Docteur
Jean-Marc HENRY
Préambule
Je
voudrais remercier le Docteur Sophie Sirère qui, au nom d’une
vieille amitié, m’a fait l’honneur de cette invitation, ainsi que
les organisateurs qui lui auront fait confiance. Cette intervention
relève plus du défi que de la routine et lorsque le sujet m’en a
été proposé « le corps dans la psychose », mon premier sentiment
fut celui de l’incompétence. Mais après tout, l’on n’écrit pas
toujours pour dire ce que l’on sait mais aussi parfois pour savoir ce
que l’on pense.
Introduction
L’actualité
du corps dans la schizophrénie est presque entièrement absorbée
par la question cruciale de la santé physique de ces personnes. Les
enjeux sont évidemment considérables. Ils se déclinent en termes
de qualité et d’espérance de vie, d’années de vie sauvées mais
aussi d’égalité d’accès aux soins, de droit à la santé, de
solidarité.
Mais
j’ai cru saisir dans la commande et l’argument de cette journée une
invitation à s’extraire de cette vision médicale, une incitation à
aller au-delà de la chair pour évoquer les aspects subjectifs d’un
corps tel que nous le vivons, dans la complexité où il se donne :
tout à la fois support silencieux de notre présence, lieu de notre
subjectivité, instrument dont nous pouvons disposer ou bien qui
s’évertue à nous échapper. L’ambition est donc le corps vivant
et nous tenterons de le saisir dans une visée phénoménologique.
Parler ainsi du corps dans la schizophrénie peut sembler futile,
comme un supplément d’âme suranné témoignant des dernières
convulsions d’une psychiatrie d’arrière-garde. Pourtant, la
phénoménologie cherche à élucider dans toute existence des
équilibres anthropologiques à l’œuvre chez tous les hommes. Elle
est donc essentiellement un instrument de rapprochement, de
compréhension et donc de déstigmatisation. Rapprocher, comprendre,
déstigmatiser : trois ambitions assurément utiles, peut-être
autant que la bonne santé physique des personnes concernées,
certainement toujours d’actualité.
La
phénoménologie ayant besoin de s’enraciner dans l’expérience
sensible, nous nous proposons d’aborder le thème au travers de deux
types de situations que nous rencontrons dans un service d’urgences
psychiatriques, deux façons pour le sujet schizophrène d’engager
son corps dans le monde, deux modalités qui ne sont certes pas
pathognomoniques de cette maladie mais que nous espérons assez
spécifiques pour que s’y manifestent des traits essentiels de la
corporéité. La première est rare et dramatique car son issue
mortelle laisse peu d’occasion de rencontrer les survivants : il
s’agit de la défenestration, plus précisément, de la
précipitation. La seconde, souvent plus heureuse, se dissimule sous
le terme générique de voyage pathologique. Elle nous permet de
rencontrer de grands voyageurs schizophrènes dont certains
pourraient dresser un guide des services d’urgences européens dont
ils sont de grands usagers.
Le
voyage pathologique
Voyage
pathologique-voyage thérapeutique
Le
voyage pathologique, réputé sous-tendu par un motif délirant, est
plus souvent un voyage fait dans un contexte de pathologie, le délire
n’épuisant certainement pas les motivations que nous pouvons
rencontrer. En première approche, à la façon d’un Esquirol
classant les délires par thème, nous pourrions décliner les
motivations apparentes du voyage pour esquisser une typologie du
voyageur:
• Impulsif
: prenant le train dans un moment de conflit, absorbé par sa colère,
parfois boudeur et se préoccupant peu de ses capacités de retour,
il veut souvent punir de son absence ou montrer sa réprobation. Il
n’est pas décompensé mais se retrouve dans une situation qui
dépasse ses capacités d’adaptation. Quelques nuits dans la rue,
sans dormir et sans traitement peuvent avoir facilement raison des
équilibres les moins fragiles et conduire aux urgences.
