demi. Il vit un temps à l’hôtel puis dans la rue.
Fernand raconte qu’il est né à Sorgues dans le Vaucluse à la fin des années trente. Il y a vécu jusqu’à son service militaire qu’il effectue en Algérie. Il est fils unique. Son père est artisan menuisier. Les rapports familiaux sont décrits comme cordiaux. Il y a des mélomanes dans sa famille. Fernand débute donc la musique en Avignon dès l’âge de neuf ans dans un cours privé. Il commence le piano.
Il passe un C.A.P. de menuisier en bâtiment au collège technique. Il obtient, en parallèle, des diplômes de musique au conservatoire et passe des examens en vue du concours de la Coupe du Monde de l’accordéon. Après son C.A.P., il travaille chez un fabricant de ruches pendant deux ans. Il est victime d’un accident du travail qui entraîne l’amputation du petit orteil gauche.
Fernand fait son service militaire en Algérie, de 1958 à 1961, 28 mois. Il travaille dans les chemins de fer, « relativement à l’abri » dit-il.
Il se marie en 1963 mais parle plutôt de fiançailles comme pour marquer de la distance avec l’événement. Sa femme est secrétaire. Le couple habite un pavillon dont l’épouse est propriétaire. Ils divorcent après 18 ans de mariage. Fernand explique que sa femme et sa belle-mère faisaient la cuisine et qu’elles ont tenté de l’empoisonner. Il évoque de la colle à bois, de l’acide, des produits mortuaires. Ses propos sont confus quand il évoque cette période. « 1981, C’est la date des événements terroristes » dit-il. Il n’en dit pas plus. On aurait tenté de l’assassiner cette année-là dans le pavillon de sa femme.
Il perd en deux ans sa mère et son père. Il est désormais seul même s’il n’avait que des rapports épistolaires avec ses parents.
« Des curieux venaient me voir »
Pendant 40 ans (de 1940 à 1980 ?), à Paris, il dit avoir travaillé comme pianiste dans des salles de spectacles, dans des restaurants et dans une brasserie munichoise, rue de Rivoli. Il jouait aussi de l’accordéon et du bandonéon. Il jouait de la variété sous son nom. Il avait un trio (batterie, accordéon et orgue). Il ne se souvient plus des noms des compositeurs qu’il jouait : « Je ne m’attarde pas aux noms, ce qui m’intéresse c’est ce qu’ils écrivent ». Il a arrêté de jouer en 1980 après la disparition de son matériel (sono-instruments) : « Ce sont des terroristes sûrement. »
Toujours dans son dossier, il est noté qu’il a vécu pendant environ 20 ans d’abord dans un hôtel puis dans « sa voiture » dans le XVIIIème puis dans le XIIème arrondissement en attente d’un logement H.L.M. Il semble qu’en fait, il ait vécu dans plusieurs voitures où les passants le regardaient : « Des curieux venaient me voir ». Les policiers le tolèrent : «Ils ne disaient rien lors des contrôles. » La voiture n’en a pas moins été enlevée quatre ou cinq fois par la police. Fernand rajoute : « Ils me l’ont sabotée ». Il garde la nostalgie de sa voiture qui réalise une sorte d’idéal d’habitat coupé du monde et de ses obligations. Par temps froid, il se réfugie dans le métro, y passe quelquefois la nuit. « Les employés du métro était très agréables ». Il se réveille un matin et se rend compte qu’on lui a volé son cartable avec les partitions et les musiques qu’il écrivait. Toujours persécuté, il dénonce les machinations des sociétés musicales qui l’ont dépossédé. Lors de son hospitalisation, on met un piano à sa disposition mais il s’en désintéresse très vite. Il passe beaucoup de temps dans les transports en commun, près de cinq heures par jour car il ne peut acheter ses provisions là où est garée sa voiture « il y a un risque d’empoisonnement ».
Il fait sa toilette dans une piscine.
Dans sa voiture, il écrit, fait des courriers, des demandes d’H.L.M., des demandes d’emploi par « valise de 1000 lettres ». Il écoute de la musique, écrit des partitions. Il va à la poste retirer de l’argent (peu) que son tuteur met à sa disposition.
Fernand mentionne quelques galas réalisés à Paris, mais sans préciser de lieux. Il n’évoque pas davantage une activité salariée suivie.
