Serpsy fait son cinoch
à l’Utopia, cinéma d’art et d’essai d’Avignon
le 24 novembre à 10 h 30
« Les chatouilles »
film d’Andréa Bescond et Eric Métayer
Doucement, la salle n°1 du cinéma Utopia d’Avignon, s’éclaire après la projection du film Les chatouilles d’Andréa Bescond et Eric Metayer. Le silence s’installe parmi la trentaine de spectateurs réunis ce samedi matin. Il va bien falloir parler. La gorge est encore nouée, les larmes au bord des yeux. Émotion et révolte mêlées. Eugénie, de l’Utopia lance la discussion. Personne ne s’en saisit, comme si chacun voulait encore un peu, rester en lui-même. Dominique me tend le micro « Peut-être que Madeleine peut dire un mot ? ». « Je voulais que ce soit une femme qui parle en premier. » Me dira-t-il plus tard.
Un film volcanique
Le film est un premier film. Le fond de l’histoire est autobiographique. Primé à Cannes en 2018, dans la catégorie « Un certain regard », il retrace le parcours d’une jeune femme ayant subi des actes pédophiles imposés par le meilleur ami de la famille, quand elle avait 9 ans. Une famille aimante, presque banale dans un milieu provincial de trentenaires actifs et bien insérés. Par petites touches, par un choix précis des mots et des chronologies qui s’enchevêtrent, le film rentre dans la complexité des relations qui se tissent entre les uns et les autres. Il révèle adroitement comment se fabriquent les faux semblants des relations dans la famille, la naïveté des parents et la violence sourde, quotidienne sous couvert d’amour ; les mots qui font mal, l’isolement de l’enfant, son mutisme et sa soumission face à son agresseur qu’elle ne juge pas comme tel au moment des actes. Puis la descente vers la drogue de l’adolescence volée. Les amitiés qui accompagnent la dérive. La rencontre avec une thérapeute disponible qui a eu la bonne idée d’installer son cabinet sur le chemin qui menait la jeune adulte à son cours de danse. L’instabilité et la rage durant ces années, avec le sexe et la nuit à outrance. Mais l’angoisse persiste. Difficilement, la parole se déverrouille. Comment trouver le courage nécessaire pour affronter les résistances familiales et leur cortège de dénis, et de mécanismes culpabilisateurs ? Enfin, la décision de soumettre le délit à la justice et de faire intervenir la loi.
C’est donc le récit d’un traumatisme qui cherche à se réparer. Mais surtout, et avant tout, il y a la danse qui imprègne tout le film car Odette, la petite fille, veut être danseuse étoile à l’opéra de Paris. Et cette danse parcourt tout le film, car Odette devient vraiment danseuse. Sa danse est généreuse, tendue, énergique, par moment envahissante. Elle lui permet d’ouvrir des espaces poétiques, psychiques, où les chronologies, les lieux et les gens se mélangent sans soucis de réalisme. Espaces de fantasmes permis, revendiqués même, par la thérapie engagée, où la réalité est modifiée, tordue, exultée, retravaillée, réappropriée.
Un film riche, où la plainte n’est pas de mise. Odette choisit le combat. Et c’est dans la rue qu’elle le mène parfois dans un style de Battle de hip hop. Elle, Odette la douce, la blonde, cygne blanc du lac des cygnes de ses rêves d’enfant.
Comment dire ?
Alors, quand je prends le micro, dans ce silence troublant qui suit la projection, je me lance et je parle de ce que je ressens. Cette émotion palpable dans la salle, qui nous étreint, nous allons avoir à la dépasser pour comprendre de quoi elle est faite. Qu’est-ce qui la constitue ? Elle est le signe de quoi ? C’est ce que permettront nos échanges. L’importance de ne pas se la coltiner seule, cette émotion car s’émouvoir n’est pas comprendre. Je parle en vrac. De Bruno Bettelheim, et du titre parlant d’un de ses livres, « L’amour ne suffit pas ». Non, l’amour ne suffit pas à protéger nos enfants, ni à protéger qui que ce soit d’ailleurs. Alors quoi ? La famille ? La mythologie nous enseigne depuis des millénaires qu’elle est le creuset de nos terreurs d’enfant, et de nos guerres intestines. La discussion démarre. Une dame à la haute coiffure blonde prend la parole réagissant sur cette affaire de l’émotion. « Déjà la reconnaître », dit-elle, « ne pas faire comme si elle n’existait pas. C’est important de lui laisser l’espace de se déployer. » Une autre dame embraye sur ce thème. Elle dira son indignation, évoquant un reportage passé à la télévision la veille à 23 h 30, sur les traumatismes sexuels vécus par des enfants. Ceux-ci, devenus adultes, témoignent dans le reportage. La veille dame s’enflamme. « Il faut faire quelque chose ! C’est terrible ce qui se passe ! Et il y en a beaucoup plus qu’on imagine. Des vies gâchées. Et ça se passe sous les yeux des parents qui ne voient rien ! Comment c’est possible ? Pourquoi les enfants ne disent rien ? D’ailleurs c’est souvent un membre de la famille qui touche les enfants. Ce n’est pas en passant ce genre de film tard en soirée qu’on va changer quelque chose. » C’est le premier mouvement de la discussion. L’indignation, la révolte.
Et après ?