• Réfléchi
mais radical : il part pour trouver du soleil, rompre avec
l’insupportable sujétion à l’autorité de son tuteur, tente
d’échapper à une équipe de soins vécue comme intrusive. N’ayant
rien à perdre, il quitte Lille pour Marseille, comme autrefois on
quittait la vieille Europe pour les Amériques. Il se retrouve
rapidement sans argent et sans possibilité d’en obtenir, ne pouvant
ni rester ni rentrer, l’angoisse et la désorganisation grandissantes
le conduisent aux urgences. Il fait parfois des allers-retours dans
le même contexte, montrant ainsi sa constance et peut devenir un
habitué des urgences lorsqu’il séjourne dans la ville, comme les
VRP avaient autrefois leurs habitudes dans certains hôtels de
province.
• Maniaque
: voyageant en première classe pour aller rejoindre un destin
fabuleux, attiré par Marseille, ville-monde à l’ampleur conforme à
ses ambitions, il y fait parfois étape avant Rome, Barcelone ou
Berlin…
• Délirant
: fuyant précipitamment ses persécuteurs à Paris, il se retrouve à
Marseille, terminus Saint-Charles, dans un sentiment de guerre
urbaine et de catastrophe imminente, il se précipite parfois chez la
police ferroviaire pour chercher protection.
• Halluciné
: obéissant à ce qu’il croyait comprendre des injonctions
hallucinatoires pas toujours très claires, il se trompe de train à
force de tendre l’oreille, voulait aller à Nîmes et se retrouve à
Marseille, perdu et angoissé.
• Désorganisé
: il ne sait plus comment ni pourquoi il a pris ce train et le
contrôleur aura appelé les secours devant ce voyageur mutique et
pétri d’angoisse, resté tapi au fond de la rame d’un TGV vidé de
ses occupants.
• Optimiste
: il s’est rendu à l’étranger en bonne santé, y tombe malade. Le
rapatriement prévu pas sa compagnie d’assurance, s’arrête dans le
CHU le plus proche de l’aéroport. Venu du bout du monde, il échoue
à Marseille bien que vivant à Bourges. C’est plutôt une pathologie
du voyage qu’un voyage pathologique.
• Voyageur
de profession. Il parcourt la France, accumule les contraventions
pour défaut de titre de transport, est connu de tous les services
d’urgence de France. Il aura lassé toutes les équipes qui auront
tenté de l’accompagner, en l’occurrence de le confiner dans un
mode de vie sédentaire dont il ne veut pas.
Cette
typologie nous montre que, là où nous avons trop rapidement
tendance à voir l’expression d’un trouble, le voyage est souvent
vécu par le patient comme une issue, une tentative d’émancipation :
échapper à ses persécuteurs ou à sa condition, donner suite à
une ambition pressante pour la soulager, obéir aux voix pour
qu’elles se taisent enfin, tout simplement voyager pour vivre… Le
voyage pathologique apparaît moins comme l’expression du trouble
mais déjà comme une volonté de s’y soustraire. Voyage
thérapeutique alors, plutôt que voyage pathologique? A l’évidence,
les tentatives thérapeutiques ne sont pas toutes opportunes ni
couronnées de succès, que le prescripteur soit le malade lui-même
ou un médecin. L’échec de l’entreprise n’en modifie pourtant pas
l’intention initiale et ne nous exonère pas de la comprendre comme
telle : en quoi le voyage est-il thérapeutique ?
Voyage
et subjectivité
Si
nous poursuivons cette vague intuition que le voyage permet de
restaurer quelque chose, pourrions-nous préciser quoi et comment?
Pourrions-nous établir les principes et modalités d’action d’un tel
traitement? Avant tout et plus généralement, que vaut le voyage
pour chacun d’entre nous? Que nous fait-il?
Le
voyage est constamment une promesse de bénéfice subjectif,
d’accomplissement de soi que nous nous tournions vers les poètes («
Heureux qui comme Ulysse.. »…), la croyance populaire (« Les
voyages forment la jeunesse »), la multitude des romans, ceux que
nous lisons en voyage et ceux qui nous font voyager ou bien encore
l’industrie touristique et son iconographie de bonheur ultime apporté
par le voyage. Manifestement, si le voyage nous dépayse proprement,
nous portant au- delà de notre espace naturel, il nous transporte
aussi aux frontières de nous-mêmes.