Le Samu social l’amène un jour à l’hôpital en raison de son incurie corpo-vestimentaire, il y reste car il n’a pas le choix mais il est surpris de ses conditions d’hospitalisation non conformes à ce qui avait été annoncé par le Samu social qui avait promis de le reconduire à sa voiture après la visite médicale.
Fernand renonce à tout projet professionnel à 60 ans. Il rencontre de temps en temps son tuteur et l’assistante sociale mais ignore où en sont ses finances. Il se contente de passer à la poste ou au trésor public pour retirer l’argent qui lui est nécessaire.
La vie dans sa voiture reste un idéal qui lui permet de vivre coupé du monde mais sans s’en détacher totalement ; à travers les vitres, il voit tout. Comme si le monde n’était vivable que vu à travers une vitre.
S’il paraît bien difficile de dater le début de troubles qui ne coïncident pas avec sa première hospitalisation, il est plus que certain que Fernand a trouvé une façon de vivre dans les anfractuosités de la vie sociale. Une vie précaire, avec un délire très prégnant qui envahit de nombreuses strates de son existence mais n’implique pas des troubles du comportement tels qu’une hospitalisation ait été nécessaire. Avant l’intervention du Samu social à Paris et celle des pompiers en Avignon.
Des poignées de main « contagieuses »
Chaque soir je rencontre Fernand. Je lui donne son traitement qu’il accepte maintenant sans difficulté. Je lui fais mettre une veste de pyjama ou une chemise. Ce n’est pas facile, il prétend toujours que la lessive de l’hôpital lui irrite la peau. Il ne supporte que Palmolive®. J’essaie toujours d’établir un contact avec cet homme de 70 ans qui ouvre de grands yeux, attentifs à ce qui l’entoure. Toujours aimable et poli, il arrive à se glisser entre les autres patients et se déshabille, se couche, ferme rapidement les yeux et s’endort, ce qui fait que bien souvent il répond à mon bonsoir sur un ton endormi qui ne permet pas la moindre discussion. Je profite donc des rares moments où il me demande quelque chose pour m’entretenir avec lui. J’ai observé que Fernand me tend la main avant de me parler. Je la lui serre doucement et la maintient tout en parlant. Un léger sourire apparaît alors sur son visage. J’ai pu ainsi lui serrer la main chaque soir, créant une petite habitude qui m’a permis de recueillir quelques confidences.
Les autres patients ont remarqué « notre manège » et viennent à leur tour me serrer la main, ce qui fait que maintenant, chaque soir, je serre la main de chaque patient, ce que je ne faisais jamais auparavant. Je me rends compte que cette simple poignée de main me permet de saisir un tremblement, une inquiétude, la confiance, la fièvre, la peur ce qui m’aide beaucoup pour la relation et le soin que j’apporte à chacun.
« Le liquide dans mes yeux »
Lors de ces petits entretiens Fernand me tient toujours le même discours :
« Il me faut de l’humeur vitrée dans les yeux
– Qu’est-ce que c’est l’humeur vitrée pour vous Fernand ?
– C’est le liquide qui est dans mes yeux. Il est devenu opaque à cause des traitements et des empoisonnements que j’ai eus. »
Il me répond parfois d’une façon assez vive :
« Vous savez bien »
Il s’en va alors.
Je peux parfois lui demander de me décrire ce qu’il ressent :
« Ma vue baisse. »
Je le vois, en effet, chercher une poignée de porte ou un verre avec hésitation. Le nez sous l’horloge, il se déplace, trouve un angle de vue et arrive à lire l’heure.
Je lui rappelle qu’il a eu une consultation chez un ophtalmologue le 11 septembre, ici à Montfavet, je lui demande de me raconter ce qui s’y est passé :
« Ce n’est pas un bon docteur, il n’a pas compris mon problème ! »
Un soir, je lui rappelle qu’avant de revenir dans la région, il avait été opéré d’un « kyste à l’œil ».
Il me répond sèchement en s’en allant :
« Je ne m’en rappelle pas ».