Eugénie tente de passer le micro à une autre personne qui souhaite intervenir. C’est encore une femme qui prend la parole. « Moi, dit-elle, je me méfie quand j’entends dire des « il faut qu’on…, y a qu’à … Les choses ne sont pas si simple. J’ai surtout ressenti dans le film la place de l’art comme lieu de dépassement de soi. Ici on voit comment la danse lui permet de d’exprimer ses sensations qui l’angoissent. Je pense à Louise Bougeois et à son œuvre. » Á cette évocation, les œuvres intimes, familiales ou érotiques de la sculptrice se rappellent à notre mémoire, ainsi que quelques-unes de ses phrases bien senties : « L’art nous permet de rester sains d’esprit. » Et cela après 30 ans de psychanalyse. Ou encore, « En tant qu’artiste, je suis quelqu’un de puissant. Dans la vie réelle, j’ai l’impression d’être une souris derrière un radiateur. » Des artistes avant nous ont choisi de parler de leur condition de femme, plongeant leurs œuvres dans les douleurs, mais aussi les joies, de leur enfance. Elles l’ont fait avec rigueur, sans complaisance, sans qu’on les qualifie de niaises. Elles ont ouvert la route.
Une parole intime nous est confiée
Est-ce à ce moment-là, ou plus tard que du fond de la salle, là où il fait bien sombre, une voix grave et calme se fait entendre dans le micro. Doucement, lentement, elle nous raconte comment elle a vécu cet « enfer » au sein de sa famille. Comment elle a été détruite, sa difficulté à exister dans ce corps abusé. Comment elle s’est reconstruite. Ou bien est-ce après que deux jeunes femmes psychologues soulignent leur implication en tant que thérapeutes dans l’accompagnement des agresseurs, souvent eux-mêmes victimes d’abus dans leur enfance. La dame à la voix grave et posée, reprendra la parole un peu plus tard pour raconter comment elle a pu dire à ce père, au seuil de sa mort, qu’elle veut bien le soigner, mais qu’il n’attende pas qu’elle vienne le veiller, la nuit. La nuit, non, elle ne peut pas. Une forme de pardon ? Elle nous dit avoir décidé de parler en public pour rompre le silence depuis qu’elle est à la retraite. Elle travaillait dans l’accompagnement d’enfants en difficultés. Ce chemin douloureux qui a été le sien, lui a permis d’avoir une sorte de 6ème sens pour déceler la souffrance des autres,nous raconte-t-elle. Elle leur disait qu’ils pouvaient parler, lui parler. Elle pouvait les entendre, les aider. Ils ne devaient pas avoir peur de dire. Elle l’a aussi raconté à ses fils, pour qu’ils soient avertis. L’émotion est palpable dans la salle. Des femmes baissent la tête.
Nous revenons au film. Son énergie, son humour, sa fantaisie sont repérés comme salutaires. Pas de ton larmoyant, pas de pathos, mais de la précision dans les détails. Nous abordons le personnage de la mère, jouée magnifiquement par Karin Viard. Un homme prendra la parole pour parler de cette mère du film. Comment elle lui est apparue froide, presque cruelle par moment. Sauf au moment, où elle découvre du sang sur la culotte de sa petite fille. Sang qu’elle imagine être les débuts de la puberté de sa fille. Son émotion est vite camouflée derrière des conseils de lavage pour éviter que le sang ne tâche le coton. C’est la seule fois où l’on voit la petite fille tenter dire quelque chose. La mère n’est déjà plus là. L’homme qui parle dit : « Tout ce qui est dans ce film est vrai. » Les jeunes psychologues repèrent plusieurs séquences où la mère semble en souffrance, se défendant de cette souffrance par un comportement distant, voire cynique. « Mais que vont dire les gens maintenant ? Qu’on t’a vendue à notre meilleur ami ? Tu y as pensé à nous, à sa femme, à ses enfants ? Á tout ce que tu détruis, juste pour quelques doigts dans une chatoune ?
Léa, notre collègue de serpsy aborde la notion d’incestuel. Cette ambiance insidieuse, tout autant toxique que l’inceste, qui règne dans certaines familles. Le fantasme du viol, et ses représentations sont autant de trauma dans le réel que des actes avérés. Les variations de l’intrusion sont protéiformes. Grande découverte de Freud devant la multitude des « révélations » de ses patientes qu’il traitait en analyse.
Dans le film, bien d’autres sujets sont abordés : la drogue comme anxiolytique, l’amitié qui soutient la rage de vivre, les jeux de l’imaginaire qui inventent des espaces oniriques offerts au spectateur comme autant de pas de côté qui sauvent. La fantaisie, l’art, comme des énergies libres et contagieuses. Bien sûr, ce n’était pas le lieu de les approfondir. Nous les avons à peine nommés, juste effleurés.
Le micro passait d’un spectateur à l’autre, sans que nous ayons à dynamiser les échanges. La discussion prenait dans la salle, nous en faisions partie. Une dame nous interroge, nous soignants. « Que pouvons-nous faire face à ça ? » Elle parlait des actes pédophiles. Dominique prend la parole. Parler est une des réponses. En parler. Nommer les choses par leur nom. Se parler. Lever la chape de silence. En public, comme nous le faisons dans ce cinéma Utopia aujourd’hui, pour que ces histoires traumatiques individuelles puissent s’extraire du lieu familial du non-dit, de la honte, et de la répétition. Les lieux du soin, de la psychiatrie sont des lieux d’accueil possibles pour ces souffrances-là. Les infirmières que nous sommes, sont là aussi pour ça.
Madeleine Jimena Friard, Serpsy