A
l’évidence, pas de voyage sans déplacement, mais cette condition
nécessaire n’est pas suffisante. Ainsi le photographe Henri
Cartier-Bresson affirme-t-il dans son livre « Images à la Sauvette
» avoir beaucoup circulé mais ne pas savoir voyager. Pour que le
déplacement devienne voyage il doit être double : déplacement
géographique du corps dans l’espace, déplacement subjectif qui
interroge justement les modalités de sa propre constitution. Ces
deux dimensions du voyage (que nous pourrions nommer par simplicité
déplacement et décentrement) sont relativement indépendantes l’une
de l’autre. Des formes prototypiques de voyage peuvent parfaitement
les illustrer. Par exemple, le voyageur de commerce, obligé de
déplacer géographiquement son corps, cherche à se protéger de
toute mise à l’épreuve subjective, réduisant le plus possible
tout effet de surprise, dormant dans les mêmes hôtels, dédiés
bien à propos (Hôtel du Commerce, Hôtel des Voyageurs), s’arrêtant
dans les mêmes tables, tissant autour de lui une quotidienneté
d’habitudes qui l’installe chez lui partout, à l’abri de tout
décentrement.
De
façon similaire, une certaine forme de tourisme actuel, dans
laquelle tout effet de nouveauté et de surprise serait sinon banni
du moins fortement encadré, où l’on prendrait soin d’aller dîner
dans des restaurants à l’autre bout du monde mais dont on
connaîtrait la carte et la qualité des mets à l’avance, qui nous
auront été recommandées par une communauté virtuelle de voyageurs
avertis, laquelle nous guiderait aimablement dans un espace
géographique sûr mais aplani, voire écrasé par l’excès d’une
prévenance mortifère. Nous ne sommes pas loin de la critique du
Guide Bleu formulée par Rolland Barthes et qui dénonçait le «
pittoresque » comme cette zone à l’exotisme contenu, à
l’originalité policée, forme convenue du voyage qui n’en serait
déjà plus un. Le bénéfice subjectif résiderait ici uniquement
dans le plaisir d’appartenir à la communauté des voyageurs et la
valorisation attribuée à ce type de consommation. Ce qui pourrait
donner, sans caricaturer beaucoup, cette conversation archétypique «
Et vous? Vous avez fait le Mexique? – Non, mais c’est prévu pour
l’an prochain! ». Ce type de voyage renforcerait notre identité
d’homme social, appartenant à la communauté des hommes où être
soi c’est être comme tout le monde sous la forme de l’homme en
général, du On heideggérien (Das Mann). Voilà donc un type de
voyage qui se limiterait au déplacement et nierait tout
décentrement.
A
l’opposé, on pourrait citer ces voyages où le déplacement
importerait moins que le décentrement, ceux où la recherche
explicite des limites physiques ou subjectives serait l’objet même
du périple, dans un refus revendiqué de tout ce qui se fait déjà.
Le péril de sa vie peut venir cautionner l’authenticité du
questionnement et mettre en péril le corps physique plutôt que la
subjectivité, comme par erreur, dans une confusion
ontico-ontologique. Les conquérants de l’extrême qui gravissent
des montagnes comme personne, qui traversent en solitaire des étendus
glacées, qui s’immergent totalement dans une communauté humaine
parfaitement étrangère, ne cherchent qu’à s’éprouver
identitairement, soi-même comme nul autre. Le déplacement n’est
alors que l’occasion du décentrement.