Il avait été admis à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, suite à une chute avec traumatisme crânien sans perte de connaissance. Des examens avaient été pratiqués aux Urgences dans un premier temps, il avait été ensuite été admis au service de neurochirurgie de la Pitié Salpêtrière où il avait été opéré d’un macro-adénome hypophysaire avec résection partielle. L’adénome peut effectivement entraîner des troubles de la vision qui peut être dédoublée comme lorsque l’on appuie légèrement sur le côté d’un seul œil, floue ; une partie du champ visuel peut même disparaître (vers le nez ou les tempes) mais Fernand n’a jamais rapporter de tels troubles.
Quand je lui parle de l’opération de ce « kyste » (pour simplifier), il me regarde puis vague, secoue la tête et part se coucher. Jamais il ne me parle de ce moment-là !
Un soir où je lui demande comment il va, Fernand me répond :
« Ça ira mieux quand ils m’auront changé mon humeur vitrée mais je n’ai pas confiance dans les médecins d’ici. Il faudrait que je prenne un rendez-vous aux Quinze-Vingt !
-C’est quoi les 15-20 ?
– C’est un complexe hospitalier à Paris. Ils sont spécialisés en ophtalmo. Il n’y a que là-bas que l’on pourra me faire retrouver une bonne vue. »
Je lui reparle de son opération, des entretiens qu’il a régulièrement avec son psychiatre. Je relate les faits, explique pourquoi sa vue baisse.
« Je ne vous écoute pas. »
Il en parle aux infirmiers de jour mais le soir :
« Personne ne me prend au sérieux »
Il se réfugie alors dans la somnolence et le silence.
Le lendemain, il fait un malaise, passe un électrocardiogramme et subit différentes explorations qui ne montreront rien. Le traitement reste inchangé. Fernand ne revendique rien. Il traverse ses transports et examens sans revendiquer quoi que ce soit.
Mais le lendemain soir :
« Vous connaissez le boulevard Raspail à Avignon ?
-Oui, réponds-je.
– Il y a, paraît-il un très bon ophtalmo à cette adresse. Comment faire pour y aller ? »
Un cabinet regroupe effectivement plusieurs ophtalmologues réputés.
Je me garde cependant bien de répondre à sa question. Je lui rappelle juste qu’il ne peut consulter qu’avec l’accord du médecin du service.
Il sourit et s’en va se coucher.
Je ne l’ai pas convaincu mais le lendemain soir, il me dit :
« Je vais me faire soigner, j’ai bon espoir. »
Vers la maison de retraite
Pendant ce temps-là l’assistante sociale du pôle s’occupe de faire des courriers à toutes les maisons de retraite du Vaucluse. Elle espère lui trouver une place dans un milieu de vie plus agréable et surtout assurer à Fernand un avenir autre que le retour à la rue. Une dizaine de courriers part ainsi à l’automne. Au printemps arrive enfin une réponse positive. Fin mars, il est accompagné pour une visite de la maison de retraite La vie radieuse. Son vestiaire est préparé. Fernand semble satisfait mais toujours grand seigneur, aimant ses aises et le calme, il demande une chambre individuelle alors que dans l’unité il occupe une chambre à trois lits : « Je serai content de partir d’ici, on est à l’étroit. » Il doit y entrer une semaine plus tard.
Or, Fernand n’a pas assez de revenus et les papiers nécessaires ne sont pas complets. Il gagne 600 euros par mois et a économisé 15 000 euros. Il ne peut pas prétendre à une aide du Conseil général car il ne dépend d’aucune région. Une aide d’état est donc demandée. Il faut deux à trois ans pour l’obtenir. Heureusement, la maison de retraite est prête à le recevoir et à attendre le déblocage. Il faut également que son tuteur parisien demande le transfert de la mesure de tutelle dans le Vaucluse. Le dossier est tellement complexe que la date de report est finalement bienvenue.
Fernand ira bien à La Vie radieuse mais il lui faudra attendre encore un peu, ce qui lui convient tout à fait.
Il reste souriant et calme.
« C’est un complot, m’assène-t-il. »
Il reste distant et fermé trois soirs de suite.
Le psychiatre, vue l’évolution de Fernand, lève l’hospitalisation sous contrainte.
Nous reprenons nos discussions du soir.
Conclusion
« J’irai mieux lorsque l’on m’aura changé mon humeur vitrée. » Chaque soir, inlassablement, Fernand me fait la même réponse. Il part se coucher rapidement, la tête entre ses bras sous le drap, comme une tortue vautrée dans sa carapace. Il ne veut plus parler, ni entendre quoi que ce soit de plus. Il attend son départ, calme, déterminé, confiant. Le liquide dans ses yeux reste sec.