De
façon plus contingente, la rencontre inattendue effractant les
habitudes d’un sujet sur un mode traumatique, le plongeant dans
l’effroi, pourrait être la forme ultime d’un décentrement sans
déplacement. Ainsi de l’expérience esthétique de Stendhal dans
laquelle la rencontre avec l’œuvre d’art bouleverse l’ordre
émotionnel, le contact affectif avec le monde, poussant
littéralement le sujet hors de lui et hors du monde dans un
mouvement conjoint de dépersonnalisation et déréalisation. Le
voyage à Florence de Stendhal ne trouve de sens que dans ce
décentrement.
Entre
ces formes paradigmatiques des voyages-déplacement et des
voyages-décentrement, les voyages, ceux que nous faisons
effectivement, s’inscrivent toujours dans un mélange plus ou moins
désiré, plus ou moins confus et finalement plus ou moins heureux,
de décentrement et de déplacement.
Sur
le décentrement :
Le
voyage – le vrai pourrions-nous dire – tire cette opportunité
privilégiée d’interroger notre subjectivité de son pouvoir
d’ouverture à un champ d’expérience entre le propre et
l’étranger. Celle-ci surgit de l’artifice du voyage qui entame
notre carapace, celle des habitudes du quotidien. Il nous déracine
du monde commun où nous baignons d’ordinaire, n’y prenant garde,
soutenus des évidences naturelles de ce qui va de soi. Le voyageur
éprouve alors cette indubitable expérience de l’étranger dans
cette expérience renouvelée de soi. Mais si le dépaysement y est
possible, c’est sans doute aussi et avant tout dans le pouvoir
d’exposition de notre propre étrangeté. Pour Merleau-Ponty, cet
entrelacs entre l’étranger et le propre est permanent, constitutif
du sujet et corporellement déterminé. Il y voit la manifestation du
caractère toujours fuyant d’un corps qui nous échappe, que nous ne
pouvons jamais maîtriser tout à fait. Merleau-Ponty nous installe
ainsi dans l’inconfort d’un corps propre qui ne l’est jamais
complètement. L’expérience de l’étranger n’est donc pas uniquement
une affaire topologique. Bernhard Waldenfels nous suggère que «
l’expérience de l’étranger ne signifie ainsi pas seulement que
nous rencontrons de l’étranger; l’expérience de l’étranger
culmine dans un devenir étranger de l’expérience elle-même ».
Le voyage nous ouvre ainsi nécessairement à des manifestations de
dépersonnalisation-déréalisation.
Sur
le déplacement :
Voyager
c’est sortir de son territoire, de ses habitudes, de sa langue. Ce
déplacement est la condition nécessaire du voyage. Elle ouvre une
parenthèse, elle propose de suspendre au moins temporairement nos
modalités constitutives, nos soucis, nos projets. C’est parce que le
voyage nous soustrait à la contingence qui nous contraint
d’ordinaire et nous définit qu’il interroge essentiellement ce que
nous sommes. Il fonde ainsi cette intuition largement partagée qu’il
pourrait nous révéler dans ce que nous serions essentiellement.
Si
le déplacement permet de sortir de sa quotidienneté, le mouvement
serait aussi porteur, en lui-même, d’un vécu de liberté. C’est
la liberté de résister au surgissement du monde par le mouvement.
Apparaître est un mode d’être essentiel de l’homme. Apparaissant
au monde, nous sommes soumis à la pression physiognomique du regard
d’Autrui. Le corps vivant apparaît bien au-delà du soma qui le
délimite. Je suis partout où se porte ma parole et mon regard mais
aussi dans la fumée de ma pipe ou le bruit de mon pas. Inversement,
Autrui s’étend jusqu’à moi, bien au-delà de son enveloppe
corporelle, et m’atteint par son regard dans une poussée annexante à
laquelle le paranoïde ne peut résister. Résister à cette pression
insistante des forces physiognomiques, c’est là l’enjeu que chacun
doit relever continûment sous peine de succomber au syndrome
paranoïde. Selon Straus, la stance (Stand), les propriétés
posturales et dynamiques de l’homme lui permettent de prendre
distance de ce qui l’entoure. Mais le langage atténue également
l’insistance des choses. Il me permet de les transformer en concept.
La
stance pourrait donc aussi nous protéger d’un vécu délirant de
sur-proximité d’un monde que nous ne pourrions plus tenir à
distance. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des idées
délirantes de persécution surgir d’un vécu dépressif
d’incapacité à se mouvoir assorti d’un grand ralentissement
moteur. Il arrive également de voir émerger des premiers accès
délirants de persécution au cours de périodes d’alitement
prolongé imposées par une condition médicale. Il y a donc dans la
stance une accession à soi sous la forme du refus, une proximité
entre un « je peux » heideggérien et un « je me meus ».
Voyage
et monde
Le
voyage est aussi un questionnement sur le monde, en tout cas
l’occasion d’aller éprouver ce qu’est le monde. Erwin Straus
évoque cette double forme de la fréquentation du monde et qui nous
ouvrirait à deux types de contacts, à deux espaces vécus
différents. Il distingue ainsi l’espace géographique, ordonné
par une préoccupation industrieuse, normé et limité. C’est le
monde commun, celui du moi empirique, du langage et des réalités
constituées. A l’opposé s’ouvre l’espace du paysage lieu
d’une communication préréflexive avec le monde, fondateur pour
Straus de l’espace esthétique. C’est le lieu d’une intimité vécue
avec le monde, issue d’un contact désintéressé et qui nous fait
simplement dire « j’en suis ». Il s’agit d’une modalité de la
présence non thématisée, non limitée et non orientée dans
l’espace. Ce type de contact vital peut être qualifié de vécu
atmosphérique et nous pourrions sans doute le rapprocher de l’espace
affectif que Tellenbach développe. L’apparaître, le surgissement,
le visible et donc le regard, la direction et la distance n’épuisent
pas toutes les expériences de notre ouverture au monde. Dans Goût
et Atmosphère, Tellenbach envisage la connexion homme-monde dans ce
qu’elle peut avoir de plus originelle. L’odeur y tient une place
particulière en tant qu’elle nous ouvre à un monde où les objets
ne sont pas encore constitués. Dans le sentir, le monde se dévoile
comme totalité échappant à la représentation. Par la respiration
et l’odorat, il nous pénètre et témoigne d’une continuité entre
intérieur et extérieur. L’espace qui se révèle ici n’est pas
métrique. Les distances soi-monde sont abolies, faisant
fondamentalement du sentir le sens de la proximité et de l’intimité,
l’instigateur d’une confiance primordiale dans le monde. Comment
méconnaître l’importance des odeurs dans le voyage? Du point de
vue de l’intentionnalité husserlienne, on peut sans doute voir dans
ces manifestations l’aube de la conscience constituante. Il y a dans
l’atmosphérique, ouverture, ébauche de soi et du monde sans qu’une
direction intentionnelle précise ne permette de dégager une forme
constituée. Nous pourrions dire qu’il y a plus ici « ouverture de
», qu’il n’y a « ouverture à ». Nous sommes en présence d’une
manifestation du sujet transcendantal pas encore complètement
brouillée par sa tâche de réalisation du moi empirique.
Le
voyage est donc aussi cette forme privilégiée ouvrant un contact
renouvelé avec le monde, plus primordial, plus affectif, plus
esthétique et désintéressé.
Vertus
thérapeutiques du voyage
Nous
l’avons vu, voyager nous sollicite au-delà de la curiosité et
peut nous exposer de diverses manières de sorte que nous ne devrions
pas parler du voyage mais des voyages. Les personnes souffrant de
schizophrénie n’échappent pas à cette diversité. Les vertus
thérapeutiques sont sans doute très différentes pour cette
personne fuyant ses persécuteurs ou celle-ci qui, depuis des années,
s’est installée dans ce qui nous apparaît un mode de vie marqué
d’une errance inconfortable voire dangereuse.