Qu’on puisse lui proposer un lieu de vie agréable et sécurisant, n’est-ce pas le plus important ? Il entretiendra des rapports cordiaux avec les gens autour de lui. Il ne manquera sûrement pas de tenter de convaincre quelqu’un de l’emmener consulter un ophtalmo qui lui changerait son humeur vitrée.
Marie-Claude Ibos, IDE, Montfavet
2018
XVI Rencontres de la CRIÉE : les 31 mai, 1er et 2 juin 2018
Nous avons, les années précédentes, travaillé sur « le Collectif à venir », ce qui nous a conduit à relire plusieurs séminaires de Jean Oury, mais aussi à revisiter la catégorie de l’imaginaire. L’enjeu des « praxis instituantes » pour reprendre le terme de Pierre Dardot et Christian Laval, nous a renvoyés à une première lecture de l’élaboration de Cornelius Castoriadis. Celui-ci produit très tôt la catégorie de l’imaginaire radical, à entendre dans ses deux acceptions : à la racine du sujet, mais aussi dans son inscription dans les« productions imaginaires du social-historique ». Là où Lacan mettait le symbolique, puis le Réel, au cœur de la problématique du sujet, Castoriadis place donc l’imaginaire radical, manière de se détacher très tôt du structuralisme, de tout déterminisme, et de ce qu’il appelle « la pensée héritée ». Il s’agit d’un tout autre imaginaire que celui du stade du miroir, puisqu’il évoque entre autres pour l’expliciter la possibilité d’envisager une composition musicale. Il s’agirait d’explorer cette piste de travail mais aussi toutes celles qui nous viennent de notre clinique des psychoses et des états-limites. De fait de nombreux auteurs, dès lors qu’ils se sont confrontés à la clinique, ont produit d’autres conceptions de l’imaginaire : que l’on pense au « premier rassemblement » (coming together) de Winnicott, à l’espace imaginaire de « l’autre scène » exploré par Octave Mannoni, à la gestaltung de Jean Oury, et à bien d’autres. Depuis longtemps nous nous y trouvons à notre tour confrontés quand il s’agit de restaurer « l’image inconsciente du corps »(G. Pankow) abimée d’un patient, sa capacité à rêver, à s’ouvrir à la possibilité de l’amour. L’importance que nous accordons à la narrativité, mais aussi aux productions plastiques des patients, à leur accès à un espace imaginaire fait partie de notre souci quotidien. Notre propre capacité à rêver, fantasmer ce qui se joue dans l’espace du transfert ne saurait se réduire au seul registre du symbolique, alors que nous nous préoccupons de l’ambiance, du sensible et du tact. Enfin nous ne pouvons plus penser ce qui se joue pour un sujet sans tenter de l’articuler avec ce qui se passe dans le Monde, et donc aux « productions imaginaires du social-historique ». Est-ce une autre manière d’envisager la « double aliénation », concept crucial de la Psychothérapie Institutionnelle ? Sans doute, mais en insistant aussi sur la nécessité actuelle de repenser notre réalité clinique et institutionnelle en prise avec une « nouvelle raison du monde »(P. Dardot et C. Laval) néolibérale. Une raison qui engendre une vision réifiée des sujets en souffrance, rabattement sur un imaginaire comptable, marchand, où chacun se trouve mis en concurrence avec tous.
Il nous resterait donc à repenser cette catégorie de l’imaginaire qui permet au sujet de soutenir une utopie concrète se passant de toute terre promise comme de toute réconciliation du sujet avec lui-même. Sans cette utopie, ce mirage nécessaire porté par l’illusion, comment pourrions-nous imaginer une vie désirable, condition indispensable pour un travail qui élabore avec la psychanalyse le rapport du sujet à son « désir inconscient inaccessible »?
Patrick CHEMLA
3e rapport de la DIRECTION DE LA RECHERCHE DES ETUDES DE L’ÉVALUATION ET DES STATISTIQUES, AGENCE NATIONALE DE SANTE PUBLIQUE, OBSERVATOIRE NATIONAL DU SUICIDE de Février 2018
à lire : SUICIDE Enjeux éthiques de la prévention, singularités du suicide à l’adolescence