Les
voyages des schizophrènes sont donc moins pathologiques que
profondément humains. L’illusion du schizophrène pensant fuir ses
voix dans le voyage est-elle si différente de celle du cadre
cherchant à fuir ses soucis professionnels mais qui ne parvient pas
à renoncer à son smartphone? En quoi l’inconséquence du
schizophrène cherchant à s’établir sur Marseille sans
préparation et présumant de sa capacité à le faire serait-elle
différente en nature de celle de l’alpiniste s’engageant dans
une voie où il restera bloqué? C’est davantage une différence de
proportion plus que de nature qui permet à Ludwig Binswnager
d’évoquer la présomption – c’est-à-dire cette tendance à
faire des projets présomptueux, coupés de sa base d’expérience –
comme une des trois formes manquées de la présence schizophrénique.
Blankenburg
introduit comme phénomène essentiel de la schizophrénie la perte
des évidences naturelles c’est-à-dire la perte de cette constante
présomption de la permanence du style constitutif du monde, celui du
monde commun des évidences partagées. Que ce sol se dérobe dans la
schizophrénie peut nous permettre de comprendre la quête inlassable
de certains patients pour tenter de retrouver un monde, un espace
d’appui en deçà du monde commun, plus primordial, plus affectif,
plus solitaire ? L’espace du paysage pourrait bien constituer une
forme de suppléance au dérobement du monde commun. La perte de
cette communauté des évidences naturelles pourrait également
conduire à des formes de suppléances d’une communauté minimale,
celle éprouvée par exemple dans la nostrité alcoolique. Parfois,
errances et ivresses se mêlent dans une double suppléance,
cherchant un appui sur un monde affectif dans le voyage et une
collectivité primordiale désengagée de tout projet dans l’illusion
communautaire de l’alcool.
La
précipitation
Pour
en venir au second point de notre propos, la précipitation d’une
grande hauteur, deux éléments épidémiologiques justifient de
notre intérêt. Parmi les modalités du suicide la précipitation
est un phénomène rare représentant environ 6,5% de la mortalité
du suicide, loin derrière la pendaison (50%), l’intoxication (25%)
ou la mort par arme à feu (10%). C’est d’autant plus étonnant
quand l’on songe à l’influence classique de la disponibilité du
moyen sur la nature du passage à l’acte (ainsi par exemple du
suicide par arme à feu chez les policiers, du suicide médicamenteux
chez les médecins ou du suicide par ingestion d’organophosporés
en population rurale du sud-est asiatique). Or dans notre monde
contemporain essentiellement urbain, les lieux de grande hauteur
facilement accessibles sont légion et s’ajoutent aux nombreuses
falaises périurbaines de notre région. J’avoue ne pas avoir
d’hypothèses sur cette sorte de résistance anthropologique à une
modalité suicidaire largement disponible. Pourtant, dans la
schizophrénie cette modalité suicidaire est fréquente, de 25% à
40% des suicides en fonction des séries. Les explications ne
manquent pas s’appuyant généralement sur l’impulsivité ou bien
la pression d’injonctions hallucinatoires. Mais ces explications ne
paraissent pas complètement convaincantes. D’autres maladies se
caractérisent en effet par une forte impulsivité : les états
mixtes des troubles bipolaires, certaines formes de dépression
associées à des prises d’alcool, des troubles de la personnalité
marqués par un dyscontrôle émotionnel et pulsionnel. La
précipitation y est pourtant rare. Quant à la pression des
injonctions hallucinatoire, classique élément clinique
d’explication du passage à l’acte, relevée dans toutes les
expertises, est peut-être plus problématique que ce que l’on en
retient ordinairement. D’abord, il n’existe aucun élément dans
la littérature permettant d’apprécier la valeur prédictive
positive d’un tel symptôme quant à un passage à l’acte.
Ensuite certains auteurs, dont Arthur Tatossian, soulignent que les
hallucinations et le délire, s’ils peuvent être un motif propre à
l’action, le sont en quelque sorte par erreur. La règle étant que
l’univers délirant et la réalité mondaine sont souvent des
mondes dissociés, comme l’indiquait pour sa défense le Président
Schreber, soulignant que son royaume n’était pas de ce monde et
qu’il était possible d’être la femme de Dieu et un juge
rigoureux. Le délire et les hallucinations ne seraient généralement
pas un motif propre à l’action selon ses auteurs. Il n’est donc
pas certain que l’excès de suicide par précipitation dans la
schizophrénie soit entièrement imputable à des exceptions à cette
règle.
Je
me souviens de ce jeune homme rencontré après un saut du 6ème
étage d’un immeuble, ayant miraculeusement survécu sans aucune
fracture, sauvé par une splénectomie d’hémostase. Au moment des
faits, il était dans sa chambre, convaincu de l’imminence de
l’arrivée de ses persécuteurs qu’il sentait roder à la porte
de l’appartement. La certitude de leur irruption, l’horreur de la
mort imminente, lui fît entrevoir dans la fuite par la fenêtre la
seule issue possible. La certitude de la mort consécutive à la
chute ne l’a pas effleuré. Il savait pourtant «
intellectuellement » que ses chances d’en réchapper étaient
minces mais affectivement, sensoriellement, le saut apparaissait
comme une issue naturelle, évidente, presque sans audace. Difficile
de comprendre ce manque de conscience au moment de l’acte.
Peut-être des phénomènes de dépersonnalisation et déréalisation
modifiaient-ils la perception du poids corporel. Peut-être aussi ce
geste s’est-il fait avec cette tranquillité déroutante en raison
d’une modification de la spatialité vécue. La surproximité
délirante des persécuteurs, le vécu d’acculement, où qu’il
soit, donnait à cet homme un sentiment de rétrécissement de
l’espace, de contraction du monde et d’oppression. Peut-être
aussi que la perte des évidences naturelles, la nécessité de
continument reconstruire un monde qui ne va pas de soi, donnaient à
ce jeune homme un sentiment constant de dérobement qui n’était
pas uniquement psychique mais également corporel, l’inscrivant
dans l’incertitude d’un monde sans sol sur lequel s’appuyer, à
partir duquel se déployer, existentiellement, corporellement.
Rappelons enfin ces vécus de passivité et d’écrasement infligés
par les hallucinations dans lesquels aucune manoeuvre exploratoire ne
permet d’échapper à la saturation sensorielle, toujours là,
totale, sans possibilité ni de s’y soustraire dans la fuite ni de
l’enrichir dans des manœuvres exploratoires. Le mouvement,
excessif, total, absolu, de projection de soi apparait comme une
tentative ultime et désespérée de s’extraire de la passivité
hallucinatoire pour renouer avec un je peux, fut-ce au péril de sa
vie comme chez ces explorateurs de l’extrême.
Conclusion
Le
voyage et la précipitation nous ont donc permis d’interroger
l’engagement corporel mais aussi subjectif dans la psychose. Le
voyage pathologique nous apparait dans une dimension nouvelle, digne
d’intérêt, invitant à nous y pencher vraiment, sans le réduire
à un symptôme attendu de la maladie. Il devient propre à engager
une relation thérapeutique. Probablement certains schizophrènes
cherchent-ils à voyager pour échapper à leurs idées délirantes
comme les voyageurs de commerce cherchent à solder leurs
marchandises : sans rien changer de soi. Le voyage ne serait alors
effectivement que le symptôme de la maladie là ou du métier ici.
Mais la plupart du temps le voyage pathologique est un vrai voyage.
Il témoigne d’un engagement subjectif, de la recherche d’un
contact renouvelé avec le monde, de la quête d’un arrière-plan,
d’une ouverture, cherchant à retrouver l’aube d’une
intentionnalité constituante et sans doute à renouer dans le
mouvement avec un « je peux ». Quant au voyage ultime de la
défenestration, il nous indique ce que signifie corporellement
l’absence de sol vécu, de point d’appui, d’arrière-plan
existentiel à partir duquel se déployer. Il dit comment le délire
n’est pas qu’une idée incorrigible mais aussi une maladie
corporelle où, sur-proximité délirante et rétrécissement de
l’espace vécu permettent de comprendre l’inimaginable d’un
saut assurément mortel mais qui pourrait sauver.